lundi 6 novembre 2023

Spé HLP Terminales: Les métamorphoses du moi

 


Introduction: Moi, Non-Moi et  Dasein

Une personne égocentrique est un être humain qui ramène tout à lui-même. Mais quoi: tout? La vie, le monde, les évènements qui arrivent ici et là. Tout cela est perçu à la lumière de sa seule personne et de son seul intérêt. Mais comment pourrait-il en être autrement puisque c’est nécessairement en tant qu’il en prend connaissance par lui-même qu’il sait que la vie, le monde, les autres, les évènements sont? Peut-on vraiment reprocher à une personne de ne voir la réalité que de son propre point de vue si de fait elle ne peut absolument pas disposer d’une autre perspective? Nous expérimentons le monde, la présence des autres, de la vie, du réel ET nous sommes « nous ». Quelque chose semble se jouer ici dans ce rapport entre « faire l’expérience de… » et être soi-même, tout simplement parce que je ne peux pas faire l’expérience de quelque chose sans que cette chose ne soit posée hors de moi comme n’étant pas moi.

On parle d’un homme ou d’une femme d’expérience quand on veut désigner une personne qui a vécu plusieurs situations, pas nécessairement agréables dont elle a su se sortir  ou bien qu’elle a su gérer. Il y a dans l’expérience quelque chose qui nous heurte, qui nous fait sortir de nous et qui finalement nous met à l’épreuve. C’est comme si le fait d’être nous-mêmes avait à se prouver en se mesurant à l’épreuve de l’autre, du non-moi. Mais alors qui suis-je si cet être que je suis se mesure et s’éprouve à l’aune de sa capacité à sortir de lui pour se confronter à ce qui n’est pas lui?  Comment pourrais-je être sans vivre (des expériences) mais inversement comment pourrais-je connaître et vivre ces évènements qui me constituent, qui probablement me transforment et me font évoluer si je n’étais pas déjà quelque chose ou quelqu’un susceptible de faire de ces expériences éparses un « moi »? 

Le moi fait référence à une intériorité qui paradoxalement ne peut revendiquer ce statut de soi-même qu’en s’ouvrant à de l’Autre, mais en même temps, on ne voit pas bien comment ces expériences, comment la multitude de ces évènements pourraient construire un moi, si déjà quelque chose n’était pas  préalablement efficient dans ce moi en tant que moi, en tant qu’auto-référence. Comment vivre sans être et être sans vivre? C’est impossible mais ce n’est pas pour autant que vivre et être décrivent la même chose ou sont la même expérience.

Peut-être voyons nous plus clair dans ce dilemme dés lors que nous distinguons le fait d’être et ce que nous sommes. On saisit plus simplement encore quand on aborde cette distinction sous l’angle de la question. Le fait d’être répond à la question: « suis-je? » (Eccéïté) Alors que ce que je suis répond à la question de savoir qui suis-je? ou que suis-je? (Quiddité). La question du moi semble se tenir plutôt de ce côté là, de celui de la quiddité. 

Or ce qui pose vraiment problème c’est de réaliser à quel point l’autre question, celle de l’eccéïté, du voici, ou de l’existence impose quelque chose qui est bel et bien de l’ordre du non moi, de l’expérience, surtout si nous prenons en compte la thèse fondamentale de Heidegger sur le Da Sein selon laquelle l’être humain est vraiment de toutes les créatures vivantes celle qui fait l’expérience d’être avec le plus d’étrangeté, d’angoisse, d’anxiété. Etre c’est  l’expérience dont l’être humain fait l’épreuve avec le moins de familiarité possible, le plus de tremblement, de questionnement et de sidération. Le dasein, dit Heidegger, c’est l’être pour lequel il est dans son être question de son être. Aucune boucle identitaire ne semble avoir ici le loisir de se refermer, de s’accomplir.  C’est comme si le fait d’être un Da Sein, c’est-à-dire un être jeté là dans l’existence comme dans un lieu étranger et hostile, inconnu, inhospitalier rendait impossible l’acte d’adéquation d’un moi qui se reconnaîtrait comme même. Il nous faut trouver une façon d’être au coeur même d’une expérience dans le feu de laquelle il n’est pas possible de s’y reconnaitre en tant que moi. 


Un être humain ne vit pas sans angoisse, précisément parce qu’il éprouve en lui-même qu’il n’existe en lui aucune légitimité à être en vie plutôt qu’un autre. C’est l’un des aspects sur lequel reviennent souvent les anciens déportés des camps de la mort. Vivant au milieu d’autres prisonniers, dont l’existence est tout aussi précarisée que la leur, les personnes rescapées racontant, autant qu’ils le peuvent et le souhaitent, leur « expérience, et évoquent souvent le fait qu’au-delà de l’incompréhension de l’horreur subie, c’est aussi cette interrogation vraiment existentielle qui leur vient: pourquoi moi je vis et elle ou lui pas? C’est vraiment l’expérience la plus absolue du non sens, et c’est en cela qu’elle rejoint l’intuition du Dasein: pas davantage qu’un être humain ne peut rendre raison du fait qu’il existe, on ne peut rendre compte du fait que certains meurent et d’autres pas, surtout pas dans un camp de la mort au sein duquel la mort frappe quotidiennement et aveuglément. Lorsque l’on évoque l’expérience des camps comme une expérience limite, ainsi que le fait Maurice Blanchot, plutôt que de croire que cela signifie « ce que l’esprit humain ne peut pas concevoir », il faut réaliser que cela signifie plutôt que le dasein y retrouve étrangement quelque chose de cette angoisse principielle, natale. L’absolu absence de sens à l’existence du moi, c’est cela Auschwitz, c’est ce que disent les rescapés, mais cela ne signifie pas pour autant que l’idée de moi ne soit pas pertinente, bien au contraire. Cela nous fait comprendre dans quelle dimension nous pouvons situer le moi: celle de la demande de sens, celle de la croyance en un sens de « ma » vie, comme si indépendamment du fait que nous savons bien  que l’existence en soi ne ratifiera jamais, ne confirmera jamais l’hypothèse du sens de « ma » vie, je ne pouvais pas non plus vivre ou survivre sans que corrélativement je construise la légende, la mythologie de mon « moi ».

Finalement du Da Sein on peut donc dire, sans risque de se tromper, qu’il se situe exactement sur cette ligne de crête entre d’un côté l’absolue nécessité de se définir comme un moi  (c’est-à-dire le désir de donner du sens à « sa » vie personnelle) et de l’autre côté son impossibilité radicale. En d’autres termes on pourrait dire que le moi se positionne en très bonne place dans cette question de l’être qui du da sein constitue l’être. Peut-être d’ailleurs cette posture du dasein est-elle seule à être de nature à rendre compte de tout ce qui se joue de réciprocité au coeur même du moi entre sa difficulté à être et sa nécessité. C’est justement cette précarité du moi au coeur même de l’angoisse du dasein qui alimente incessamment en nous cet appétit d’en construire un, voire même d’entretenir sa mythologie, à grands renforts de journaux intimes, de confessions pathétiques, de récits, d’autobiographies plus ou moins marquantes, de vidéos, de selfies. Il n’est pas évident de rester impassible devant la profusion pour ne pas dire la saturation de l’espace médiatique par toutes ces nouvelles modalités souvent fantasmatiques d’accréditation du Moi. Il ne servirait à rien pour autant de les évacuer d’un revers de main en les qualifiant unanimement d’insignifiantes ou de dérisoires, de ridicules, en se positionnant sur cette ligne de crête du dasein car justement ce que ce poste d’observation dévoile c’est tout autant l’impossibilité que la nécessité du moi, ne serait-ce qu’à titre de croyance. Mais alors comment sans jamais se démarquer de tout ce que le concept de Dasein revêt de richesse dans la réalisation de la condition humaine  rendre justice au moi, lui faire « droit »? Comment donner une légitimité à la notion de « moi », alors même que faire l’expérience du dasein revient précisément à se confronter à l’impossibilité d’en fonder une?


  1. Peut-on être aimé.e pour soi-même?

Cela revient à concevoir le moi comme le problème de l’incompatibilité en nous du souci de notre essence ou de notre quiddité avec le fait de notre existence ou notre eccéïté.  L’idée d’un moi implique une continuité que l’existence contredit, par sa contingence, par sa nature accidentelle ou hasardeuse, par la capacité qu’a un présent de tout brutaliser, de tout changer. Je croyais que j’étais tel ou tel mais voici que tel évènement contredit factuellement cette croyance. 


C’est exactement cette aventure là qu’Alice vit dans le terrier du lapin blanc. Elle est constamment sommée de dire qui elle est par des animaux comme le bombyx, mais en même temps, il ne cesse de lui arriver des évènements qui remettent en cause ce qu’elle croyait ou ce qu’elle pensait être.  Comme le prouve la structure cyclique et donc vaine de leur dialogue qui se commence et se termine par la même question posée à Alice par le bombyx: « Mais vous, qui êtes-vous? », la question de notre identité est à la fois une interrogation que l’on ne peut lâcher et en même temps à laquelle on ne peut répondre. Elle est la question de l’être pour lequel il est dans son être question de son être. C’est la raison pour laquelle le fond du problème est bien de savoir comment un être dont la vérité est d’être un dasein peut « gérer », aborder cette nécessaire ambition d’être « un », de revêtir, au-delà de tous les changements et les aléas que comporte toute existence, une identité, un support à la reconnaissance de soi comme moi.

Il est très habile de la part de Pascal (1623 - 1662) d’avoir utilisé dans la question de savoir ce qu’est le moi, la voie de l’amour. Pourquoi? Parce qu’il est de tous les sentiments que nous visons à inspirer chez autrui celui qui implique cette ambition d’être reconnu et perçu comme soi-même. Bien que la référence au Dasein soit anachronique avec Pascal puisqu’elle vient de Heidegger (1889 - 1976), il  existe vraiment un rapport très marqué entre l’amour et le dasein,  car l’amour désigne une modalité inconditionnelle de l’existence de celle ou celui qu’on aime. C’est comme  si nous nous sentions miraculeusement conforté.e.s par une autre personne dont l’amour nous soutient, nous justifie, nous donne ce dont nous manquons tragiquement: la preuve que nous avons raison d’exister? En d’autres termes, l’amour nous permet de « souffler », de nous rassurer à l’idée que notre existence n’est pas qu’hasardeuse, sans sens, puisque elle en revêt un aux yeux de notre partenaire. Il est vraiment impossible d’expliquer autrement elle désespoir qui suit une désillusion amoureuse sans aller chercher l’explication dans le dasein et dans l’absurdité évidente de sa condition qui se révèle à toute être humain qui en fait l’expérience. Mais précisément toute la cruauté de Pascal s’exprime pleinement dans ce texte qui tout en partant de la question du moi lui apporte une réponse cinglante et caustique.

 

 Qu’est-ce que le moi ?

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.

Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on ? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées."

                   Blaise Pascal - Pensées (688 - Édition Lafuma, 323 - Édition Brunschvicg)



Cet extrait des Pensées n’’est pas facile à comprendre parce que Pascal procède à la fois par des raccourcis, des rapprochements qui ne sont pas du tout explicités et aussi par une forme d’ironie de telle sorte  qu’il faut toujours se demander où se situe le fond de sa démonstration. Que veut-il nous dire, en fait? Pascal de faire comprendre à son lecteur qu’il n’existe aucune autre direction existentielle aucun autre sens possible pour la vie des hommes que celle de s’en remettre à Dieu et pour ce faire, il s’agit de placer son lecteur en telle situation qu’il n’existe aucune autre solution que celle-ci.  Il est parfaitement illusoire et vain de vouloir être aimé.e pour soi-même, non seulement parce que nous ne sommes aimé.e.s que pour des qualités qui ne sont  jamais spécifiquement les nôtres mais aussi parce que le moi n’a aucune justification à exister. 

Si un homme se met à sa fenêtre et m’aperçoit parmi la foule des passants qui sont dans la rue, puis-je dire qu’il s’est posté là pour me voir? Non évidemment c’est du hasard. De la même façon si j’aime une personne parce qu’elle est belle, est-ce que je l’aime pour ce qu’elle est? Non parce que finalement la beauté est aussi hasardeuse que ma présence dans la rue dans le même moment où cet homme inconnu regarde à sa fenêtre.   Il faut que l’on saisisse bien ici que Pascal affirme qu’il est aussi absurde de vouloir être aimé.e pour son moi qu’il le serait d’affirmer que la coïncidence entre un passant et un observateur de la rue serait voulue. Aimer quelqu’un pour ses qualités n’a donc aucun sens, puisque cette qualité peut se retrouver chez d’autres personnes, ce n’est donc pas le moi que l’on aime quand on aime le fait qu’une personne soit belle ou intelligente ou attentionnée. Le problème, et toute la cruauté du texte  consiste à poser qu’une fois les qualités démasquées comme  ne pouvant en aucune manière inspirer l’amour, il ne reste rien dans le moi qui soit digne d’être aimé.e.


Ce texte est donc indiscutablement animé d’une forme de cruauté: il s’agit de nous mettre en face de notre vide, de notre pitoyable condition pour que nous réalisions notre misère humaine sans Dieu et par conséquent l’absolue nécessité de nous en remettre à lui par un acte de foi, de pure dévotion. Mais pourquoi Pascal utilise-t-il la voie de l’amour pour nous mettre en face de ce vide? Pourquoi s’efforce-t-il de nous convaincre qu’en fait, nous n’arrêtons pas de produire des « qualités » pour nous rendre aimable au sens littéral, mais par là même déguiser par ces mêmes qualités le fait qu’il n’y a en nous aucun moi, aucune unité susceptible de faire l’objet d’un amour.

Etre aimé.e, qu’est-ce que c’est en fait, c’est avoir gagné l’élection, non pas au sens politique du terme mais bel et bien au sens existentiel. On ne comprend vraiment l’amour qu’en le reliant au Dasein. De quelle élection s’agit-il? Parmi tous les êtres humains, une autre personne nous a choisi, c’est-à-dire a choisi d’approuver inconditionnellement le fait que nous existions. Cette absence absolue de raison d’être en face de laquelle nous sommes en existant, voici qu’elle est contestée et réfutée par le fait qu’une personne autre non seulement s’intéresse à nous, mais témoigne, atteste, par sa présence, par son affection continue, par son intéressement à notre personne, que nous avons raison d’être, qu’il existe une raison à notre être: être l’objet, le cible de l’amour qu’elle nous porte. Ainsi se comprend beaucoup plus aisément cette capacité qu’a l’amour de nous accaparer entièrement, exclusivement, jusqu’à prendre une part très importante dans nos humeurs, dans ce que l'on appelle notre moral, nos lois ou nos désespoirs. 




Nous qui venons au monde sans jouir de la certitude de savoir ce que nous y faisons sommes mis en présence d’une personne qui, en substance, nous dit qu’elle le sait elle et que cette raison d’être, c’est elle. L’amour est la légitimation à exister dont le Dasein est privé. Il apparaît donc comme le remède à une angoisse vraiment fondamentale, principielle, native, propre à notre humanité.

Etre un moi, c’est pouvoir opposer à ce sentiment d’angoisse et de vide, d’absence  de raison d’être, une continuité, une pérennité, un sens.  Je ne fais pas qu’exister, je « suis », c’est-à-dire qu’il y a dans ce sentiment d’exister, aussi fragile qu’il soit, quelque chose, qui demeure identique, malgré cette angoisse d’être dépourvu.e de justification, de  légitimation. C’est vraiment ça: le moi, c’est ce dont l’idéal satisfait une demande de sens, demande contrariée par l’évidence d’une existence fragile et contingente.

Par conséquent, établir que nous ne sommes jamais aimé.e.s pour nous-mêmes  c’est-à-dire pour notre moi, mais seulement pour des qualités que nous avons par hasard ou qui ne suffisent pas par elles-mêmes à faire signe d’une spécificité quelconque c’est vraiment nous ramener au vide, au néant, à cette condition dans laquelle Pascal veut à toute force nous plonger pour que la recours à Dieu nous apparaisse alors comme le seul recours possible.

Le mouvement argumentatif qu’il suit est assez machiavélique dans la mesure où il nous engage d’emblée dans une piste: « on n’aime toujours une personne au-delà de ses qualités » pour nous prouver ensuite que c’est précisément impossible et qu’on ne peut aimer quelqu’un pour une autre raison que ces qualités mêmes. Le moi est ainsi surpris en flagrant délit d’inexistence. Quand nous critiquons toutes ces personnes ambitieuses, arrivistes qui font leur possible pour se hisser aux plus hauts échelons de la hiérarchie sociale, nous avons tort de condamner leur rapacité, leur veulerie, leur préoccupation du paraître et leur soif de pouvoir car, après tout, il n’y a rien d’autre à « aimer » chez quiconque que cet effort, que ce jeu de semblant qui consiste à profiter de qualités empruntées, inaptes à fonder le moi. La vie sociale est un jeu de dupe dans lequel on fait semblant d’être ce que l’on n’est pas: un moi pour susciter un amour qui, en réalité n’a aucun fondement.

Mais, comme il a été dit, il n’est pas facile de suivre Pascal dans ce passage surtout si l’on ne connaît pas le but  qu’il poursuit finalement dans la quasi totalité de son oeuvre: à savoir que l’être humain n’a de grandeur et de dignité que dans sa foi  chrétienne en un dieu transcendant. Pour cela il faut écraser le moi. L’intelligence de Pascal est d’utiliser à cette fin l’intuition qu’il a, quatre siècles avant Heidegger, du Dasein. (Cf le divertissement)

Ne négligeons pas, par conséquent, la question initiale, question à laquelle, pour éclaircir le propos nous répondrons  tout de suite, même si précisément le but du passage est de nous convaincre progressivement de cette réponse. Qu’est-ce que le moi? Rien.

Dans le premier paragraphe, Pascal pose donc deux questions auxquelles il répond négativement  et c’est ce NON commun qui doit nous mettre sur la mise d’un rapport entre deux interrogations qui de prime abord n’ont rien à voir: est-ce qu’une personne inconnue de moi qui se penche à sa fenêtre pour regarder la foule des passants dont je fais partie s’est mise là pour me voir? Et est-ce que l’on peut vraiment aimer quelqu‘un pour sa beauté? La réponse est non dans les deux cas. Qu’est-ce que la personne à sa fenêtre veut voir en fait? Des gens, pas « moi ». Qu’est-ce que l’on aime dans la beauté d’une personne? La beauté commune à toutes les personnes belles et donc pas ma beauté à moi. Dans les deux cas de figure une chose fait défaut: le moi.




Il convient bien d’avoir en tête l’enjeu de la démonstration de l’auteur qui est de piéger cette incroyable prétention de chacune et de chacun d’être aimé pour soi-même, au-delà de ces qualités. Aimerait-on quelqu’un dont le visage est grêlé par la petite vérole (maladie courante à  l’époque et dont l’effet était de défigurer les personnes atteintes)? Idéalement nous avons tendance à répondre oui si l’amour est authentique. On ne peut pas seulement aimer quelqu'un parce qu’il est beau. Nous croyons à un amour plus inspiré, plus haut, plus noble, qui s’attache au moi indépendamment de ses qualités, lesquelles ne sont que superficielles. Mais c’est cette profondeur qui est illusoire.  Pascal fait donc mine d’adhérer à une thèse qu’il va ensuite renverser. 

                Mais qu’a-t-il à gagner dans ce double jeu? Une authentique subtilité dans le constat final: d’un côté il est effectivement impossible de n’aimer quelqu’un qu’à cause de sa beauté et de l’autre, on ne voit pas du tout ce qui serait susceptible d’être aimé au-delà de ces qualités. Il y a un double jeu dans l’amour,: nous faisons semblant d’aimer ce qui n’existe pas: le moi, et nous n'aimons réellement que ce dont nous disons que nous ne l’aimons pas: les qualités. Personne n’est jamais aimé.e en tant que tel, pour son moi. L’amour est un pur jeu de surfaces dans lequel nous ne sommes attiré.e.s que par des effets de semblance ou de ressemblance. Les êtres humains se repoussent et s’attirent au gré de qualités dispersées, parfois attestées ou conquises au prix d’efforts démesurés mais finalement toujours fausses, apparentes. La noirceur (ou disons plutôt le cynisme) du dessein poursuivie par l’auteur apparaît alors au grand jour:  c’est le ridicule de l’attitude amoureuse et la vanité de l’idée de moi qu’il veut démontrer.

Il emprunte donc d’abord le chemin de l’amour idéalisé, désintéressé au sens où l’amour aspire à la gratuité. Vous qui pensez que l’on peut aimer inconditionnellement une personne, suivez moi et vous verrez que vous allez vous retrouver dans une impasse, parce qu’en fait nous n’aimons jamais que « conditionnellement »  et, par conséquent jamais « vraiment ». Vous serez alors confronté.e.s à deux options et seulement ces deux là: soit vous contenter de ce monde d’hypocrites où chacun prétend aimer le moi de l’autre mais en fait n’apprécie que ces qualités d’emprunt et de l'autre la foi chrétienne, soit purement et simplement renoncer à l'amour humain et n'aimer que le seul être qui soit digne de cet amour: Dieu.

Il y a quand même une part de vérité vraie dans ce premier non à la question de la beauté aimable, c’est bien qu’elle est superficielle, mais comme finalement nous verrons qu’il n’y a rien d’autre à aimer, en fait, alors cela veut dire que l’amour est superficiel.  Il n’est finalement pas seulement question de dénoncer l’inexistence de  l’amour authentique ou du moi, mais aussi de les dénoncer comme superficiels, comme effets de surface de cette vie sociale des êtres humains qui n’est que vanité et hypocrisie.

Pascal veut vraiment nous « enfoncer la tête dans l’eau ». Il n’y a pas que la beauté. Parmi les qualités appréciables chez une personne, il y a aussi le jugement, la mémoire, l’intelligence, bref l’esprit. Or ces qualités sont tout comme la beauté soumises aux aléas de la vie. On peut être accidenté.e, subir un choc, être victime d’une maladie comme Alzheimer. La référence à la mémoire est particulièrement cruelle. Une femme peut elle aimer son mari si celui-ci a perdu tous les souvenirs de leur vie conjugale passée? Peut-on aimer une personne qui chaque matin nous demande qui nous sommes et ne nous reconnaît pas? Si nous répondons « non », et après tout, ce n’est pas du tout une réponse absurde, alors cela nous met en face d’une aporie assez tragique: ce que cette femme aime de son mari n’est pas son « moi », mais le souvenir qu’il a de leur passé commun, comme si nous n’aimions de l’autre que le fait d’avoir été aimé.e de lui.  Cela ne se peut, si l’on croit à un amour gratuit, pur. Donc nous devrions pouvoir répondre « oui », nous aimons le moi d’une personne indépendamment de sa beauté, de son intelligence de sa mémoire. 


Intervient alors le basculement du texte: « où est donc ce moi alors? » Nous venons de réfuter toutes ces qualités superficielles comme inaptes à valoir à titre de cible authentique d’un amour véritable. Mais que reste-t-il?  Aimer le moi, c’est aimer l’essence d’une personne, sa quiddité, ce qui la constitue, en propre. Ni la beauté, ni la mémoire, ni l’intelligence, ni l’esprit ne semble pouvoir assumer une telle pérennité chez la personne. Elles sont « périssables ». Pascal pose alors la VRAIE question: « aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent? » Nous rencontrons des êtres humains qui pour se faire aimer manifestent et cultivent des qualités empruntées (pensons au soin que certaines personnes apportent à leur apparence, à leur aspect physique, à leur vêtement, à leur aptitude à paraître en société, à optimiser cette apparence). Quand nous les aimons, nous revendiquons un attachement sincère à ce qui se situe au-delà de ces manifestations.

Nous pourrions citer ici la fameuse formule de Montaigne à propos de son amitié/amour pour La Boétie: « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Ici comme ailleurs, Pascal se situe aux antipodes de Montaigne. Tout être humain est composé d’un corps et d’une âme. Il existe des qualités de corps: la beauté et des qualités d’âme: l’intelligence, l’esprit. Or ces deux types de qualités sont accidentelles au sens de contingentes, susceptibles d’être détachées de la personne. Donc de deux choses l’une: soit nous aimons ces qualités et pas le moi, soit nous n’aimons pas ces qualités puisque elles ne sont que superficielles et « détachables », mais alors il n’y a plus rien puisque il n’y a plus quoi que ce soit à aimer d’un corps ou d’un esprit et qu’un être humain ne saurait être que ce composé des deux.

Voilà l’abime au seuil duquel Pascal veut nous conduire: toi qui prétends aimer quelqu’un au-delà de ses qualités superficielles, regarde-toi, et pose toi vraiment la question de savoir ce qu’il reste à aimer une fois que l’on a disqualifié les qualités d’un être pour crime de superficialité. Nous voilà privé.e.s de racine, d‘ancrage, contraint.e.s de convenir que nous errons au fil des circonstances, des hasards et des aptitudes de nos contemporains à paraître tel ou tel et nous prenons superficiellement d’affection pour celui-ci ou pour celle-là,  en fonction de ses efforts pour attester de qualités susceptibles de provoquer notre attirance. Il faut donc se souvenir du tout début du texte. La beauté est une qualité aussi hasardeuse, du moins en tant qu’elle est considérée comme une qualité génétique, d’un visage ou d’un corps nés « beaux » que ma présence dans une foule regardée par un quidam à sa fenêtre. On ne peut certes pas aimer quelqu’un à cause de cette beauté hasardeuse, mais voilà que maintenant nous réalisons que si, c’est bien cela que nous aimons, ou plutôt que nous faisons semblant d’aimer, puisque il n’y a rien d’autre. Au final, c’est donc aussi hasardeux d’être aimé.e et d’être « là », dans cette foule que le quidam regarde.




Attardons-nous sur cette dernière proposition et tout ce qu’elle peut recéler de profond , de pertinent quant à la seule possibilité de se soustraire à la souricière Pascalienne. Et si nous le prenions à son propre jeu?

En souhaitant commencer sa démonstration ironique par la référence à cette personne regardant au hasard à sa fenêtre les passantes et les passants, Pascal ne nous ouvrirait-il pas, à son insu la voie royale de l’amour authentique, de cela même qu’il essaie ici de broyer, de réputer comme vain, caduque et fallacieux? Car « être là », n’est ce pas  tout aussi bien le propre de toute présence de passant dans la rue et celui du dasein? Le passant n’est « que là » et le dasein aussi n’est « que là ». Peut-on choisir, élire, aimer, celles et ceux qui ne sont que là? Toutes les circonstances, tous les épisodes, toutes les qualités de notre existence sont contingentes. Elles auraient pu être différentes. Mais de fait, il est assez clair que cette contingence au gré de laquelle je suis passé, à savoir  dans cette rue plutôt que dans celle-là, le fait que j’ai eu tels parents plutôt que tels autres, que j’ai rencontré telle personne plutôt que telle autre crée quelque chose comme un tissu, comme une toile tressée de cette multiplicité de détails, d'accidents. N’est-ce pas justement cette trame de contingences qui constituent ma nécessité, mon être, ma raison d’être c’est-à-dire au final mon « moi »?


                Ce qui se révèle ainsi à nous alors c’est que toutes ces qualités superficielles dont Pascal veut pointer à la fois l’exclusivité et l’inanité, leur inaptitude profonde à constituer un moi, sont des eccéités et que ce rien, ce néant auquel il veut réduire nos raisons d’aimer telle personne plutôt que telle autre est un « rien que… » par quoi au final se dessine bel et bien un « tout ». Et d’ailleurs aimons nous les personnes qui nous attirent pour d’autres raisons que celles de ces petits riens que sont les eccéités: cette façon inimitable de faire ou de ne pas faire ceci à tel moment de la journée, tel défaut d’élocution, tel trouble, exactement ce que Marianne et Héloïse échangent dans le jeu de leur observation croisée et mutuelle (se mordre la lèvre quand on est embarrassée, etc.)

Pascal a beau jeu de dénoncer l’absence de ce qu’il cherche au mauvais endroit: le moi n’est peut-être pas tant au-dessus des qualités qu’en-deçà, dans une existence maintenue au ras du sol, au niveau existentiel de ces ^petits riens que sont les eccéités.



2) Ecce Ego

Dans un souci de clarté, il faut reprendre les étapes de la démonstration de l’auteur:

  1. Il est aussi hasardeux d’aimer quelqu’un à cause des ses qualités que de croire qu’une personne qui se met à sa fenêtre s’est mise là pour me voir alors que mon passage dans la rue est complètement accidentel. 
  2. Or il y a des qualités de corps: la beauté et des qualités d’âme: l’esprit.  Puisque aimer quelqu’un à cause de ses qualités est complètement hasardeux et que l’on ne peut pas vraiment aimer une personne à cause de ses qualités, on ne peut donc pas l’aimer non plus pour son corps ou pour son âme, mais alors quand on aime quelqu’un, qu'aime-t-on, puisque l’on ne peut aimer ni son corps ni son âme et que nous sommes toutes et tous un composé de corps et d’âme? 
  3. La réponse est « rien ». Il n’y a en réalité pas de moi à aimer chez une personne. Le moi est une abstraction, un mythe.  Nous n’aimons que des qualités empruntées et c’est complètement du hasard parce qu’en fait il n’y a aucune raison d’aimer plus la beauté ici que là.  Aimer quelqu’un est donc aussi insensé que dire qu’une personne à sa fenêtre s’est mise là pour me voir.


Nous retrouvons ici cet effet de tautologie du moi dans l’amour: tu dois m’aimer simplement parce que je suis moi et pas un autre et c’est cette tautologie que Pascal refuse en disant très clairement pourquoi d’ailleurs: « cela ne se peut et serait injuste ». Cela signifie donc que dans l’esprit de Pascal, si une personne travaille pour avoir ses qualités, si elle soigne son apparence esthétique ou bien si elle œuvre en vue d’avoir une bonne mémoire, une grande intelligence, une fantastique culture, alors il sera juste de l’aimer. Ici sa démonstration s’affaisse complètement parce qu’elle remet en cause l’une des premières caractéristiques de l’amour à savoir qu’il est inconditionnel. Comme il a été dit, le fond de la demande amoureuse c’est qu’elle répond à l’angoisse existentielle du dasein: rien ne justifie que l’on existe mais la personne qui nous aime signifie par son attachement que l’on a à ses yeux une légitimité à être. Privé.e.s que nous sommes de légitimité objective à être, voilà qu’une personne nous en donne une subjective. Le verbe « donner » est ici à recevoir au pied de la lettre. C’est un don absolu et sans condition.

Il a également été évoqué la possibilité que ce que Pascal fait semblant de chercher   au-delà des qualités pourraient parfaitement se trouver en deçà. Mais où en deçà? Dans ce qu’il faut appeler les eccéités en insistant un fois de plus sur la définition de ce terme. L’eccéité désigne la situation concrète et singulière d’une essence. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty affirme que « les sens et, en général, le corps propre offrent le mystère d’un ensemble qui sans quitter son eccéité émet de lui-même des significations capables de fournir leur armature à toute une série de pensées et d’expériences. »

Le moi pourrait-il se trouver dans ces pensées et dans ces expériences? Une eccéité désigne donc la façon tout à fait singulière et propre qu’a une essence de s’ancrer dans une matérialité, d’être en situation. Concernant une personne, je peux la désincarner, c’est-à-dire l’abstraire, la spiritualiser, l’élever, m’en faire une idée haute, spirituelle, éthérée. Bref je peux l’idéaliser ou bien au contraire je peux la suivre à la trace, c’est-à-dire la chercher dans cette poussière de petits riens qui signent sa présence au monde, à la situation.  Je remarque, par exemple que telle personne a une façon inimitable de prononcer les S, ou bien de beurrer ses tartines, ou bien de crisser les dents ou de rougir ou de se mordre les lèvres à telle ou telle occasion. Je finis par dresser l’inventaire de ces petits riens, d’en faire une sorte d’impossible portrait. 

                Pourquoi impossible? Parce que cette description n’est pas aussi figée que son nom, que l’image fixe d’un portrait de son corps, mais en même temps il est bien question aussi de son corps, mais pas d’un corps peint ou de l’image fixe d’un corps photographié (même s’il ne faut pas sous-estimer l’importance de ses eccéités dans le portrait comme le portrait de la jeune fille en feu nous y invite, non seulement parce que Marianne ne pourra faire le portrait d’Héloïse qu’après  avoir relevé certaines de ses eccéités (quand vous êtes embarrassée, vous vous mordez les lèvres), mais aussi parce qu’elle ne la peindra bien que quand Héloïse l’acceptera, c’est-à-dire quand elle acceptera d’être peinte non seulement pendant les heures de pose mais aussi quand elle dort, sur un lit, à telle ou telle occasion de la vie quotidienne, bref dans le foisonnement de ses eccéités).



L’eccéité d’une personne se situe bien dans son corps, mais d’un corps indissociable de ceci qu’il est toujours en situation, ou qu’il est toujours décelable dans ses traces, dans l’empreinte qu’il laisse sur un sol meuble: celui de la poussière de tous ces infinis détails qui constitue le degré le plus au ras du sol de notre existence, le plus littéral. Peut-être aimons-nous le caractère inimitable de la présence d’un être mais pas du tout au sens où elle serait surnaturelle, exceptionnelle, exactement le contraire de cela: dans sa façon de laisser un sillage très concret dans cette multitude de micro-évènements qui constituent le réel. Parmi toutes les façons inimitables d’être au monde, au plus prés de sa littéralité matérielle et prosaïque, il y en a qui nous touche et d’autres pas, sans que nous sachions pourquoi et c’est cela qui déclenche l’amour.  (contre Pascal d'ailleurs, on peut soutenir que si en effet telle personne ne peut s'être mise à sa fenêtre pour voir celle ci qu s'y trouve par hasard, elle peut néanmoins la regarder et éventuellement "flasher" sur elle; auquel cas elle se sera bel et bien mise à sa fenêtre pour la regarder)

Nous pouvons comprendre cela mais cela ne rend pas plus évident la question du moi car ce terme fait signe d’une unité et nous ne voyons pas vraiment à ce stade comment ces eccéités du corps de l’aimé.e pourraient constituer une unité. On peut mystérieusement tomber en arrêt devant « une » façon inimitable de faire ceci ou cela, de marcher, d’oublier, de prononcer, etc. Mais comment très concrètement déceler dans tout cela une convergence, une unification, une totalisation du corps de l’autre? C’est cela le problème.




Résumons au point où nous en sommes: nous sommes partis de Pascal et de la voie qu’il nous propose pour trouver le moi, à savoir l’amour. Pour Pascal, nous avons découvert que cette voie était sans issue ou plutôt qu’elle lui permettait de faire du moi une question sans réponse. Pascal pose une très bonne question qui est le cœur de l'interrogation sur le moi: « aimerait-on une substance? » Dans ce terme de substance, il faut entendre un être qui existe par soi et surtout qui demeure lui-même malgré les changements qui ne s’opèrent que superficiellement qu’artificiellement. Finalement la substance résonne parfaitement avec ce que nous avions désigné comme tautologie: je suis moi, malgré les changements dus à mon âge, à mes expériences, à mes changements de vie et d’opinion. Je reste moi. Il y a en moi quelque chose qui demeure identique et c’est ça le moi. Pascal n’a pas tout à fait tort de pointer que cette permanence d’une identité dans l’être d’une personne n’est pas facile à trouver et il ne pose la question de la substance que pour signifier que justement elle ne trouve aucun répondant dans l’amour. Nous n’aspirons qu’à être aimé.e pour des qualités que nous n'avons pas par des gens qui finalement se laisseront abuser plus ou moins consciemment par cette manœuvre. L’amour est un jeu de dupes qui à aucun moment n’engage ni ne vise le moi, tout simplement parce qu’il n’y a pas de moi. C’est une croyance de notre amour-propre. 

Or il y a deux façons de contredire Pascal: par le haut et par le bas. Le bas désigne les eccéités, ces façons d’être inimitables du quotidien mais alors on ne voit pas comment tout cela pourrait s’unifier dans un moi. On peut aussi s’entêter sur cette notion de substance et c’est bien ce que Descartes, dans le cadre d’une toute autre recherche, effectue. Il va désigner une substance sur la base de laquelle quelque chose comme une unité peut se dégager, c’est le « je pense ».


3) la substance pensante

Le souci de René Descartes (1596 - 1650) n’est, contrairement à Pascal, pas du tout de trouver le moi mais plutôt une vérité dont il serait absolument impossible de douter et toute l’originalité de sa démarche consiste simplement à activer le processus d’un doute actif, résolu, radical et méthodique afin de constater presque expérimentalement si une proposition est susceptible de lui résister. Plus la résolution de douter sera forte, ingénieuse et surtout méthodique, plus ce qui la mettra en échec pourra se prévaloir d’une vérité indubitable au sens propre. 

a) Cette machine de guerre du doute s’exerce d’abord sur les informations de nos sens dont nous avons déjà éprouvé de temps à autre (illusions d’optique, tactiles, etc.) qu’ils pouvaient nous donner une fausse représentation de la réalité. Descartes décide donc de rejeter toutes les informations de ses sens. 

b) Il existe également des certitudes que nous déduisons rationnellement d’un enchaînement rigoureux de déductions. C’est une question d’infaillibilité du raisonnement. Or Descartes affirme que cette infaillibilité ne peut être totale non pas du fait de la logique par elle-même mais à cause de l’entendement humain, toujours sujet à d’éventuelles erreurs. Donc il répudie également toutes les conclusions de raisonnements.

c) La dernière modalité d’information à passer à la trappe de ce doute hyperbolique concerne nos représentations en général, finalement nos pensées. Nous pensons à chaque instant (de notre conscience) que nous vivons telle ou telle scène. Mais nous nous sommes déjà rendus compte à l’occasion des rêves dont nous nous souvenons que ce que nous pensions vivre réellement était en fait un songe et que, par conséquent, il ne suffisait pas de penser que nous vivions telle ou telle réalité pour que cette réalité soit effectivement bien réelle.

Parvenu.e.s à ce stade, il ne semble pas que nous puissions vraiment trouver une vérité et toute la force de la méthode suivie par Descartes ici est de frôler les conclusions d’un courant de pensée dont pourtant il va essayer de renverser complètement les fondations, à savoir le scepticisme (Montaigne). Pour ce courant de pensée, en effet, il n’est aucune certitude dont l’être humain puisse jouir et rien ne peut être connu avec certitude.

Pour donner encore plus de force à son dernier argument (le c), Descartes imagine une fiction: et si une sorte de dieu suprême en falsification: un malin génie, l’équivalent de dieu mais en mode farceur, ou falsificateur s’ingéniait à nous tromper toujours, mais vraiment à chaque instant et sur tout. Il est un film relativement récent qui donne à cette fiction une sorte d’illustration parfaite, c’est Matrix des frères Wachovski. Le synopsis de ce film est la prise de pouvoir sur terre de l’intelligence artificielle qui ne dispose plus comme source d’énergie que des humains et de la chaleur qu’ils libèrent . Les hommes sont donc cultivés comme une ressource grâce à laquelle les machines peuvent fonctionner. Afin qu’ils ne réalisent pas cette situation d’exploitation, l’intelligence artificielle fait ce qu’elle sait faire: un programme de simulation d’existences envoyant à tous les humains les signaux sensitifs correspondant à des vies virtuelles qu’ils percevront comme étant la leur, le tout reposant sur un décalage temporel (les hommes ont du retard par rapport à l’époque exacte). Une sorte de jeu vidéo mais auquel nous  serions connecté.e.s en permanence et sans le savoir, et avec un scenario au sein duquel on n'intervient quasiment pas.

                    



                Les hommes sont cultivés en batterie exactement comme les poules que nous exploitons pour leurs œufs et pour leur viande. Ils naissent par le biais d’un processus génétiquement programmé et sont, dés leur naissance, reliés à des câbles qui leur envoient des stimulations fausses décryptés par leur cerveau comme étant réelles. Puisque finalement tout ce que nous vivons est sensation et que toute sensation fait l’objet d’un décryptage (de nos nerfs capteurs à notre cerveau), rien ne peut vraiment contrarier une telle entreprise de falsification. 

Évidemment dans le film, des rebelles entreprennent de détruire, à partir de ce programme, appelé « la matrice » cette simulation. Mais Descartes n’est pas réalisateur de films et sa démarche est non seulement métaphysique, mais aussi très « effective », voire régressive. Par ce dernier terme, ce qu’il convient d’entendre, c’est une sorte de retour à un présent pur, comme si, de cette fiction qu’il imagine il importait que nous revenions le plus possible à ce qui la rend possible et que nous réalisions à quel point cette falsification d’existence repose sur une existence de fait.

En effet, envisager cette hypothèse d’un malin génie ou d’une Intelligence artificielle toute puissante et falsificatrice suppose que tout ce que nous vivons en le pensant vrai soit faux. Mais surtout, cette représentation n’a aucune limite: elle concerne le Tout. S’il y a un malin génie, alors ce que je prends pour tout n’est en réalité « rien ». 

Mais le moi dans tout ça? Se peut-il que moi qui, suivant cette fiction envisage la possibilité de n’être rien, soit effectivement « rien »? Oui, comme le prouve Matrix à plusieurs reprises, la matrice peut envoyer à toute personne de faux renseignements sur elle-même, sur son apparence, sur son sexe, sur ce qu’elle pense être. Puisque la fiction s’insinue dans son corps et falsifie sa façon de décrypter les informations qu’elle reçoit, on peut parfaitement se vivre comme étant ce qu’en réalité on n’est pas. Donc je peux parfaitement n’être rien de ce que je pense être. Toutefois pour penser que l’on est rien, encore faut-il être quelque chose. Quoi? La pensée de n’être rien qui NECESSAIREMENT n’est pas rien. Même quand nous pensons que ce malin génie existe (et à bien des titres il existe - Pensons à toutes les entreprises de falsification aussi bien de l’information que de la publicité et de la propagande idéologique) et qu’il se peut fort bien que tout ce que je pense être ne soit rien, il faut bien que moi qui le pense soit « quelque chose », même si ce quelque chose reste dans sa qualification complètement indéterminé: 

« Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose ; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. »

Je ne suis pas ce que je pense être mais je suis nécessairement parce que je pense être, aussi faux que soit peut-être ce que je pense être: c’est exactement cela que dit Descartes en réponse aux sceptiques. Nous pourrions formuler cette vérité dans les termes de la quiddité et de l’existence. C’est dans le doute que l’on ne peut pas ne pas avoir sur notre essence que se situe la certitude de notre existence. Mais en même temps, c’est en tant que pensée que je suis certain d’avoir une existence de telle sorte que mon essence est comme il le dit dans les médiations d’être « une chose qui pense ». 




Ce point est particulièrement délicat et en même temps il est précisément celui qui nous intéresse. Nous pourrions penser dans un premier temps que Descartes privilégie le fait de notre existence sur la question de savoir ce qu’est notre essence, notre définition, notre identité. Pourquoi? Parce qu’il fait porter la certitude non pas sur ce que je suis ou pense être mais sur le fait qu’il faut bien que j’existe en tant que pensée pour être. Toutefois dans cette démarche de réduction à l’essentiel, Descartes justement ne vas pas jusqu’à la rédaction à l’existentiel. Peut-être que cela, c’est justement ce qu’opère le da sein et sans discussion possible il va de soi que le cogito de Descartes n’est pas du tout l’intuition du Da sein (étrangement cela, c’est plutôt Pascal qui l’éprouve). En d’autres termes, Le da sein se découvre et se vit comme une pure existence qui questionne déjà le fait d’être, qui ne s’éprouve pas en coïncidence avec le fait d’être. Descartes ne questionne pas du tout l’existence mais l’essence, c’est là qu’il entretient le doute, mais en même temps, l’essence est son souci et il finit bel et bien par une réponse: « je ne suis donc précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison. »

Telle serait la réponse de Descartes à Pascal si nous mettions en rapport ces deux auteurs sur la question du moi: il y a bien en moi une substance qui est la pensée. Par substance, rappelons le, il faut entendre ce qui demeure identique au-delà des changements.  Il ne faut pas s’y tromper, nous nous étions posé la question de savoir s’il faut renoncer à l’existence du moi (Pascal) ou bien la situer dans les eccéités, ou bien dans la substance. Descartes répond par la substance et cette substance est la capacité à penser. Même si je ne suis avec certitude qu’une chose qui pense, je n’en suis pas moins une substance. 



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire