Il est donc possible de ne
pas croire au droit Naturel dans la mesure où se manifeste toujours dans cette
croyance quelque chose « d’auto-proclamé », c’est-à-dire que chaque
civilisation s’estime porteuse du seul et véritable droit universel. Chaque
modèle de société croit honorer les valeurs universelles selon le critère
desquelles il est possible de juger les autres. Ce risque est particulièrement
actif pour la France puisque c’est dans la déclaration des droits de l’homme
que se trouve la première mention laïque et juridiquement efficiente du
droit naturel. L’année dernière, l’affirmation du ministre de l’Intérieur de
l’époque : Monsieur Claude Guéant, selon
laquelle : « Toutes les civilisations ne se valent pas. »
est particulièrement représentative du danger et du fourvoiement dans lequel la
nature auto-proclamée du droit naturel peut faire tomber des personnes porteuse
de très haute responsabilité. (cf dans le blog « Toutes les
civilisations se valent-elles ? »)
Mais est-il possible de ne
pas croire non plus au droit positif ? On peut répondre en un premier
temps : « Evidemment oui » puisque chacun de nous a à
l’esprit des exemples d’erreurs judiciaires, ou de lois notoirement injustes
(même si la question se pose de savoir au regard de quelle justice puisque nous
venons de montrer à quel point la notion de droit naturel était
« glissante » et relative). La question ne se pose pas tant au sujet
de décisions ou de lois précises que pour l’esprit de ces lois ou si l’on
préfère la représentation de la vie en société que rend possible son
quadrillage par les lois. Lorsque nous sommes sanctionnés pour une infraction
plus ou moins forte aux lois de notre pays, nous protestons vaguement mais nous
savons bien, au fond de nous, que quelque chose de nécessaire s’exprime au
travers de notre punition et finalement c’est de tout cœur que nous adhérons au
principe en vertu duquel nous allons être réprimés. Ce qui s’exprime dans
l’application de la loi, c’est la notion d’égalité et nous ne pouvons pas ne
pas trouver juste que cette loi s’impose à nous dans toute sa rigueur comme
elle s’applique dans les mêmes termes à chacun de nos concitoyens.
Si nous envisageons le
caractère contradictoire de notre réaction face à la punition que le droit
positif nous inflige parfois (à la fois résistance et consentement) sous
l’angle des thèses de Hobbes, philosophe anglais (1588 – 1679), nous y
reconnaîtrions la ligne de fondation du droit positif. Selon lui, tout homme
est naturellement animé de deux mouvements : l’un le pousse à jouir de
tout ce qui est nécessaire pour préserver sa vie, le second le conduit à
s’interdire tout ce qui pourrait mener à sa propre destruction. C’est le
contraire exact de la pulsion de mort évoquée par Freud. « L‘homme est un
loup pour l’homme », c’est-à-dire qu’il est un être égoïste qui ne vise
qu’à réaliser deux choses : 1) être en vie, 2) se détourner de tout ce qui
pout l’empêcher de l’être. On serait tenté d‘affirmer que ces deux principes se
ramènent à un seul mais on se fermerait alors à tout ce qui fait la richesse de
cette conception du droit puisque c’est exactement dans l’espace de cette
distinction entre un droit (celui d’exister) et une loi (s’interdire de ne pas
exister) que Hobbes insinue non seulement le fait même du droit positif mais
aussi le contrat par le biais duquel l’homme va passer d’un état de nature dans
lequel il ne cesse d’être en guerre ouverte avec tout un chacun à un état civil
dans lequel il jouira de la paix avec tous.
C’est bien parce que
chaque homme comprend qu’aucun homme n’est suffisamment assuré de maintenir par
la force son pouvoir sur tous les autres qu’il n’a pas d’autre choix d’accepter
de confier son pouvoir à une instance souveraine, laquelle lui garantira en
retour la sécurité. C’est cette énorme machine abstraite composé de tous les
droits à exister de chacun que Hobbes appelle, en référence à un monstre de la
Bible le « Léviathan », c’est-à-dire finalement l’Etat. Les hommes
n’ont, les uns à l’égard des autres, aucun altruisme, aucun bon sentiment, mais
c’est justement pour cela qu’ils sont contraints, non pas de « s’entendre »,
mais de se dépouiller de leur droit d’exercer sur les autres une quelconque
puissance. Il n’est pas question pour eux « d’entendre raison » car
ils ne sont dotés d’aucune nature raisonnable mais de réaliser le caractère
nécessairement limité de leur capacité à se maintenir en vie par le seul effet
de leurs propres forces. L’édifice entier d’une vie sociale régulée par les
lois se trouve donc déjà inscrit en germe dans l’effectivité d’un instinct de
sauvegarde et c’est en tant qu’il est fondamentalement un égoïste que l’homme
comprend et consent à vivre dans un état civil.
A aucun moment, le citoyen
ne fait directement droit à
l’existence de son prochain, il ne reconnaît que son propre droit à l’existence
mais en même temps il ne peut pas le reconnaître sans percevoir aussi ce qui le
contraint de le protéger, soit la menace perpétuelle du droit de l’autre. Les
droits de chacun ne cesseraient de s’opposer les uns aux autres si chacun d’eux
n’étaient pas animé de la contrainte de se prémunir et c’est à cette contrainte
que le Léviathan donne un corps. Aucun citoyen ne fait à un autre ce qu’il
n’aimerait pas qu’on lui fasse (Matthieu VII, 12) mais non par amour comme y
invite le message évangélique, plutôt par crainte, par peur de mourir, ou
d’être lésé dans son droit.
Hobbes défend donc une conception
du droit qui se situe exactement à l’opposé de celle d’Antigone ou d’Aristote.
Il ne croit à aucun droit naturel, à aucune intuition donnée de ce qui serait
universellement juste ou injuste. Rien n’est juste avant qu’une loi civile ne
l’ait défini comme telle. Il n’existe en l’homme aucun sentiment moral qui
précède la constitution et la prescription du droit positif. Selon lui, on doit
ne pas croire à un droit idéal pour réaliser l’efficience du droit positif. La
force des lois du droit positif vient de ceci qu’elles neutralisent les
puissances du droit d’exister de chacun. Il faut donc que ces puissances se
manifestent dans la virulence de leur égoïsme pour que cet égoïsme en tant
qu’attachement à la protection de sa vie se rallie évidemment, nécessairement
au droit positif. C’est donc précisément parce qu’il n’y a pas de droit naturel
(au sens que la déclaration des droits de l’homme donnera à ce terme) qu’il y a
du droit positif.
Toutefois, la conception
entière du droit selon Hobbes s’appuie sur cette idée selon laquelle il existe
en chaque être humain ce principe qui lui interdit de tendre vers tout ce qui
pourrait conduire à sa propre destruction. Nous savons pourtant qu’il existe
des maladies affectant l’organisme humain par le biais desquelles un système
immunitaire se retourne contre le métabolisme du corps qu’il est censé
défendre. C’est ce que l’on appelle les
maladies auto-immunes. Il est toujours possible de parler ici de dérèglement
mais ce qui rend possible ce dérèglement consiste bien dans l’évidence de cette
vérité en vertu de laquelle l’identité, le principe même de l’ego sur lequel
s’appuie complètement la théorie de Hobbes est très loin de constituer une
vérité biologique indiscutable.
Il est donc possible de ne
pas adhérer à cette vision de rapports humains justement régulés par le droit
positif comme neutralisation des égoïsmes. Faut-il donc renoncer à toute
croyance en une justice ? En un sens ? Sommes-nous condamnés au
Chaos ? Peut-être importe-t-il de saisir toute la puissance du chaos pour
y puiser l’énergie nécessaire à la constitution éphémère, gratuite d’un Sens.
« Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile
dansante » dit le philosophe allemand Nietzsche. Peut-être nos vies
n’ont-elles pas d’autre sens que celui d’être en cet instant présent
« présentes ». C’est bien là le sens de cette réponse adressée par un
déporté croyant à un déporté athée qui l’interrogeait sur la question de savoir
comment sa foi résistait là, à Auschwitz, à l’évidence du chaos : « Je
crois ici plus qu’ailleurs parce qu’il n’est nulle part plus nécessaire de
croire que là où aucune raison ne semble nous y inviter » Si je crois à
Dieu parce qu’il fait des miracles, cela signifie que j’ai besoin de preuves
comme un scientifique a besoin de démonstrations pour fonder sa théorie mais
Dieu n’est justement pas une théorie. Si croire a du sens, cela ne peut se
concevoir qu’à partir de l’absence absolue de preuves et de raisons de croire. « Credo
quia absurdum » : « je crois parce que c’est absurde » dit
saint Augustin.
Il se pourrait après tout
que la Justice nous place devant cette même contradiction. Nous avons à croire
en la Justice parce que si nous ne le faisons pas, il ne fera alors aucun doute
qu’en effet, elle ne sera pas. Il existe dans l’exercice même de notre droit
positif le plus courant un certain type de décision de justice appelée
« Jurisprudence » qui reprend parfaitement à son compte ce paradoxe.
Lorsqu’un cas se révèle suffisamment nouveau et inattendu pour qu’aucune loi déjà
inscrite dans le code pénal ne puisse s’y appliquer. La cour de justice doit
rendre un jugement dont on dit qu’il fera jurisprudence. La loi conçue
habituellement pour appliquer un principe général à un cas particulier est ici
contrainte d’inverser la tendance et de fonder sur un cas particulier un
principe général comme si toute affaire justifiait que le droit s’y réinvente,
crée de nouveaux critères, bref s’improvise. C’est comme si la justice frôlait
cet abîme vertigineux de ne plus pouvoir se fonder sur elle-même pour continuer
malgré tout à s’exercer et peut-être là plus qu’ailleurs en tant que Justice.
La justice cesse de s’auto proclamer pour se frotter enfin à la réalité dans
l’évidence chaotique de sa plus grande confusion.
Nous n’avons pas cessé de
réaliser à quel point la possibilité de ne pas croire en la Justice était
effectivement tout à fait viable mais il est un point sur lequel nous sommes
« heureusement » restés bloqués, c’est l’impossibilité de ne pas
donner sens à cet instant de cela même, qu’en tant qu’instant
« présent », il manifeste nécessairement l’effectuation d’une
puissance, que celle-ci vienne d’un être supérieur ou seulement d’un être
« là » importe peu, au final. Chacun de nous peut bien croire à une
justice parce qu’il est effectivement là pour le faire. La Jurisprudence
manifeste dans l’exercice pénal du droit ce moment de crise et de faillite
pendant lequel le droit se fait dans le sentiment vertigineux d’un vide
juridique dont il sait très bien que ce n’est pas « en tant que droit qu’il le comble » mais en tant qu’improvisation sur le droit comme un musicien
qui fait ses gammes sur un thème. Il se pourrait alors que dans l’exercice
précaire de cette justice « au cas par cas », quelque chose de sa
vérité se révèle, à savoir que la croyance en la justice s’y réduise à la réalité
« d’être juste une croyance ».
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