mercredi 15 novembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6 - Pourquoi la langue ne peut-elle être qu'une totalité? La notion de valeur pour Ferdinand de Saussure


 Il a à plusieurs reprises été question d’un fonctionnement de la langue en circuit fermé. Toute langue, en tant que langue est « toute », c’est-à-dire totale, c’est-à-dire, comme le dit Roland Barthes, totalitaire. Mais précisément, avant de réagir négativement à cette expression très péjorative d’un point de vue politique, il faut réaliser 1) que c’est ce qui permet à la langue d’être un si bel outil de précision et 2) que c'est vraiment structurel, propre à toute langue. Nous serons amenés par la dissertation à insister sur la liberté de la parole, mais cette liberté ne prend vraiment sens que si on l’oppose à ce totalitarisme là, tout en comprenant que la langue ne peut absolument pas être autre que cela: une totalité, un système, une mise en rapport d’éléments qui ne prennent leur sens que de n’être pas tel autre élément au sein du même système. Pour que cette intelligence du sens s’effectue, il faut nécessairement que la langue soit un système, c'est-à-dire un ensemble clos, bouclé, cadenassé. Si la langue était ouverte à de l'extérieur, à du "dehors", nous ne disposerions pas de ces blocs de signification prédéfinis, entre lesquels s'agencent comme des interstices, des nuances de sens.

Or on ne comprend pas cela si l'on ne connait pas le concept inventé par Saussure de "valeur". Dans tout signe, il y a:

  1. un signifiant: l’image acoustique, ou encore l’empreinte mentale du signe: /ch/a/
  2. Un signifié, l’idée générale et générique du chat
  3. La valeur: le sens qui naît de la mise en rapport des mots entre eux au sein d’une chaîne, d’un système

Avant de donner un exemple précis de la valeur, on peut faire le détour en opérant une analogie avec un jeu de cartes. Il faut déjà remarquer que finalement, c’est très proche d’une langue par bien des aspects: des figures (roi, valet, dame, dix de trèfle) sont dessinées sur des cartes. En tant que dessins, ce sont des signifiants. Ces dessins font signe d’une idée: le signifié, c'est-à-dire le roi, la reine, le valet. Le roi symbolise la royauté. La royauté est donc le signifié de la carte qui représente le roi. Tout cela est très bien mais, en même temps, si on en restait au signifié et au signifiant, on ne pourrait pas « jouer » aux cartes, pas davantage que nous ne pourrions utiliser une langue si, en elle, il n’y a avait que "/ch/a" et l’idée de chat. Pour que je joue aux cartes il va falloir que je saisisse la valeur de chaque carte et celle-ci ne peut se déterminer que par comparaison, c’est-à-dire différenciation avec les autres cartes. Le sens du mot chat ne vient pas du tout du rapport entre le signifiant chat et l’idée de chat. On ne comprend pas le sens d’un mot en faisant le rapport entre le signifiant et le signifié. On ne comprend le sens du mot chat que par différenciation avec le mot "félin" ou "anima"l ou "végétal" et parce que s’établissent ainsi des jeux de recoupement, de hiérarchisation, d’opposition, d’appartenance, de sous ensemble et d’ensemble entre ces différents mots.  Aucun mot ne peut être compris isolément ou verticalement (rapport Signifiant / Signifié) parce qu’en fait c’est sa valeur qui constitue son sens (on peut dire que chat signifie l’idée de chat, mais cette signification n’est pas ce qui lui donne son sens (il faut distinguer sens et signification - Le sens c’est la valeur de la même façon que le sens du roi dans un jeu de cartes c’est d’être plus fort que le valet, et si on ne comprend pas ça, on ne peut pas jouer).

Saussure évoque le « sème » (au sens de sémantique). La valeur c’est le sème d’un mot. Nous pouvons ici faire une référence à deux langues différentes et montrer précisément pourquoi le sème  (ou sens ou valeur) du mot "mouton" ne peut pas être le même en anglais et en français. Si je dis « mutton », un anglais va comprendre autre chose que si je dis mouton à un français, parce que le mot mutton se différencie en anglais de sheep (qui veut dire mouton vivant alors que mutton veut dire viande de mouton). La valeur est une notion qui nous fait saisir à quel point l’axe paradigmatique pèse sur tout énoncé. Le français ne fait pas la différence entre ces deux façons d’évoquer le mouton. Cela signifie que lorsque un français entend le mot mouton, il ne le dégage pas du même fond de différenciation. Pour lui le mouton que l’on mange et le mouton qui vit désigne le même animal, la même chose. C’est cela qui est vraiment fondamental parce que nous comprenons alors qu’aucun mot n’est relié à une chose réelle, charnelle, effective, là, concrète. Nous savions bien que mouton est le symbole d’une idée, mais nous comprenons maintenant que ces symboles sont liés entre eux dans un système de symboles, dans une chaîne signifiante et que le sens des mots ne vient en aucune façon de ce qui se passe dans la réalité, dans l’être, dans la nature, dans la vie.

De le même façon le sens du mot rivière en français ne sera pas le même que le sens du mot river en anglais parce que ce que n’est pas une rivière pour un français c’est un fleuve, alors que l’anglais ne marque pas cette différence. Un fleuve pourra dont être traduit par river en anglais, et nous pourrions dire, nous français, que les anglais ne voient jamais de fleuve. Ce mot n’existe pas et donc la chose n’existe pas parce qu’il n’y a pas de sens c’est-à-dire de nuances de différenciation entre ces deux réalités là. Mesurons à quel point ce que nous appelons réalité se joue finalement entièrement dans le découpage linguistique de la nature. Ce qui « est » dans la nature n’est que ce que le jeu de différenciation et de sens des mots entre eux établit comme pouvant donner motif à distinction. Le critère de différenciation des choses par le biais duquel les choses « sont » s’effectue dans la langue, ce qui veut dire que les choses sont en n’étant pas, parce qu’elles ne sont que pour autant qu’elles ne sont pas un autre mot.

Ici s’effectue une réalisation dont le poids est vraiment considérable, à savoir non seulement le non être de la langue (puisque aucun mot n’a de valeur qu’en n’étant pas un autre mot) mais aussi la réalisation que c’est en plaquant sur ce qui est un système au sein duquel les éléments ne font que se différencier de ce qu’ils ne sont pas que nous faisons référence à l’être. C’est par le non-être que nous nous ménageons un accès à ce qui est. Nous traversons la compréhension de ce qui est avec un outil au sein duquel ne s’active que du « n’être pas », que du vide organisé, de la systématisation de symboles, un pur jeu de valeur entre des termes qui n’ont ni chair ni substance, ni vie.

Mais pour que cette dynamique (très peu dynamique en fait si par dynamique on entendu un rapport au mouvement de la vie) fonctionne (et elle ne fait que cela fonctionner), il faut bien comprendre que ces déplacements de sens (Mutton/sheep ou fleuve/rivière) ne peuvent s’effectuer que dans le cadre d’un système fermé sur soi. Puisque c’est la différenciation entre des mots qui donne à chacun leur sens, aucun mot ne peut valoir isolément. Il n’a de sens que dans une chaîne signifiante entre les mots mais il est alors nécessaire que cette chaîne relie entre eux et seulement entre eux les mots. C’est cela la fermeture sur soi de toute langue et c’est cette fermeture qui doit ici nous faire réfléchir, parce que dans tout ces il n’est pas question de vie, de liberté et pour une raison simple c’est que là, il n’est plus du tout question de parole.




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