dimanche 21 octobre 2012

Peut-on ne pas croire en la Justice? (version light 2)


Il est donc possible de ne pas croire au droit Naturel dans la mesure où se manifeste toujours dans cette croyance quelque chose « d’auto-proclamé », c’est-à-dire que chaque civilisation s’estime porteuse du seul et véritable droit universel. Chaque modèle de société croit honorer les valeurs universelles selon le critère desquelles il est possible de juger les autres. Ce risque est particulièrement actif pour la France puisque c’est dans la déclaration des droits de l’homme que se trouve la première mention laïque et juridiquement efficiente du droit naturel. L’année dernière, l’affirmation du ministre de l’Intérieur de l’époque : Monsieur Claude Guéant, selon laquelle : « Toutes les civilisations ne se valent pas. » est particulièrement représentative du danger et du fourvoiement dans lequel la nature auto-proclamée du droit naturel peut faire tomber des personnes porteuse de très haute responsabilité. (cf dans le blog « Toutes les civilisations se valent-elles ? »)
Mais est-il possible de ne pas croire non plus au droit positif ? On peut répondre en un premier temps : « Evidemment oui » puisque chacun de nous a à l’esprit des exemples d’erreurs judiciaires, ou de lois notoirement injustes (même si la question se pose de savoir au regard de quelle justice puisque nous venons de montrer à quel point la notion de droit naturel était « glissante » et relative). La question ne se pose pas tant au sujet de décisions ou de lois précises que pour l’esprit de ces lois ou si l’on préfère la représentation de la vie en société que rend possible son quadrillage par les lois. Lorsque nous sommes sanctionnés pour une infraction plus ou moins forte aux lois de notre pays, nous protestons vaguement mais nous savons bien, au fond de nous, que quelque chose de nécessaire s’exprime au travers de notre punition et finalement c’est de tout cœur que nous adhérons au principe en vertu duquel nous allons être réprimés. Ce qui s’exprime dans l’application de la loi, c’est la notion d’égalité et nous ne pouvons pas ne pas trouver juste que cette loi s’impose à nous dans toute sa rigueur comme elle s’applique dans les mêmes termes à chacun de nos concitoyens.
Si nous envisageons le caractère contradictoire de notre réaction face à la punition que le droit positif nous inflige parfois (à la fois résistance et consentement) sous l’angle des thèses de Hobbes, philosophe anglais (1588 – 1679), nous y reconnaîtrions la ligne de fondation du droit positif. Selon lui, tout homme est naturellement animé de deux mouvements : l’un le pousse à jouir de tout ce qui est nécessaire pour préserver sa vie, le second le conduit à s’interdire tout ce qui pourrait mener à sa propre destruction. C’est le contraire exact de la pulsion de mort évoquée par Freud. « L‘homme est un loup pour l’homme », c’est-à-dire qu’il est un être égoïste qui ne vise qu’à réaliser deux choses : 1) être en vie, 2) se détourner de tout ce qui pout l’empêcher de l’être. On serait tenté d‘affirmer que ces deux principes se ramènent à un seul mais on se fermerait alors à tout ce qui fait la richesse de cette conception du droit puisque c’est exactement dans l’espace de cette distinction entre un droit (celui d’exister) et une loi (s’interdire de ne pas exister) que Hobbes insinue non seulement le fait même du droit positif mais aussi le contrat par le biais duquel l’homme va passer d’un état de nature dans lequel il ne cesse d’être en guerre ouverte avec tout un chacun à un état civil dans lequel il jouira de la paix avec tous.
C’est bien parce que chaque homme comprend qu’aucun homme n’est suffisamment assuré de maintenir par la force son pouvoir sur tous les autres qu’il n’a pas d’autre choix d’accepter de confier son pouvoir à une instance souveraine, laquelle lui garantira en retour la sécurité. C’est cette énorme machine abstraite composé de tous les droits à exister de chacun que Hobbes appelle, en référence à un monstre de la Bible le « Léviathan », c’est-à-dire finalement l’Etat. Les hommes n’ont, les uns à l’égard des autres, aucun altruisme, aucun bon sentiment, mais c’est justement pour cela qu’ils sont contraints, non pas de « s’entendre », mais de se dépouiller de leur droit d’exercer sur les autres une quelconque puissance. Il n’est pas question pour eux « d’entendre raison » car ils ne sont dotés d’aucune nature raisonnable mais de réaliser le caractère nécessairement limité de leur capacité à se maintenir en vie par le seul effet de leurs propres forces. L’édifice entier d’une vie sociale régulée par les lois se trouve donc déjà inscrit en germe dans l’effectivité d’un instinct de sauvegarde et c’est en tant qu’il est fondamentalement un égoïste que l’homme comprend et consent à vivre dans un état civil.
A aucun moment, le citoyen ne fait directement droit à l’existence de son prochain, il ne reconnaît que son propre droit à l’existence mais en même temps il ne peut pas le reconnaître sans percevoir aussi ce qui le contraint de le protéger, soit la menace perpétuelle du droit de l’autre. Les droits de chacun ne cesseraient de s’opposer les uns aux autres si chacun d’eux n’étaient pas animé de la contrainte de se prémunir et c’est à cette contrainte que le Léviathan donne un corps. Aucun citoyen ne fait à un autre ce qu’il n’aimerait pas qu’on lui fasse (Matthieu VII, 12) mais non par amour comme y invite le message évangélique, plutôt par crainte, par peur de mourir, ou d’être lésé dans son droit.
Hobbes défend donc une conception du droit qui se situe exactement à l’opposé de celle d’Antigone ou d’Aristote. Il ne croit à aucun droit naturel, à aucune intuition donnée de ce qui serait universellement juste ou injuste. Rien n’est juste avant qu’une loi civile ne l’ait défini comme telle. Il n’existe en l’homme aucun sentiment moral qui précède la constitution et la prescription du droit positif. Selon lui, on doit ne pas croire à un droit idéal pour réaliser l’efficience du droit positif. La force des lois du droit positif vient de ceci qu’elles neutralisent les puissances du droit d’exister de chacun. Il faut donc que ces puissances se manifestent dans la virulence de leur égoïsme pour que cet égoïsme en tant qu’attachement à la protection de sa vie se rallie évidemment, nécessairement au droit positif. C’est donc précisément parce qu’il n’y a pas de droit naturel (au sens que la déclaration des droits de l’homme donnera à ce terme) qu’il y a du droit positif.
Toutefois, la conception entière du droit selon Hobbes s’appuie sur cette idée selon laquelle il existe en chaque être humain ce principe qui lui interdit de tendre vers tout ce qui pourrait conduire à sa propre destruction. Nous savons pourtant qu’il existe des maladies affectant l’organisme humain par le biais desquelles un système immunitaire se retourne contre le métabolisme du corps qu’il est censé défendre.  C’est ce que l’on appelle les maladies auto-immunes. Il est toujours possible de parler ici de dérèglement mais ce qui rend possible ce dérèglement consiste bien dans l’évidence de cette vérité en vertu de laquelle l’identité, le principe même de l’ego sur lequel s’appuie complètement la théorie de Hobbes est très loin de constituer une vérité biologique indiscutable.
Il est donc possible de ne pas adhérer à cette vision de rapports humains justement régulés par le droit positif comme neutralisation des égoïsmes. Faut-il donc renoncer à toute croyance en une justice ? En un sens ? Sommes-nous condamnés au Chaos ? Peut-être importe-t-il de saisir toute la puissance du chaos pour y puiser l’énergie nécessaire à la constitution éphémère, gratuite d’un Sens. « Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile dansante » dit le philosophe allemand Nietzsche. Peut-être nos vies n’ont-elles pas d’autre sens que celui d’être en cet instant présent « présentes ». C’est bien là le sens de cette réponse adressée par un déporté croyant à un déporté athée qui l’interrogeait sur la question de savoir comment sa foi résistait là, à Auschwitz, à l’évidence du chaos : « Je crois ici plus qu’ailleurs parce qu’il n’est nulle part plus nécessaire de croire que là où aucune raison ne semble nous y inviter » Si je crois à Dieu parce qu’il fait des miracles, cela signifie que j’ai besoin de preuves comme un scientifique a besoin de démonstrations pour fonder sa théorie mais Dieu n’est justement pas une théorie. Si croire a du sens, cela ne peut se concevoir qu’à partir de l’absence absolue de preuves et de raisons de croire. « Credo quia absurdum » : « je crois parce que c’est absurde » dit saint Augustin.
Il se pourrait après tout que la Justice nous place devant cette même contradiction. Nous avons à croire en la Justice parce que si nous ne le faisons pas, il ne fera alors aucun doute qu’en effet, elle ne sera pas. Il existe dans l’exercice même de notre droit positif le plus courant un certain type de décision de justice appelée « Jurisprudence » qui reprend parfaitement à son compte ce paradoxe. Lorsqu’un cas se révèle suffisamment nouveau et inattendu pour qu’aucune loi déjà inscrite dans le code pénal ne puisse s’y appliquer. La cour de justice doit rendre un jugement dont on dit qu’il fera jurisprudence. La loi conçue habituellement pour appliquer un principe général à un cas particulier est ici contrainte d’inverser la tendance et de fonder sur un cas particulier un principe général comme si toute affaire justifiait que le droit s’y réinvente, crée de nouveaux critères, bref s’improvise. C’est comme si la justice frôlait cet abîme vertigineux de ne plus pouvoir se fonder sur elle-même pour continuer malgré tout à s’exercer et peut-être là plus qu’ailleurs en tant que Justice. La justice cesse de s’auto proclamer pour se frotter enfin à la réalité dans l’évidence chaotique de sa plus grande confusion.
Nous n’avons pas cessé de réaliser à quel point la possibilité de ne pas croire en la Justice était effectivement tout à fait viable mais il est un point sur lequel nous sommes « heureusement » restés bloqués, c’est l’impossibilité de ne pas donner sens à cet instant de cela même, qu’en tant qu’instant « présent », il manifeste nécessairement l’effectuation d’une puissance, que celle-ci vienne d’un être supérieur ou seulement d’un être « là » importe peu, au final. Chacun de nous peut bien croire à une justice parce qu’il est effectivement là pour le faire. La Jurisprudence manifeste dans l’exercice pénal du droit ce moment de crise et de faillite pendant lequel le droit se fait dans le sentiment vertigineux d’un vide juridique dont il sait très bien que ce n’est pas « en tant que droit qu’il le comble » mais en tant qu’improvisation sur le droit comme un musicien qui fait ses gammes sur un thème. Il se pourrait alors que dans l’exercice précaire de cette justice « au cas par cas », quelque chose de sa vérité se révèle, à savoir que la croyance en la justice s’y réduise à la réalité « d’être juste une croyance ».

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