jeudi 2 novembre 2023

Structure de l'inconscient patriarcal et voyeurisme cinématographique: Vertigo d'Alfred Hitchcock

 



ATTENTION SPOILERS : cet article est truffé de spoilers et considère comme acquis que ses lecteur.rice.s  ont vu le film. Si ce n’est pas le cas (encore!) et si vous avez envie de comprendre cet article qui finalement essaie d’illustrer les thèses de Laura Mulvey dans son article Plaisir visuel et cinéma narratif, il faut le regarder (ou bien il faut qu'il vous regarde). Il est encore un autre film de David Lynch intitulé « Lost Highway » qu l’on peut concevoir comme un remake vraiment libre dans son inspiration de Vertigo (lequel est lui aussi une adaptation d’un roman de Georges Rodenbach, « Bruges la morte »).


Il est une chose qu’il faut savoir sur Alfred Hitchcock, surtout si vous êtes du genre masculin, c’est que le plaisir que vous allez prendre à regarder son film n’est vraiment mais vraiment pas innocent et qu’en fait cette satisfaction que vous éprouvez porte en elle non seulement le génie d’un travailleur du regard qui a conçu tous les procédés techniques et visuels possibles pour libérer ce que Laura Mulvey appelle « la forme filmique structurée par l’inconscient patriarcal », mais aussi pour conforter un modèle de société auquel pour ma part, je n’adhère pas du tout. En d’autres termes, quand je regarde un film d’Hitchcock, je suis animé par deux niveaux de ressentis, le premier est un vif sentiment de plaisir et d’admiration mêlés et le second est vraiment POLITIQUE au plus pur sens du terme, et il est celui d’un rejet radical, voire d’une forme de lassitude devant une forme surannée qui n’a aujourd’hui plus lieu d’être. Quel bel objet autrement dit…Mais aussi quel vieux Musée!  Le film Vertigo est à ce titre absolument central dans toute sa filmographie et je ne crois pas tomber dans le raccourci arrangeant en donnant à ce titre un sens très, mais très, très large, et en même temps aveuglant puisque il n’est question dans ce film que d’un héros qui a le vertige. Ce qui pose vraiment question c’est de savoir devant quel type d’abîme il est pris de vertige. Pour ma part, à la fin des fins, ce gouffre est celui de toutes les impasses éthiques dans lesquelles nous placent le modèle de société patriarcal qui est le notre et de fait, nous sommes déjà tombés dedans.




1) Le malin génie du Cinéma

                         Mais c’est ici qu’il faut situer la réhabilitation d‘Alfred Hitchcock et du cinéma. Je regarde vertigo pour la énième fois avec un regard très distancé, un regard froid d’analyste, un peu comme Ulysse attaché au mat et je VOIS vraiment à l’oeuvre en pleine lumière tous les ressorts démontés de la chose filmique structurée par l’inconscient patriarcal. Quelque chose alors prend vie et corps, quelque chose qui est vraiment la montée en puissance d’un nouveau modèle de société auquel il n’est pas question de seulement croire puisque de fait il s’exerce, en cet instant même, a fortiori si juste après Vertigo, je regarde « Portrait de la jeune fille en feu » de Céline Sciamma. Dans ces deux films, ce que nous voyons à l’oeuvre ce sont deux cinéastes qui travaillent « sans capot » et qui nous disent finalement ce que c’est que regarder un film, une femme, un Autre et finalement soi-même. Il semble difficile de concevoir deux oeuvres plus contraires dans leur conclusion, dans leur combat, dans leur droiture. Paradoxalement la droiture des films d’Hitchcock est la perversion, celle de Céline Sciamma est tout simplement la politique.

Pour ma part encore une fois, c’est exactement ce qui explique que j’éprouve, devant les films de Sciamma, contrairement aux films d’Hitchcock, un sentiment de justesse d’abord et de plaisir ensuite. Ce plaisir n’est pas celui qu’accélère le vent de la chute mais qu’encourage celui qui se lève de Paul Valéry et je suis plus tenté de vivre dans un film de Céline Sciamma que dans n’importe quel film d’ Hitchcock, lequel me fait pourtant la part belle en tant que mâle, (faux) patriarche, barbu de surcroit, omnipotent, au sein d’une société inique et inéquitable parce que faite pour moi. J’avoue que c’est pour cela aussi que j’ai le vif sentiment que c’est d’abord à nous « mâles » plus ou moins âgés, loup garous adulés de toutes les lunes Hitchcockiennes,  de nous bouger et d’oeuvrer aussi clandestinement que le déploiement d’un film afin que cette révolution déjà amorcée depuis longtemps suive son cours lent (enfin pas trop quand même!). Ecouter Zemmour ou Julien Rochedy parler, c’est comme entendre le chant désespéré, glapissant, de coqs arthrosés qui voient leur heure de gloire arriver dans le lisier fumant d’une porcherie bretonne. C’est la raison pour laquelle il n’y a rien à leur opposer: tout cela déjà tend vers zéro. Le seul véritable interlocuteur est Hitchcock parce qu’il est un malin génie, ce que vraiment ne sont pas nos volatiles de basse-cour.


Rochedy tout beau dans sa chemise blanche échancrée...Maintenant qu'on a vu tes poils, tu peux la reboutonner...Sacré Juju!


Au démon génial de l’inconscient (très conscient en fait!) Hitchcokien, il faut rendre la monnaie de sa pièce et le remercier de nous avoir donné des films dans le visionnage desquels nous allons pouvoir relever tous les ressorts visibles /invisibles (tellement visibles qu’ils sont aveuglants) de cette manipulation. Hitchcock est un pervers de la pulsion scopique, au même titre que Henri-Georges Clouzot, Stanley Kubrick, Michael Haneke, Abdellatif Kechiche, bref la plupart des réalisateurs et même de certaines réalisatrices. Nous pouvons faire référence à l’interview de François Ozon concernant son film: « jeune et jolie », répondant à une journaliste peut-être un peu candide (ou incroyablement lucide):

 Journaliste: Le voyeurisme est une fausse piste… Au contraire, le spectateur n’est jamais mis dans une position de voyeur.
François Ozon: Ça dépend si l’on considère qu’il est péjoratif d’être un voyeur ! Pour moi, c’est l’essence même du réalisateur et du spectateur. Depuis Hitchcock, tout le monde sait que les spectateurs sont des voyeurs.

Ce qu’il faut bien comprendre ici (et qui explique pourquoi il est autant question dans ce blog  et dans les articles récents de Laura Mulvey) c’est que cet attachement à la chose filmique repose sur une évidence qui n’apparaît pas comme telle à tout le monde: à savoir que l’art est une affaire de perception et qu’il n’est que cela, mais qu’il est tout cela, c’est-à-dire qu’il est le seul vrai lieu des avancées politiques. Mais pourquoi plus le cinéma que les autres arts serait-il concerné? 

            Parce que comme il en a été question dans l’article précédent: la société patriarcale ne peut se comprendre qu’à partir de ce que les psychanalystes ont appelés "le phallus", terme dont la signification est VRAIMENT  à plusieurs niveaux, c’est-à-dire multiple et complexe, mais grâce à Lacan nous pourrions dire que la plus juste est celle qui le définirait comme la jouissance de l’ordre symbolique, jouissance qu’en un sens justement l’ordre symbolique interdit, de telle sorte que le phallus est à la fois la jouissance et l’interdit de cette jouissance. Par conséquent le phallus est lui-même lié à la castration et la castration elle-même a à voir avec le stade du miroir. Si l’homme est symboliquement privé de phallus (c’est-à-dire si sa castration est ce qui l’intègre à l’ordre symbolique) la femme est dans son image privée de phallus (à savoir que c’est dans l’image qu’elle jouit  du pouvoir de cette castration, elle ne vit que pour être vue). Dés lors le fantôme de la femme hante les représentations construites par les hommes et Hitchcock décline de toutes les manières possibles l’orchestration de ce fantasme exclusivement masculin, patriarcal, voyeuriste. 





2) Voyeurisme  et  stade du miroir

                Il existe un rapport assez évident entre le stade du miroir et le cinéma. Un miroir c’est un cadre dans lequel on voit une image, c’est un écran. Le lien entre l’écran et le miroir est réciproque: si le miroir est un écran, l’écran est aussi un miroir. Pourquoi? Parce que dans l’un et l’autre cas, nous ne sommes pas l’image que nous voyions nous et pourtant nous nous y identifions. Le stade du miroir c’est le début de ce malentendu profond par le biais duquel toute identification est nécessairement aliénation. Si donc il existe bien un lieu dans lequel nous sommes en mesure de comprendre précisément cet inconscient de la société patriarcale, c’est bien une salle de cinéma parce que finalement, tout se joue là, dans ce face à face avec ce jumeau spéculaire qui n’est pas moi mais dont je vais pourtant dire qu’il est moi et à partir duquel je vais me vivre avant tout comme une apparence, comme un apparaître. On pourrait dire littéralement que devant un film, a fortiori s’il est d’Hitchcock, je m’y vois tel que je ne suis pas mais tel que je me suis identifié lors du stade du miroir.

                Mais envisageons un moment que le miroir loin de viser un effet de fascination travaille à se révéler à moi en tant que miroir, qu’il ne se dissimule pas derrière ce qu’il reflète, qu’il prenne une sorte d’épaisseur réfléchissante , dans tous les sens du terme, c’est-à-dire qu’il ne se contente pas de réfléchir l’image mais qu’il me fasse réfléchir sur ce que c’est que refléter une image, alors tout change: je reviens de toutes les illusions, et principalement de celle d’être le corps que je vois reflété dans un glace et de fait: je ne le suis pas. Le fond de toute cette affaire est donc là: il ne s’agit pas seulement de contredire et même de contrarier complètement Ozon et toute sa lignée de cinéastes fétichistes en prouvant que regarder est autre chose que « voyeurer », mais au-delà de ça de rendre inopérant l’inconscient patriarcal de la chose filmique, voie royale d’un autre désamorçage, celui du regard, du stade du miroir, bref de l’inconscient patriarcal tout court, c’est-à-dire de l’inconscient freudien, oedipien ce qui déjà laisse poindre la ligne de fuite politique dessinée par la fille d’Oedipe: Antigone et la sororité.  Finalement le choix est assez simple: aller au cinéma est-ce être un voyeur  ou un.e visionnaire?





3) Désir fou que rien ne chasse

            Dans Vertigo, il faut comme l’ont bien fait de nombreux critiques, dérouler les chaines de production: qui construit qui? Décrivons l’histoire (Spoiler!): Gavin Elster veut tuer sa femme. Il met au point un plan vraiment diabolique pour y parvenir sans dommage pour lui et empocher les gains. L’un de ses copains de lycée Scottie souffre de vertige à la suite d’une mésaventure survenue pendant son métier de policier. Il l’engage donc pour surveiller sa femme : Madeleine dont il lui raconte le trouble: elle est possédée par le souvenir de son arrière grand mère Carlotta qui s‘est suicidée après une déconvenue amoureuse. En fait, après avoir éloignée sa véritable épouse, Elster demande à Judy son sosie, une femme moins instruite que la vraie Madeleine de jouer son rôle devant Scottie, lequel surveille donc, sans le savoir une sorte d’actrice qui va se conformer à la lettre au scénario d’Elster. Elle fait ainsi semblant de vouloir mourir en se jettant dans l'eau au Golden Gate de San Francisco. Scottie plonge pour la sauver et la ramène chez lui. Il tombe alors amoureux d’elle. Toujours fidèle au script rédigé par Gavin Elster, Judy/Madeleine se rend au couvent dans lequel Carlotta s’est tuée et monte  au clocher, suivie par Scottie qui toutefois, à cause de sa maladie ne peut aller jusqu’au sommet où Elster attend Judy avec le cadavre de la vraie Madeleine à laquelle il a brisé la nuque et qu’il jette dans le vide. 

                Scottie est donc ainsi réduit par Elster au statut de témoin d’un suicide. C’est cela que voulait l'assassin qui effectivement n’est aucunement inquiété par la justice, pas davantage que Scottie dont la maladie est certifiée et qui donc ne pouvait pas porter secours à la victime. Après une grave dépression, Scottie hante les lieux de sa rencontre avec Madeleine et finit par tomber sur Judy avec une autre coupe et couleur de cheveux et des habitudes beaucoup moins huppées que Madeleine.  C’est alors que le film libère à flux tendu son comptant de male gaze pur, sans additif. Hanté par le souvenir de Madeleine,  Scottie demande avec empressement à Judy de rejouer (mais pour lui c'est seulement jouer) le rôle de Madeleine et étrangement Judy accepte parce qu’elle est amoureuse de Scottie. On voit ainsi un plan dans lequel Madeleine se détache comme en surimpression de la présence de Judy et évidemment c’est d’autant plus troublant que Judy n’a jamais cessé d’être Madeleine, et qu’en même temps, Judy n’est pas Madeleine




        Elle passe d’Elster et de la direction d’actrice de son employeur au désir fantasmatique et délirant d’un amoureux dépressif. Mais Scottie reconnaît le médaillon de Carlotta que porte par inadvertance Judy et il comprend sans la révéler la supercherie dont il a fait l’objet. Il emmène Judy au couvent et ensemble cette fois ils montent au clocher où  Judy tourmentée par Scottie finit par tout avouer. Une ombre surgit alors, celle d’une bonne soeur qui effraie Judy et la fait tomber « une deuxième » fois mais cette fois ci réellement. The end. Notons bien que dans cette mort seconde, contrairement à Eurydice, Judy meurt vraiment, alors qu'Eurydice qui était bel et bien déjà morte une première fois, demeure intacte, comme le dit très bien Maurice Blanchot. Orphée la voit invisible et la touche intacte. Ce regard ne la rétrograde pas mais la sauvegarde dans l'instantanéité du souvenir, et surtout dans la considération de son altérité, ce que JAMAIS, mais vraiment JAMAIS Scottie n' a  tenté à l'égard de Judy.

        Par intérêt d’abord puis par amour ensuite, il n’est pas un seul moment au cours duquel Judy/Madeleine se comporte autrement qu’en tant que marionnette et objet des fantasmes masculins d’Elster et de Scottie. Elster utilise Judy qui utilise Carlotta qui utilise Madeleine qui utilise Scottie qui à son tour utilise Judy qui meurt. Evidemment il y a de nombreuses variantes dans les modalités de ces utilisations et d’ailleurs il manque encore un nom dans cette chaîne qui est celui d’Hitchcock qui nous utilise nous, spectateur.trice.s. Nous voyons se dérouler une chaîne continue de constructions de personnages dont les motivations sont de plus en plus troubles jusqu’à la plus terrible d‘entre elles: celle de Scottie de faire revenir Madeleine du royaume des  morts, mais juste en surimpression, en apparition. Il est persuadé que Judy n’est pas Madeleine mais la ressemblance le trouble comme chacune et chacun de nous au stade du miroir devant sa propre image. C’est le miracle de la ressemblance qui l’émeut au point de vouloir revivre des amours anciennes avec celle qu’il prend pour une autre. Scottie est donc prés à se refermer sur son propre délire en y asservissant, en y fétichisant entièrement l’être de Judy, laquelle finalement dans ce film passe de l’inexistence en tant que personnage à la mort en tant que personne réelle. Ce que Scottie lui donne vraiment en fait, c’est quasiment la mort même si ce n’est pas lui qui la pousse du haut du clocher, mais il a créé la situation de son décès.


4) Le bruit du tocsin  

La référence au mythe d’Orphée est aussi évidente que finalement faussée en fin de compte, car ce que veut Scottie c’est faire revivre l’image de Madeleine en utilisant le support visuel de Judy. Evidemment ce qui doit ici vraiment nous poser problème, ce sont les éventuels rapprochements avec notre vie sentimentale: n’est-ce pas toujours un peu comme cela que ça fonctionne en fait? Ne sommes nous pas condamné.e.s à aimer et à être aimé.e.s pour ce que nous ne sommes pas, dans un jeu de ressemblances dont nous ignorons tout, et qui selon Freud, commencerait dés l’oedipe? Cette inexistence dont la pauvre Judy subit le choc, n’est-ce pas ce qui de fait se déploie dans toutes les relations affectives humaines? La réponse est « oui » sans aucun doute mais faut-il immédiatement se presser de rajouter: dans une société patriarcale et phallocentrique, car finalement comment Judy pourrait-elle être aimée, être simplement regardée pour elle-même si Scottie lui-même ne s’est jamais pris en considération qu’en tant qu’image de corps reflétée par le miroir? Comment pourrions nous demander aux humains de s’aimer les uns les autres, si d’emblée ils ne sont identifiés en tant que moi qu’en se prenant pour cet autre qu’est leur corps reflété, imagé, fantasmé? Le lien opéré par Jacques Lacan entre le phallus, le stade du miroir et l’ordre symbolique est, comme Laura Mulvey en a l’intuition, la clé qui cadenasse la chose filmique dans l’inconscient de toute société patriarcale.

           



         Tout le film est une sorte de modélisation du souvenir dans l’espace par la figure de la spirale. Et la dynamique du film n’est qu’aspiration du regard vers le chignon de Carlotta/ Madeline/ Judy, vers l’escalier du clocher, vers l’idée même de la chute pour toute personne souffrant de vertige. Qu’est-ce d’autre, le vertige qu’un trouble de la vision? Scottie, de victime devient bourreau, en imposant à Judy la reprise de son rôle de Madeleine. Le regard qui nous aspire vers la chute dans l’espace tournoyant du vide nous projette dans le délire de la résurrection de la morte par un jeu de superposition de deux images éloignées dans le temps. Il y a donc deux mouvements: aspiration du regard vers l’espace tournoyant de la spirale et superposition par l’image instantanée de deux femmes dans le temps. Telle est la souricière de ce film dans laquelle ni Scottie ni le spectateur et surtout pas la spectatrice ne peuvent sortir indemnes. C’est comme si le destin de la société patriarcale s’écrivait délibérément dans ce film qu’il nous faut vraiment regarder comme on entend le son du tocsin. Faire en sorte que le bruit de cloche final ne soit pas celui d’un glas, c'est tout ce qui incombe aux réalisateur.trice.s d'aujourd'hui, mais aussi et surtout aux spectateur.trice.s que nous sommes. 





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