mardi 28 novembre 2023

Terminale 2 / 3 / 6: Peut-on parler sa langue maternelle en son propre nom?


 Finalement le sujet pouvait être reformulé suivant l’énoncé suivant: « puis-je parler en mon nom propre dans ma langue maternelle? » Toute la difficulté du sujet s’exprime dans l’ambiguïté entre le propre auquel fait référence le nom propre qui est « moi » et la nature profondément impersonnelle, anonyme, générique, taxinomique (classificatoire)  de la langue. Comment assouvir ce désir de parler en son nom propre dans une langue qui ne fonctionne, en tant que langue:

  1. Que par des généralités, c’est-à-dire des étiquettes dont chacune est un « genre », une idée générale, ce que l’on appelle un « taxon »
  2. Que par des stéréotypes dont on perçoit bien qu’il y a toujours une part de «  déchet » , de non-dit par rapport à un vouloir dire qui reste inexprimé comme au seuil de l’expression linguistique, "innommable".
  3. Que par des répétitions d’un passé comme si parler une langue était comparable à chercher dans une déchetterie la forme usée susceptible de convenir à une volonté et intensité d’expression toujours nouvelle parce que présente. Parler une langue c’est éprouver comme une violence cette confiscation d’un présent par un passé, cette interdiction de s’ouvrir comme à une authentique aventure à ce qui se manifeste à nous (sentiment, pensée ou situation) comme miraculeux parce que c’est ça « maintenant ». Mais devant moi, l’auditeur.trice est là, dans l’attente d’une compréhension "passée" de ce que je dis "maintenant" et cette compréhension ne pourra s’effectuer que sur une ancienne plate-forme commune à nous deux. Je ne dis donc que ce qu’elle ou il « peut » entendre: « A bon entendeur ». Quelque chose parcourt la langue qui est un mouvement d’institutionnalisation au sens fort du terme de faire rentrer dans le rang, c’est-à-dire dans le commun. Se faire entendre en tant qu'énoncé, que message, c'est éprouver cette défection d'un pur présent rabattu sur les lieux communs d'un passé sur lequel on "s'éternise".


Deux exemples peuvent ici être invoqués pour apporter de la clarté à un sujet complexe. Peut-être avez vous été confronté.e à ce genre de dialogue avec une personne plus âgée de votre entourage:

- C’est fou, je n’avais jamais vécu une chose pareille…

- Bah quand tu auras mon âge, tu te rendras compte que ça n’a rien d’exceptionnel!

Il y a légitimement de quoi HURLER devant la violence sous-jacente d’un tel déni de nouveauté, et finalement devant une telle peur panique que quelque chose du présent se soit effectivement effectué. Au-delà de la posture avantageuse (et fausse) du vieux sage qui a tout vécu, c’est bel et bien à une terreur que nous avons affaire, mais devant quoi? 

            A l’idée qu’il y ait dans tout instant présent une naissance, une renaissance remettant à zéro les compteurs de l’existence,  à la pensée que certes tout ne soit qu’éternel retour mais éternel retour de ce qui ne sera plus jamais comme avant. Le dramaturge et essayiste Wajdi Mouawad a dit: « chaque époque essaie d’inventer une manière d’assassiner sa propre jeunesse ». Il se pourrait que le fin « mot » de cette citation à laquelle nous serions bien inspirés de réfléchir soit dans la langue et dans le mouvement de cette institutionnalisation propre à la langue. Il FAUT alimenter la croyance présenticide que ce que nous vivons comme JAMAIS se passe en fait comme TOUJOURS. Tout n’est que redite, rengaine, déjà-vu, nom COMMUN. Comment parler en son nom propre une langue qui n’est constituée que de noms communs et par conséquent usés? Comment parler en son nom propre avec des mots-déchets trouvés dans les poubelles des lieux communs?




- Tu comprendras quand tu auras mon âge

- Non, parce que quand j’aurai ton âge, avoir 40, 50 ou 60 ans ne signifiera pas du tout la même chose que maintenant et que chaque adolescent.e invente une certaine façon d’avoir 16, 17 ou 18 ans. Et toi? Finalement du haut de ta sagesse d’Homme qui a déjà tout vécu, tu as inventé quoi de tes 60 années? 


De nombreuses personnes sont bien conscientes de la justesse de la fameuse phrase d’Héraclite: « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » sans forcément en tirer la plus immédiate et irrévocable conséquence: rien de cet instant que nous vivons ne peut s’effectuer autrement qu’en tant que jaillissement imprévisible d’une nouveauté. Si rien «  n’est » jamais mais que tout devient toujours, alors quelque chose en ce moment même nous convoque urgemment, nous intime l’ordre d’inventer une nouvelle façon de dire ce qui n’a jamais été dit, avec un usage de la langue qui n’a jamais été tenté par personne jusqu’à ce maintenant. 

C’est exactement à cette tâche surhumaine que se voit confronté l’offensé de « pour un oui pour un non » de Nathalie Sarraute: « personne ne peut comprendre, personne n’essaie du reste. » Cette infime nuance de condescendance qu’il a reçu de plein fouet, c’est ce que les mots usuels ne peuvent dire dans ce qu’elle a de brutal, de pur, de brut, c’est-à-dire finalement de « présent »  (et l'offenseur a alors beau jeu de se récriminer, du haut de la toute puissance dont la langue le crédite: je n'ai jamais "dit ça", puisque de toute façon la langue ne laisse ni ne porte pas la moindre trace d'un présent en tant que présent) . Toute langue ramène à du bien connu passé la prise de parole un peu démente du présent. Pourquoi: «  un peu démente »? Parce qu’en tant qu’acte, la parole se lance, tête la première, dans un combat que la langue a pour mission, pour fonction d’éviter, de noyer: « dire ce qui se passe, et s’y tenir ». Toute langue est une forme très dure de négationnisme du présent.

Or, il est absolument impossible que nous trouvions dans les mots tels qu’ils sont, c’est-à-dire déjà-là cette justesse, cet aplomb, cette capacité à advenir à la verticale de cet instant: « maintenant », de telle sorte que nous n’avons que deux solutions: 

1) Miser sur ce qui tout en empruntant le sens usés des anciens mots va faire émerger, en tant que pure parole, autre chose que de la langue:

- Beau temps hein?

- Oui mais le fond de l’air est frais




Rien de nouveau sous le soleil de la langue mais précisément, sous cette apparence de non-dit (au sens où rien n’est vraiment appris par l’un et par l’autre), la vie de l’un s’est mêlée à la vie de l’autre et c’est cela " parler pour ne rien dire ", parler pour parler parce qu’en fait c’est le seul moyen de situer nos existences à la bonne hauteur de ce qu’elles sont et ce qu’elle sont c’est "coïncidentes" dans l’émergence d’un pur présent. Au fond, c’est cela qu’elles se disent: parler c’est ancrer l’évènement de son existence dans l’être en maintenant à distance le non-être différentiel du système fermé de toute langue.


2)  Casser la langue: « Je te clef d'or je t'extraordinaire tu me paroxysme. Tu me paroxysme et me paradoxe je te clavecin tu me silencieusement tu me miroir je te montre, etc. »   (Ghérasim Luca).  Au-delà de tout ce que l’on peut relever comme barbarismes barbarisant la langue et donc ouvrant les vannes d’une pure sonorité de la parole (proche du cri…mais sans y tomber puisque ce sont des mots), ce qu’il faut entendre dans ces poèmes (sonores plus que sensés), c’est du passéisme cassé, réfuté, dépecé, dynamité par de la parole pure parce que présente et surtout imprévisible, improgrammable. C’est de la parole vive à l’écoute de laquelle on perçoit forcément confusément l’ineffable cri d’un pur présent, ou pour le dire « autrement »: la violence informulable de cette remise à zéro des compteurs de nos existences en quoi consiste la venue au monde d’un présent brut et donc innommable. Tout instant présent est  innommable et la poésie, c’est l’effort héroïque de le nommer quand même.


L’autre exemple que l’on peut utiliser pour mettre à jour ce dommageable mouvement d’institutionnalisation qui parcourt la langue, c’est la tentative de restitution par les rescapés des camps de la mort du 3e Reich de leur expérience. Ils sont nombreux à avoir tenté d’exprimer le fait qu,e dans cette tentative, ils ont fait l’expérience de cette confiscation par la langue de toute possibilité de dire du présent. Aucun mot dans la déchetterie de la langue ne convenait pour traduire l’intensité de cette expérience limite. Et c’est ce même trouble de l’attente des proches espérant  pouvoir partager avec lui la narration d’un fait qu’ils décrivent la gorge nouée en pointant la déconvenue de cette attente laquelle est à la fois profondément bienveillante, légitime et, en même temps, parfaitement inconvenante (écouter ici, c'est accepter de ne pas pouvoir comprendre, c'est écouter pour ne pas comprendre, pour ne pas banaliser dans la communauté d'un partage d'expériences communes le témoignage pur de faits littéralement innommables). L’expérience des camps est sans conteste une épreuve du réel en ce sens qu’il y a excès du réel vécu par rapport à l’entreprise de globalisation des mots. Là l’esprit de caricature inhérent à toute langue est brutalement démasqué comme inconvenant, faux, pris en défaut.

Il n’existe qu’une seule pratique humaine qui puisse être à la hauteur de ce défi et c’est l’art, précisément parce qu’il n’est JAMAIS question de comprendre une œuvre d’art ni d’en  saisir le message. Le propre d’une œuvre d’art est de nous imposer le choc d’une présence , de s’enraciner suffisamment dans l’être pour que nous ne puissions pas nous y dérober,   ni tenter de l’aseptiser par l’usage des mots. D’une œuvre on peut dire qu’elle est seulement « là » et qu’elle fait naître de ce fait une résonance entre ce qu’elle est et ce que nous sommes vraiment à savoir des Dasein, des êtres « là ».




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire