La Justice est un idéal de rétribution par le
biais duquel il est donné à chacun en fonction de ses mérites ou de ses fautes.
Cette notion suppose donc l’existence d’un rapport de conformité entre les
actes exécutés par une personne et ce qu’ils lui rapportent. Il n’est pas juste
que des initiatives désintéressées, conçues avec le souci de faire le bien
« rapporte » du malheur à leur auteur. Nous sommes également touchés
par un sentiment d’injustice lorsque nous voyons le faible écrasé par le fort.
Dans la fable de La Fontaine, l’agneau n’a pas mérité de se faire dévorer par
le loup. Il est d’ailleurs intéressant de constater que même le loup tente
d’abord de justifier son action en s’efforçant de trouver des raisons à son
agression. Son pouvoir ne s’affirme pas en tant que force supérieure mais tente
de se donner les apparences d’une justice : « c’est donc quelqu’un
des tiens ». Le loup emporte l’agneau et le mange « sans autre forme
de procès » mais il y a eu procès aussi inéquitable soit-il. Le loup ne se justifie pas de manger l’agneau
du simple fait qu’il le peut parce qu’il est le plus fort, encore faut-il qu’il
le puisse parce qu’il est dans son droit en le mangeant et pour cela, il faut
qu’il se trouve une raison. Il y a là deux sens différents au verbe pouvoir
dans « l’interstice » desquels se glisse la définition la plus simple
et la plus claire de ce qu’est la justice. Il y a ce que nous pouvons
physiquement et ce que nous pouvons moralement (ce que nous nous sentons en
droit de faire). Je peux, si j’ai faim, voler le pain au chocolat d’un enfant
parce que je suis plus fort que lui mais je ne me sens pas
« justifié » à le faire. L’enfant n’a en aucune façon
« mérité » ça.
Ne pas croire en la Justice, c’est finalement
penser qu’il n’existe nulle part et d’aucune façon ce second niveau moral de
« je peux ». Si je peux physiquement l’accomplir, rien ne me retient
de le faire. La fable de La Fontaine serait plus courte : le loup
mangerait l’agneau parce qu’il est le loup et « point barre ». Or une
telle vision des rapports humains (les fables de La Fontaine ne parlent que des
hommes, en réalité) rendrait absolument impossible la notion même de
« société ». Nous vivons dans une relation continue de proximité avec
nos semblables parce que nous savons que quelque chose les retient de
simplement pouvoir, au sens physique de ce terme, sans quoi nous vivrions dans
un état de défiance, de défense et d’antipathie perpétuel. Si nous vivons avec
les autres, c’est parce que, même inconsciemment, nous « misons » sur
leur volonté de faire en sorte que le monde ne soit pas ce chaos à l’intérieur
duquel « arrive ce qui arrive », comme ça, à l’aveuglette, dans une
répartition des malheurs et des bonheurs totalement hasardeuse et inéquitable.
Il est possible de ne pas croire à la Justice sur telle ou telle affaire ou
bien concernant les mésaventures d’une personne en particulier mais il est
beaucoup plus difficile de ne pas adhérer à l’idée d’une Norme ou d’un devoir
être au regard duquel il est certains faits qui ne devraient pas se produire.
Ne pas se rallier à cet idéal équivaudrait à
penser qu’il n’existe aucun moyen, aucun espace permettant de se mettre à
distance du réel. Des camps de la mort, des catastrophes naturelles ou des massacres
perpétrés par des terroristes, il faudrait alors pouvoir dire qu’ils ont
« eu lieu » et c’est tout, dans une parfaite neutralité de regard et
une totale suspension du jugement. Il faudrait pouvoir penser que nos actions
ne se déroulent pas dans cette sorte d’ère de jeu protégée dans laquelle il
revient à chacun en proportion de la nature morale de ses agissements, ou
plutôt dans laquelle il « devrait revenir à chacun, etc. » Peut-être
y a-t-il dans cette croyance la manifestation
d’une inclination des hommes à conjuguer la donne de leur existence
réelle au conditionnel de valeurs improbables, utopiques et idéalistes mais il
ne serait pas non plus envisageable que nous puissions vivre
« ensemble » indépendamment de cette communauté de croyance, par quoi
elle manifeste des effets bien réels. Quoi de plus réel que ces lois autour
desquelles s’ordonne la société dans laquelle nous vivons ? Peut-on ne pas
croire en la Justice quand nous percevons de façon aussi première et évidente
ce champ de régulation sociale en dehors duquel aucune existence humaine ne
nous semble pouvoir se dérouler ?
Nous mesurons ainsi tout ce qui nous éloigne,
de prime abord d’une telle attitude et nous réalisons à quel point, quand il
nous arrive de critiquer les décisions de justice, c’est justement à partir de
notre croyance en la Justice que nous les dévalorisons. C’est l’un des
arguments défendus par le philosophe Léo Strauss (1899 – 1973) pour affirmer
l’existence du Droit Naturel : « Il est évident qu’il est
parfaitement sensé et même parfois nécessaire de parler de lois ou de décisions
injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un critère du
juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et lui est
supérieur : un critère grâce auquel nous sommes capables de juger le droit
positif. »
Le droit positif désigne les lois telles sont
en vigueur dans un pays donné, à une période historique donnée. Il est écrit,
appliqué, et suit les évolutions des mentalités, des aléas politiques, des
évènements et des mouvements sociaux d’un moment de l’histoire d’une
population. Ainsi, par exemple, les françaises ont obtenu le droit de vote le
23 mars 1944 à l’assemblée d’Alger. Elles ont obtenu ce droit pour des raisons
purement historiques. Leur participation à la Résistance a transformé les
façons de penser de l’époque en manifestant clairement l’égalité politique et
économique des deux sexes. C’est comme si la guerre et l’occupation avaient
révélé à l’opinion publique française que l’imagerie de la femme au foyer
passive et de l’homme ramenant de son travail de quoi entretenir la vie de la
famille ne correspondait pas à la réalité. En prenant un peu de recul, on ne
peut pas s’empêcher d’être dubitatif devant cette reconnaissance extrêmement
tardive et l’on se dit qu’il n’est pas « juste » que les femmes de
notre pays aient eu à attendre si longtemps pour avoir le droit de s’exprimer
électoralement. Mais juste au regard de quoi ? Pas du droit positif
puisque celui-ci a tranché. Dans cette perspective, il n’y a jamais aucune
question à se poser puisque le droit positif dit « de fait » ce qui
vaut « de droit », ce qui est juste au sens de légal.
Si nous nous interrogeons, c’est au regard du
droit naturel : « pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour que
les institutions de notre pays dit « civilisé » réalisent que les
femmes sont l’égal des hommes ? » Cette égalité a-t-elle d’ailleurs
quoi que ce soit à voir avec les aléas de l’histoire ? Elle nous semble
aller de soi « humainement ». Aristote (384 – 322 avant JC) définissait
ainsi le droit naturel : « Il y a une justice et une injustice
dont tous les hommes ont une divination (intuition) et dont le sentiment leur
est naturel et commun. » Cette
distinction du droit positif et du droit naturel pose la question de l’ancrage
de la notion de Justice en chacun de nous. Est-ce à force de vivre soumis à des
lois que germe en nous l’idée d’une justice « plus juste » ou bien
sommes-nous naturellement marqués du sceau d’une Justice supérieure,
universelle, « juste par elle-même » ?
Si nous ne croyons pas au droit naturel, il est
tout à fait juste que les femmes n’aient pas pu voter en France avant 1945
parce que rien ne justifiait que ce soit fait avant que les circonstances
historiques et sociétales ne soient réunies pour que la loi soit effectivement
promulguée. Le droit naturel serait alors comme l’illusion rétrospective du
droit positif : c’est seulement maintenant, c’est-à-dire à partir d’une
mentalité française dans laquelle l’égalité de l’homme et de la femme est acceptée
comme une évidence juridique (elle ne l’est malheureusement pas encore comme
une évidence réelle) qu’il nous semble scandaleux que cette décision n’ait pas
été légalement prise avant. Dans cette perspective, nous nous inventons de
toutes pièces une conscience de « l’humainement juste » après coup.
Nous prenons l’origine (le droit de vote accordé aux femmes) pour
l’aboutissement. Le droit de vote, ce n’est pas l’effet de l’intuition juste et
universelle de l’égalité entre les sexes, c’est la cause de cette conscience
qui petit-à-petit fait son chemin au fil des lois dans les consciences. La
charge qui revient au droit positif est dés lors écrasante : il lui
revient de prendre, dans l’évolution des mœurs et des conditions économiques,
historiques, sociologiques de l’époque, la décision la plus à même de s’imposer
comme l’expression exacte des changements de société. Ce n’est pas parce qu’il
y a du juste qu’il y a des lois, c’est parce qu’il y a des lois et que ces lois
sont l’expression de l’évolution des moeurs qu’il y a le « Juste ». On
ne croit donc pas réellement en la Justice puisque celle-ci ne représente rien
qui soit supérieur à la réalité humaine. Elle n’est pas une valeur éternelle.
C’est exactement cette position que Léo Strauss
décrit pour la réfuter lorsque il évoque « ces gens qui considèrent que le
critère en question n’est tout au plus que l’idéal adopté par notre société,
tel qu’il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. » Il
évoque alors le fait qu’il existe des sociétés cannibales et qu’on ne voit pas
dés lors que l’on considère que le droit naturel n’est rien d’autre que ce que
produit les mentalités d’une société, ce qui empêche de condamner ces pratiques
(que Léo Strauss juge « barbare » et inacceptable). Si le droit
naturel n’a pas d’autre origine que celle d’être à chaque société sa conception
du bien, alors il n’y a en réalité ni bien ni mal puisque le propre de cette
distinction morale est précisément de valoir indépendamment des époques et des
territoires. Or si l’on adhère à cette position, il n’est plus possible de
condamner le cannibalisme, ou plus proche de nous le nazisme. « Si
Dieu n’existe pas, dit Dostoïevski, tout est permis » et l’on pourrait
exactement en dire autant du Droit naturel. Il importe d’opposer à cette
latitude qu’auraient chaque époque et chaque société de définir sa propre
conception du bien une intuition pure, absolue, universelle du bien « en
soi ».
Pourtant lorsque nous reprenons l’argumentation
de Léo Strauss, nous réalisons qu’elle se contredit. En effet, après avoir
affirmé qu’il serait impossible de contrarier les principes d’une société
cannibale s’il n’existait pas en nous un sentiment du bien et du mal universel
et indépendant des façons de vivre de notre société, il soutient que « le
fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société
montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est pas totalement asservi à
sa société ». Mais si c’était effectivement le cas, nous ne comprendrions
pas pourquoi les hommes élevés dans une société cannibale ne prendrait pas, eux
aussi, cette distance à l’égard de leur coutume « barbare » puisque
cette intuition est « universelle ». Il est tout-à-fait paradoxal que
l’affirmation d’une intuition naturelle et universelle de la distinction du
bien et du mal aboutisse à cette idée selon laquelle certains sont plus
universels que d’autres selon leur degré de civilisation.
Léo Strauss part de la nécessité de distinguer
les pratiques civilisées des rites barbares pour poser comme une évidence de
droit l’existence d’un droit naturel sans s’apercevoir que c’est précisément à
partir de cette pétition de principe selon laquelle il y a un Droit naturel
qu’il fait, complètement arbitrairement, la distinction entre la civilisation
et la barbarie (ce n’est pas parce qu’il y a des sociétés barbares qu’il faut
un droit naturel, c’est parce qu’on croit à un droit naturel qu’on fait la
distinction entre les sociétés barbares et les sociétés civilisées). On
pourrait d’ailleurs, comme le dit l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, se demander
dans quelle mesure le barbare n’est pas toujours « celui qui croit à la
barbarie » et donc, celui qui croit en la « Justice », soit en
l’existence d’un droit naturel. En considérant comme acquise l’idée selon
laquelle le cannibalisme est une coutume barbare, ne démontre-t-il pas
exactement le contraire de ce qu’il essaie d’établir, à savoir que sa
conception est précisément héritée d’un idéal « qui a pris corps dans les
façons de vivre et les institutions » de « sa » société ?
Mais alors faut-il tout accepter ?
N’avons-nous rien à redire au nazisme, aux génocides ? Peut-on seulement
« prendre acte » de leur réalité sans les condamner au nom d’une
Justice considérée comme Droit naturel ? Toute la question ici est de
savoir dans quelle mesure « la machine nazie », notamment, ne s’est
pas elle-même constituée à partir d’une certaine conception du Droit Naturel,
conception totalement différente de celle des Droits de l’homme, mais fondée
sur une idéologie tout à fait identifiable, appuyée sur des mythes et
structurée dans un Etat. Est-ce réellement sur ce terrain là qu’il convient de
l’attaquer ? Ne courons-nous pas le risque d’opposer une certaine
idéologie à une autre idéologie (une conception du Bien contre une autre) ?
Ce n’est pas qu’il s’agisse de dire que l’idéologie nazie est juste ou
« bien », mais plutôt qu’elle n’aurait jamais pu aboutir à ce
fourvoiement aux conséquences désastreuses si elle n’avait précisément pas cru
à une certaine conception du « Bien », du « devoir » et du
« droit naturel » (en l’occurrence celui des « races
supérieures » d’écraser les plus faibles). Il ne fait pas de doute que les
principes de notre droit naturel sont « meilleurs » que ceux du 3e
Reich, mais aussi loin que nous puissions aller dans ce travail de
démonstration, il ne semble pas certain que nous puissions échapper à
l’avertissement de Claude Lévi-Strauss, à savoir qu’en qualifiant le 3e
Reich de « barbare », nous ne mettions en œuvre exactement à son
encontre le même processus que celui qui l’a conduit à justifier son expansion
territoriale sur le droit naturel du sang aryen (non pas le même processus en
terme de contenu d’idéologie mais dans sa forme). Et d’ailleurs n’est-ce pas à
partir de la victoire militaire de l’idéologie des droits de l’homme que
nous condamnons aujourd’hui le nazisme ?
Et si le problème venait tout simplement de cette attitude consistant à
idéaliser son rapport au Réel ? La question ne résiderait plus dés lors à
s’interroger sur le fait de savoir « quelle Justice croire ? »
mais plutôt : « est-ce de la Croyance qu’il faut émettre à l’égard de
la Justice ? »
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