dimanche 19 novembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6: Explication du texte de Philippe Descola (type 3e sujet de l'épreuve du baccalauréat) - Pour le 15/12

 Expliquez le texte suivant:

"L'opération qu'il s'agit de faire à présent consiste au contraire à concevoir la destinée des humains et celle des non-humains comme intrinsèquement mêlées. L'idée de nature a pu servir un temps à exprimer toutes sortes d'aspirations confuses et de projets informulés, et c'est la raison pour laquelle l'écologie a été d'abord pensée comme le projet de sauver la nature, ou de la conserver – un projet consistant simplement à accorder de la valeur à ce qui autre­fois n'en avait pas. Mais en dépit de cette utilité tactique que je reconnais à l'idée de nature, il me semble nécessaire de répéter que cette notion a fait son temps et qu'il faut maintenant penser sans elle afin d'imaginer des institutions qui permettraient de réaliser le couplage des humains et des non-humains, c'est-à-dire de gouverner dans les mêmes termes la vie de l'ensemble des êtres.
  Cela peut sembler assez abstrait, mais il s'agit avant tout de cesser de concevoir les sociétés comme des réa­lités sui generis posées dans un environnement auquel elles doivent s'adapter, qu'elles doivent façonner, transformer, pour acquérir une identité et une destinée historique. Or c'est le modèle qui domine encore la représentation de l'action politique. Il faut donc imposer l'idée que les humains ne sont pas des démiurges ingénieux qui se réalisent par le travail et la transformat­ion de la nature en ressources, mais que ce qui est premier, ce sont des environnements fragiles où coexistent des humains et des non-humains, et dans lesquels la vie épanouie des premiers est en très grande partie dépendante des interactions avec les seconds. Autrement dit, l'unité d'appréhension de la vie politique, à mon sens, ne devrait plus être la société, la nation, cela ne devrait plus être un territoire délimité par des frontières étatiques ou tribales. Il faut substituer à ce modèle issu des théories classiques de la souveraineté un tissu d'écosystèmes, de milieux de vie, qui sont à la fois urbains et ruraux, interdépendants et en partie autonomes. Et dans ces espaces, des interactions complexes impliquant des échanges d'énergie, d'information, se produisent, qui doivent être menées au mieux, de façon à ce que la perpétuation de la vie des humains passe aussi par une meilleure prise en compte de leurs échanges avec les non-humains. Il s'agit pour l'essentiel de déplacer les objets habituellement définis comme « politiques », et de mettre nos catégories juridiques, politiques, économiques et administratives à l'épreuve de cette transformation – puisque, telles qu'elles nous sont léguées par la tradition, elles sont inadéquates pour penser et organiser ces interactions. Il y a donc un travail considérable à faire pour penser de nouveaux instruments de gouvernement de l'ensemble des composantes des mondes et pour que les citoyens animés par le désir de l'action publique puissent rendre acceptables ces nouveaux instruments en les débattant dans la collectivité."

Philippe Descola, La Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 322-323.



La connaissance de la doctrine de lauteur nest pas requise. Il faut et il suffit que lexplication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.



Remarque liminaire

Il est seulement question ici d’attirer votre attention sur le fait que nous n’allons pas « lâcher » ce texte pendant plusieurs semaines et cela nous donne idée de la qualité et de l’intensité de lecture dont il va nous falloir faire preuve pour l’expliquer. Ce texte n’est pas un document qui accompagnerait une question, il est notre sujet, il est cette question mais peut-être en contient-il plusieurs. Il est encore moins une simple illustration de tel ou tel sujet. Le jour de l’épreuve vous aurez le choix entre deux sujets de dissertation et un sujet d’explication qui sera un texte. Les deux exercices sont très différents mais évidemment, ils ont la même importance et aucun ne bénéficie de la moindre supériorité à l’égard de l’autre. Concrètement cela signifie que l’on attend une explication vraiment complète, détaillée du texte et qu’à aucun titre des réflexes de réduction, de banalisation, de fichage ne sauraient ici prévaloir. Si ce passage a été choisi c’est que l’on estime qu’il contient en lui-même, une thèse et des arguments qui restent une unité, une continuité. TOUT y est et même si nous allons pouvoir effectuer des rapprochements, des éclairages, des oppositions et des contrastes avec d’autres textes, d’autres auteurs, l’essentiel est que nous expliquions tout ce qu’il est, et rien que ce qu’il est. Cet article a pour but de cibler l’enjeu du texte et de percevoir son ambition, laquelle est finalement révolutionnaire, pas au sens de destitution violente d’une autorité par l’action d’une population déchaînée, mais au sens de changement de définition de la plupart des termes qui jusque là nous ont permis de nous identifier contre ce qui n’est pas nous ou « pas de chez nous: la nature, les animaux,  les peuples dits primitifs.



  1. L’esprit du texte à la lumière de sa date de publication

Philippe Descola est un philosophe, anthropologue de notre temps, né en 1949.  Cela signifie que sa lecture ne nous situe pas seulement en tant que récepteurs de thèses philosophiques mais aussi en tant que contemporains dotés d’une certaine faculté d’action quand à ce que nous vivons. La situation écologique qui est abordée dans ce passage est « la notre » et ce prénom possessif, c’est non seulement un certain collectif qui est signifié mais aussi une condition temporelle, un présent. Cela signifie qu’au critère de la pertinence du propos s’ajoute celui de la justification d’une éthique, voire d’une révolution dans ce domaine. Pour le dire plus clairement à la satisfaction de comprendre une pensée peut s’ajouter celle de savoir comment agir face à une situation dont nous entendons dire, chaque jour, qu’elle est catastrophique, et cela par le biais de différentes instances scientifiques, médiatiques, sociologiques. 

Il ne s’agit donc pas de réfléchir seulement sur l’Humain mais de la question de sa pérennité, de la continuité d’existence voire de survie de l’animal humain au sein d’un milieu naturel qui nous envoie des signes d’épuisement, mais plus encore des avertissements sur la compatibilité de nos modes de vie avec les écosystèmes de la planète. Le plus souvent nous sommes mis en contact avec ces questions par des considérations politiques, idéologiques. Les partis politiques sont de plus en plus confrontés à cette nécessité de prendre position  sur des thèmes écologiques et c’est donc sous l’angle des différentes propositions intégrées au programme de chacun d’eux que la société française aborde ce problème. 

Mais évidemment ce n’est pas le cas ici, Philippe Descola est un anthropologue, cela veut dire qu’il a été amené dans le cadre de ses recherches à réfléchir aux différences de modes de vie entre les cultures humaines au gré de l’examen de toutes leurs variables.  L’existence humaine se dit et se déploie en plusieurs sens: c’est  dans cette proposition irréfutable de départ que consiste l’oeuvre de tout anthropologue. On ne peut pas se représenter de personnes plus averties de toutes les différences entre les peuples humains qu’un ethnologue.Or c’est précisément à partir de cette analyse comparée de tous les modes de vie humains que l’auteur ici ose affronter la question du rapport non pas tant entre les différentes cultures humaines mais entre les humains et les non-humains (c’est-dire les animaux, les végétaux, les éléments naturels). Comment nous humains qui sommes des animaux politiques pouvons nous envisager la perpétuation de la vie et cela en parfaite corrélation avec des animaux non-politiques? Est-ce que la notion de « peuple des vivants » pourrait avoir un sens? Comment pourrions nous constituer un peuple avec des animaux, des plantes, des minéraux sans tomber dans une espèce de romantisme naturel extrêmement suspect ? L’enjeu de ce texte est vraiment considérable et  tout son intérêt vient justement du fait que son auteur n’est pas un écrivain  de fantaisy, de science fiction, mais un anthropologue dont on sait bien que les propositions s’appuient sur des voyages, sur des analyses comparatives (la comparaison n‘est pas hiérarchisation) entre les cultures humaines.


Nous ne sommes pas en présence d’un manifeste pour l’écologie. C’est  presque le contraire dans la mesure où l’une des thèses vraiment essentielles de ce texte est la non-existence de la nature. Philippe Descola, en effet, évoque dans plusieurs de ses livres tout ce que l’idée même de « nature » (c’est-à-dire le fait que la société occidentale ait créé ce concept là qui suscite en nous des effets de croyance parmi lesquels l’altérité radicale des non humains à l’égards des humains) a généré non seulement de problèmes mais aussi d’illusions quant à la présence de l’homme dans le monde. Nous pourrions mettre un nom sur cette illusion: l’anthropocentrisme. Dans ce texte un anthropologue pointe avec beaucoup de justesse tout ce que l’invention du concept de nature en Occident a engendré de fausseté, d’erreurs et d’illusions dans toutes les représentations des européens et de l’idéologie dominante dont ils sont porteurs en termes d’anthropocentrisme. 

L’idée selon laquelle la faune, la flore ainsi que tous les éléments qui au sein de cet écosystème rendent possible la vie de différents organismes que nous colonisons et utilisons à notre seul profit, à nous Humains, doit être perçue à la lumière de l’existence de ce terme « nature ». A partir du moment où nous envisageons réellement que 1) nous ne sommes pas des êtres naturels mais culturels 2) que cette désignation fait de nous des êtres de droit différents de toutes les autres composantes de la vie et du monde (lesquels par conséquent ne sont pas reconnus comme ayant des droits) 3) que par conséquent tout ce qui n’est pas humain peut servir de ressources aux sociétés humaines, alors il apparaît clairement qu’il existe un présupposé qui sans le moindre fondement instaure l’idée d’une distinction profonde entre nature et culture et qu’à partir de ce postulat arbitraire, toute notre conception de l’existence humaine repose sur une forme d’égocentrisme mais à l’échelle de l’espèce.


Ce texte nous invite à réfléchir à la nécessité d’une Révolution culturelle. Par ce terme, on entend habituellement une révolution des esprits, une transformation radicale des a priori sur la base desquels se fondent une société voire une culture. Mais ici cela va encore plus loin: il n’est même pas seulement question des fondements d’une société ou d’une civilisation mais de l’idée même de culture telle qu’elle s’est construite en Occident en s’opposant à cette notion de nature dont Philippe Descola affirme qu’elle n’existe pas:                                                « La nature, je n’ai cessé de le montrer au fil des trente dernières années : la nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non-humains qui est née par une série de processus, de décantations successives de la rencontre de la philosophie grecque et de la transcendance des monothéismes, et qui a pris sa forme définitive avec la révolution scientifique. La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les Européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois. »

Avant d’essayer de comprendre précisément tout ce que cette citation recèle de fondamental dans la compréhension du texte, il nous faut mesurer la tâche qui nous attend et qui est considérable puisque elle est à la hauteur de la révolution (douce) visée par Philippe Descola  (par révolution, il ne faut aucunement entendre quelque mouvement politique que ce soit - Philippe Descola n’est pas un militant ni un influenceur, il fait son métier d’ethnologue, c’est-à-dire qu’il explique tout ce dont il a pris conscience au contact d’autres peuples parmi lesquels les achuars qui vivent dans la forêt amazonienne. Il constate qu’il n’y a pas de mot pour dire nature chez les Achuars). Il ne s’agit ni plus ni moins que de revenir sur un axe autour duquel la civilisation européenne et donc américaine s’est littéralement constituée. A l’échelle individuelle, il est donc souhaitable que nous interrogions au plus profond de ces couches de conditionnements ajoutées les unes aux autres depuis notre naissance (et bien avant au fond) pour y trouver cette strate de « sédiments mentaux » posés là par l’idée que la nature « est » et qu’elle s’oppose à la culture. 


  L’enjeu de ce texte dépasse en cela celui de toutes les révolutions de pensée qui pourraient venir à notre esprit. En fait, cela suggère que les difficultés de compréhension que nous allons peut-être rencontrer dans cette explication viennent probablement moins de difficultés de compréhension « pures » que d’une part de ce conditionnement qui « ne veut pas comprendre ». Mais en même temps, il se trouve qu’il n’y a pas de meilleur moment que maintenant en 2023 pour saisir le fond d’un tel texte parce que c’est en ce moment que naît enfin dans certains courants d’opinion une certaine prise de conscience de tout ce que nos modes de vie occidentaux recèlent en terme de bio-incompatibilité:

  • L’effondrement de la bio-diversité, à savoir la 6e extinction de masse (avec des espèces animales qui disparaissent de la surface du globe)
  • Le réchauffement climatique 
  • La perturbation des cycles biochimiques de l’azote et du phosphore
  • L’acidification des océans
  • La perturbation des cycles de l’eau douce
  • Le changement d’affectation des sols
  • L’appauvrissement de la couche d’ozone stratosphérique
  • L’accroissement de la charge atmosphérique en aérosols

Le problème vient de ce que le mondialisme en diffusant économiquement dans la planète entière le mode de pensée qui s’est constitué sur un modèle productiviste pour lequel la nature est une ressource atteint aujourd’hui son apogée au même instant où  les signes d’épuisement de la planète et les paramètres garantissant tout simplement ce que l’on pourrait appeler la vie sont en passe de n’être plus respectés, tenus. 

Et pourtant l’esprit de ce texte n’est pas écologiste pour la bonne raison que si la nature n’existe pas, il est tout aussi vain de la stigmatiser, ou de l’exploiter que de la défendre. La nature n’existe pas parce qu’elle n’est pas une idée séparable de l’humanité. Les Achuars, peuple au sien duquel  Philippe Descola et sa femme ont vécu pendant deux ans sont entièrement adapté à la nature, précisément parce que l’idée même de nature n’a pas le moindre sens, ni la moindre mention chez eux.

Il faut ici pointer une sorte de vice de procédure qui oeuvre en tout débat de société et qui fait la part belle à tout mouvement de stigmatisation et d’ostracisme par une partie de la population à l’égard d’une autre. Si par exemple un homophobe exprime sa haine de l’homosexualité et qu’indigné,  je prenne la défense des homosexuel.le.s, il y a une chose que je valide en m’y opposant, c’est que la question de l’intégration des homosexuel.les se pose, alors qu’en réalité elle ne se pose pas. L’attaquant est en un sens  sûr de l’emporter, non pas parce qu’il aurait de bons arguments (de fait il ne peut pas en avoir) mais parce qu’il a simplement réussi à poser comme problème ce qui n’a pas lieu d’en être un. Toute émission prétendant poser comme problème à débattre la question de l’homosexualité et de le faire, en toute objectivité, aura déjà, sans s’en rendre ou  au contraire en  le sachant parfaitement, tranché la question puisque de fait il y a problème.  

                


                Les participants s’efforçant de défendre la cause des homosexuel.le.s le font non seulement en pure perte mais contribuent à renforcer dans l’esprit des spectateurs qu’un homosexuel n’est pas exactement un citoyen comme les autres alors qu’évidemment si.  On pourrait en dire tout autant pour le féminisme. Que le féminisme pose problème, c’est exactement ce que parvient à imposer toute société patriarcale qui pose la question en faisant semblant de tout faire pour le résoudre. On ne voit pas bien comment le fait d’être femme pourrait poser problème si ce n’est à partir d’une façon de poser le problème qui est celle du patriarcat. Quand c’est le camp adverse qui s’intéresse à vous est tant que problème à résoudre, il semble malheureusement aller de soi qu’il ne va pas aller jusqu’à réaliser que le seul problème à résoudre c’est lui.  Il y aurait beaucoup à dire, de ce point de vue, sur une phrase très mal comprise  de Jacques Lacan: « la femme n’existe pas ». Ici en affirmant « la nature n’existe pas », c’est exactement la même chose que veut signifier Philippe Descola. Y-a-t-il du sens à dire que « l’être est », que « le rouge rougeoie », ou que « la pluie pleut » ? Non, aucun. De la même façon, dire que la nature existe, c’est ce qui permet à la culture de valider le fait culturel qu’elle n'existe que pour être pillée, exploitée, colonisée, consommée, dénaturée puisque cela signifie qu’elle existe comme « n’étant pas » la culture. Puisque par conséquent les non-humains sont de nature différentes des humains et que ces derniers ont des droits, ils ont le droit de réduire les non-humains à l’état de ressources.


2) La distinction Nature / Culture

a) Le mot et la chose

Quelque chose de cette dynamique perverse de la stigmatisation s’explique par la structure même de la langue et de la désignation, de ce que l’on pourrait appeler les effets du nom, de la nomination. Quoi de plus évident que l’existence de la nature, en effet, quoi de plus éclairant dans la façon d’appréhender notre différence à nous humains étant entendu que cette différence « est »? Comment pourrions nous mieux rendre compte du fait que chez l’être humain, tout est construit alors que dans la nature tout est donné? Le paradoxe est qu’il est à la fois certain que ce mot de « nature » désigne une différence qui indiscutablement existe puisque de fait quelque chose de la vie humaine semble faire sécession avec les autres êtres naturels et tout à fait assuré que l’idée même de cette différence accrédite un certain type de comportement qui creuse et légitime cette différence.

Finalement le fond de cette question est de savoir si cette ligne de partage que crée la désignation, c’est-à-dire l’existence même du signifiant « nature » dans la chaîne des langues européennes  ne serait pas en réalité cela même qui a provoqué cette sécession, cette rupture. Toute apparition d’un terme dans le système de la langue crée, au sens propre, un état de fait puisque la valeur qui va se détacher de la différenciation de ce signifiant avec les autres entérine dans la pensée des membres de cette communauté linguistique l’émergence d’un concept. Pour le dire plus clairement l’effet structurant de la langue sur la pensée, c’est-à-dire le fait que nous ne puissions pas penser autrement qu’à partir de la langue et toujours déjà EN elle, pose la question de savoir ce qui dans l’émergence du signifiant « nature » tient à l’observation la plus rigoureuse et la plus objective de « ce qui est » ou bien découpe dans le fil continu d’une trame au sein de laquelle les différences entre les humains et les non-humains sont absolument inexistantes le présupposé d’une distinction légitimant l’exploitation de la nature par les êtres humains et pour eux. Puisqu' il semble clair que ce n’est pas parce qu’il y a des choses qu’il y a des mots mais, au contraire, parce qu’il y a des mots qu’il y a des choses, qu’en est-il de la chose « nature »? Quel est l’effet de ce découpage là sur le développement d’une culture humaine qui se constitue et se donne à elle-même une consistance que de n’être pas la nature, de se structurer continuellement contre elle, au fil de sa destruction, de son exploitation, de sa dénaturation. N’est-ce pas justement ce que nous vivons, nous aujourd’hui, à savoir les conséquences ultimes d’une certaine idée de la culture née d’un pur effet de contradiction, de démarcation linguistique par le biais duquel la culture ne se conçoit en tant que mot mais conséquemment en tant qu‘état d’esprit, que mentalité, d’attitude qu’en se faisant contre-naturelle, antibiotique au sens littéral du terme?




b) Le sens de la dualité Nature / Culture

Tout ce qui est défini comme naturel est inné, spontané, donné, uniforme, « Un ». Lorsqu’on dit d’une caractéristique qu’elle est naturelle, on entend par là qu’elle est génétique, biologique qu’elle est « ancrée » dans l’ADN d’une espèce ou d’une personne. Est dit naturel ce qui est « comme ça », inchangeable, immuable. C’est la raison pour laquelle le jugement selon lequel le « naturel » d’un être humain serait d’être colérique, sympathique, mal intentionné ou bienveillant est extrêmement comminatoire, définitif, tranché comme si par cette sentence on ne se contentait pas d’épingler une action ou une attitude mais bel et bien une disposition propre, caractéristique à une personne. On dit ou croit dire ainsi ce qu’une personne « est », et pas du tout, la façon dont à telle occasion elle s’est comportée. 

Par opposition, la culture désigne tout ce qui est acquis, tout ce qui est le fruit d’une éducation, d’un travail, d’une métamorphose, d’une transformation. Il existe des cultures, c’est-à-dire des modes d’éducation différents selon les modes de vie qui sont en cours dans chaque civilisation. Est donc dit culturel tout ce qui atteste d’une transmission, d’une formation, de caractéristiques acquises, génération après génération au sein d’une population régulée par des lois, des conventions, des habitus.  Tout ce qui est naturel est le produit d’une détermination biologique posée comme « donnée », instinctive, immuable. Tout ce qui est culturel au contraire est évolutif, transformable, sujet à mutation, produit par des acquisitions et des changements de mentalités au sein d’une civilisation ou d’un peuple.

On peut de prime abord considérer comme assez évident au vu des mutations constantes et rapides des êtres humains ainsi que celles de l’environnement que leur présence transforme que les Humains sont des êtres culturels contrairement aux êtres animaux et végétaux. Le philosophe allemand Friedrich Hegel (1770 - 1831)considère comme posée et hors de doute cette caractérisation de l’être humain comme négation de tout donné naturel aussi bien en lui que hors de lui. Georges Bataille (1897 - 1962) reprend ici exactement les mêmes thèses dans ce texte qui ressemble à une définition de l’être humain comme pure contradiction au naturel:

« Je pose en principe un fait peu contestable : que l’homme est l’animal qui n’accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L’homme parallèlement se nie lui-même, il s’éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l’animal n’apportait pas de réserve. Il est nécessaire encore d’accorder que les deux négations, que, d’une part, l’homme fait du monde donné et, d’autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l’une ou à l’autre, de chercher si l’éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d’une mutation morale. Mais en tant qu’il y a homme, il y a d’une part travail et de l’autre négation par interdits de l’animalité de l’homme ».

Georges Bataille, L’Érotisme.

Notons d’emblée que Philippe Descola prend le parti finalement de contester ce que Georges Bataille définit d’emblée comme « peu contestable ». Qu’il existe une nature dont on puisse dire que l’homme se crée comme signature de la nier et l’animal, au contraire, de l’accepter, c’est précisément tout ce qui fait l’essentiel du texte de Descola. Par conséquent nous ne pourrons comprendre l’extrait à expliquer que sur le fond de ce qui fait la force de la thèse opposée. 

De fait il faut bien admettre que les propositions de Georges Bataille trouvent en nous un certain écho parce que si nous prêtons attention à l’attitude humaine dans le monde, nous ne pouvons que constater qu’en effet, l’être humain n’y accepte rien comme donné. Il est un créateur d’outils qui construit grâce à ses instruments des milieux, des objets dans lesquels il reconnaît son oeuvre. La substitution d’un milieu humain à un décor naturel semble donc aller de pair avec le développement de l’homme comme si au fur et à mesure que se perfectionnent ses techniques, se transformait dans les mêmes termes ce que l’on peut appeler à bon droit le phénomène humain. Comment rendre compte de ce lien inextricable entre les évolutions de l’être humain et celle des progrès technologiques sans consentir à l’idée qu’il y a dans la technique quelque chose de ce que c’est qu’être humain qui non seulement se dit mais se réalise? 

C’est exactement le sens de cette affirmation de Hegel selon laquelle « Mais l’homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le fait, pour encore se reconnaître lui-même dans la forme des choses, pour jouir de lui-même comme d’une réalité extérieure. »

Le propre de l’homme résiderait dans une forme de génie de l’innovation perpétuelle par le biais de laquelle il ne cesserait de substituer à toutes ces matières premières et naturelles que l’on trouve dans le monde des matériaux seconds dans la transformation desquels quelque chose de sa marque de fabrique se reconnaîtrait. De fait plus l’humain s’est développé, plus se sont accrus les structures, les formes et les objets artificiels dans lesquels il se retrouve, il se reconnaît. Il n’est pas jusqu’au temps dont on puisse se demander s’il ne serait pas le produit de cette transformation car de fait il semble bien que rien dans la nature ne soit linéaire (mais cyclique) si bien que l’idée même de progrès, de ligne, de chronologie peut finalement s’imposer à nous comme notre temps, comme une modalité technique d’appréhension de ce qui sans nous serait en vérité cyclique.






Cette opposition de deux conceptions de la temporalité rejoint la distinction faite par les grecs pendant l’antiquité entre chronos et Aiôn:

  • Chronos est le temps mesuré, divisé en minutes, en heures, en journées. C’est un temps successif divisible et linéaire. On peut en dire que c’est le temps humain, social et technique. C’est le temps des horloges
  • Aiôn est au contraire le temps cosmique, celui des révolutions astrales, et des orbites planétaires, C’est aussi celui de la nature et de la vie et des saisons. Temps du Cosmos, donc naturel, cyclique et indivisible, continu.
  • Kairos: à ces deux temporalités, les grecs ajoutaient celle du kairos qui désigne plutôt un temps ressenti, celui du bon moment pour agir, celui de l’instant opportun, d’une sorte de divination, de grâce par laquelle il serait donné aux hommes de ne vivre que des « temps idéaux », pas du tout au sens d’âge d’or ou de périodes paradisiaques mais plutôt de ponctualités heureuses, de moment rêvé pour faire ceci ou cela. Le kairos c’est la certitude intuitive que c’est maintenant qu’il faut faire « cela ». A bien des titres une activité sportive performante est une intuition par celle ou celui qui le pratique de l’adéquation du geste juste au bon moment.

Cette tripartition du temps est particulièrement adéquate à caractériser la période que nous vivons, notamment d’un point de vue climatique. C’est comme si nous faisions l’expérience au 21e siècle de la contradiction flagrante et finalement intenable de chronos au sein d’un cosmos régi par aiôn, et ce qu’il nous reste à trouver c’est le kairos.






3) L’enjeu du texte  (les impasses de Chronos)

Pour parfaitement comprendre ce texte, il faut avoir en tête un concept inventé par Michel Foucault , celui d’epistémè. Par ce terme il faut entendre ceci: 

 « On pense à l'intérieur d'une pensée anonyme et contraignante qui est celle d'une époque et d'un langage. Cette pensée et ce langage ont leurs lois de transformation. La tâche de la philosophie actuelle..., c'est de mettre au jour cette pensée d'avant la pensée, ce système d'avant tout système » ( Michel Foucault - Entretien avec Madeleine Chapsal, La quinzaine littéraire, mai 1966).

Une epistémè, c’est la constitution à une époque d’un champ de savoir qui a un certain rapport avec la science et à partir duquel seront validées ou pas des questions, des problèmes, des normes et des conclusions.  L’epistémè ne désigne pas tant les connaissances propres à une époque que les modalités au gré desquels une époque se définit elle-même, se constitue en posant comme connaissances ou comme objet de connaissance tel ou tel domaine ou réalité. Cette notion d’epistémè relativise radicalement la notion de vérité et lui substitue celle de « régime de vérité » . Il n’est plus question de croire qu’il serait donné à certaines époques de voir davantage que d’autres la vérité d’un problème ou d’une question, mais d’analyser le champ de savoir scientifique, philosophique, sociologique à partir duquel des questions, des concepts seront considérés comme valides, comme propres à poser les « bons » cadres de questionnement, les bons axes de  recherches de cette époque. Bref il n’est pas question de croire qu’une époque résoudra des problèmes scientifiques, mais de questionner les présupposés à partir desquels elle les pose. 

            En fait l’epistémè est un concept inventé par un philosophe: Michel Foucault mais dont la nature même est sociologique parce qu’il affirme l’impossibilité radicale d’extraire les concepts, les thèses et les raisonnements tenus par des philosophes, de leur époque. Qu’une idée naisse dans l’esprit d’un penseur, c’est indiscutable, mais que ce penseur soit lui-même né dans un siècle à l’intérieur duquel sont préalablement posés des cadres de pensée, des discussions, des querelles entre différentes écoles, des traditions, des préjugés, des présupposés et qu’aussi éventuellement neuve que soit l’idée du philosophe en question, elle est nécessairement nourrie dans son contenu comme dans sa forme de ce « terreau », c’est indiscutable aussi.  

Si, nous Humain.e.s du 21e siècle nous jugions nos ancêtres, et plus particulièrement les grands noms grâce auxquels nous pensons que l’humanité a progressé à la mesure d’un critère de vérité en affirmant par exemple, comme on l’entend souvent qu’Aristote s’est trompé, que Descartes a tout faux,  ou que les thèses de Newton sont moins vraies que celle d’Einstein, nous partirions finalement d’un postulat non formulé qui est celui selon lequel nous, aujourd’hui sommes dans le vrai et pouvons à la lumière de ce phare analyser les « ERREURS » de nos prédécesseurs. 

Il ne peut exister d’erreurs qu’au regard de l’exactitude d’un résultat. Par conséquent parler des erreurs d’hier implique logiquement que nous le fassions à partir de la vérité d’aujourd’hui, thèse absolument irrecevable non seulement parce que quiconque comprend bien ce mouvement saisit que cette pseudo vérité d’aujourd’hui est déjà potentiellement l’erreur d’hier aux yeux de la vérité de demain, mais aussi parce que l’expression non ironique de vérité d’aujourd’hui doit nous avertir contre ce que l’on pourrait appeler le défaut inhérent à tout  « présento-centrisme ». 

L’epistémè est donc un concept relativiste d’une très grande puissance théorique  et d’un considérable apport qui nous invite à continuellement interroger nos connaissances et nos « vérités » par le dessous, par le terreau dans lequel elles ont pris racine dans nos mentalités, dans nos croyances, dans nos modes de vie contemporains. Nous nous rendrons compte alors que nous ne croyons vrai que ce qu’il est de notre intérêt, de notre « adn » historique (expression qui sonne comme un oxymore mais qui désigne toutes ces variables composant les couches sédimentées des cadres de pensée  à partir desquelles nous pensons, raisonnons, travaillons, observons « objectivement » ( les guillemets sont d’importance) et qu’il est parfaitement illusoire de minorer, de nier), de notre « point de vue » de croire.

Ce que Michel Foucault pointe très intelligemment dans le temps, c’est exactement ce que Philippe Descola souligne et découvre dans l’espace, dans l’exploration des autres peuples: l’incapacité des êtres humains à penser en dehors de leur civilisation et de leur époque.

La « vérité » est un concept  qui n’est pas crédible et qui doit être subverti, dépassé, passé au crible d’un bien meilleur critère qui est celui du Dehors. Nous pourrions très clairement définir ce concept de dehors à partir de celui des blessures narcissiques de Freud mais en lui donnant, contrairement à son auteur, une portée infinie. Pour le psychanalyste viennois, il en existe trois (Galilée, Darwin et lui-même) mais la blessure narcissique doit se convertir en méthode et c’est bien ce qu’effectue l’Epistémè. 

Mais il convient de mêler le Dehors et l’Aiôn dans une perspective que l’on peut sans hésitation faire remonter à Nietzsche, penseur de référence de Michel Foucault. Les domaines de compétence mobilisés par cette notion d’epistémè sont très nombreux au premier rang desquels il faut citer la sociologie, l’anthropologie, l’éthologie, l’histoire, l’épistémologie (philosophie et historie des sciences), la philosophie, etc, toutes disciplines impulsées par une seule motivation: saisir les présupposés à partir desquels nous pensons plutôt qu’adhérer aveuglément au dogme du progrès. Dans cette dénonciation d’un progrès des savoirs, Claude Lévi-Strauss est probablement le plus clair:




« Je dirais que les sociétés qu'étudie l'ethnologue, comparées à notre grande, à nos grandes sociétés modernes, sont un peu comme des sociétés « froides » par rapport à des sociétés « chaudes ». Ce sont des sociétés qui produisent extrêmement peu de désordre, ce que les physiciens appellent « entropie », et qui ont une tendance à se maintenir indéfiniment dans leur état initial, ce qui explique d'ailleurs qu'elles nous apparaissent comme des sociétés sans histoire et sans progrès. Tandis que nos sociétés ne sont pas seulement des sociétés qui font un grand usage de la machine à vapeur ; au point de vue de leur structure, elles ressemblent à des machines à vapeur, elles utilisent pour leur fonctionnement une différence de potentiel, laquelle se trouve réalisée par différentes formes de hiérarchie sociale, que cela s'appelle l'esclavage, le servage, ou qu'il s'agisse d'une division en classes, cela n'a pas une importance fondamentale quand nous regardons les choses d'aussi loin et dans une perspective aussi largement panoramique. De telles sociétés sont parvenues à réaliser dans leur sein un déséquilibre, qu'elles utilisent pour produire, à la fois, beaucoup plus d'ordre - nous avons des sociétés à machinisme - et aussi beaucoup plus de désordre, beaucoup plus d'entropie, sur le plan même des relations entre les hommes. » 

L’entropie est le terme qui correspond au désordre microscopique d’un système. Selon le second principe de la thermodynamique, l’énergie d’un système isolé suit un mouvement irréversible de dispersion, en tout cas tant qu’il est isolé. Beaucoup de points à relever dans cette citation, mais en fait Levi-Strauss nous invite à considérer que nous nous enfermons dans une idéologie du progrès technologique. Le terme important est « enfermé », c’est-à-dire que la référence à l’entropie nous permet ce comprendre qu’aussi infini que puisse nous apparaître le développement des apports que nous gagnons grâce à la technologie aussi bien en termes de pouvoir que de confort ou d’espérance de vie, il s’accomplit dans une société fermée, close, cadenassée sur une certaine idée de l’exploitation des resources, des animaux, mais aussi des autres: ouvriers, main d’oeuvre, serfs, esclaves, etc. Or même sans nous situer sur un plan. humain, morale, éthique, cet enfermement ne peut aboutir qu’à une conclusion qui est l’épuisement de l’énergie qu’il crée, tout simplement parce que la logique qui l’anime est celle de la séparation notamment entre tout ce qui est humain et inhumain. Nous « avançons » mais au fil de quelle trajectoire, dans le flux de quel mouvement physique? Celui de l’entropie c’est-à-dire de la dispersion d’énergie au sein d’un système clos, autrement dit du déclin. Progresser dans ces termes là revient donc forcément à décliner, ce qui n’est pas du tout le cas des sociétés froides, notamment parce qu’elles n’ont pas une idéologie d’exploitation des ressources animales, végétales, naturelles.

Nous disposons désormais de toutes les oppositions de concepts susceptibles de nous faire réaliser l’enjeu de ce texte: 

  1. epistémè /  vérité  
  2. dehors / eurocentrisme 
  3. aiôn / chronos
  4. sociétés froides / chaudes
  5. Entropie/progrès 

L’enjeu de ce texte est donc celui de suivre la direction initiée par Nietzsche  dans « considérations inactuelles », avec le terme « intempestif »  (hors de saison): Penser activement, c’est “agir d’une façon inactuelle, donc contre le temps, et par là même, sur le temps, en faveur (je l’espère) d’un temps à venir” (Nietzsche, Considérations inactuelles). Mais il se trouve aussi que nous, humain.e.s du 21e siècle sommes au coeur d’un paradoxe temporel vivant, aussi terrible que miraculeux dans la mesure où cette inactualité là, celle dont nous parle Nietzsche n’a jamais été aussi actuelle, tout simplement parce que nous sommes confronté.e.s, et nous européen.ne.s plus que les autres aux impasses de Chronos, à la nécessité urgente de faire autrement société, civilisation, culture.

 




4) L’être humain: être politiquement naturel

ATTENTION, ce terme est exactement l’inverse de celui qu’utilise Aristote lorsque définit l’être humain dans Politique comme animal naturellement politique. Mais il ne s’ensuit pas du tout que cet inverse soit un contraire. 

En effet, la phrase d’Aristote a été sujette à de multiples interprétations parfois caricaturales. Pour être sûr de ne pas se méprendre il faut avoir quelques notions en grec. Dans cette langue, il existe deux termes pour signifier la fie: bios et zoé.

Bios signifie la manière d’un vivre d’un être alors que Zoé signifie le pur et simple fait d’être vivant commun à tous les êtres animés, animaux, humains, dieux. Si Aristote avait écrit Bios politikon, il aurait donc voulu dire que l’homme était un être qui avait une façon politique de vivre. Mais ce n’est pas le terme qu’il a utilisé, il a employé « zôon politikon », ce qui signifie donc qu’en l’homme ne peuvent se dissocier vraiment le fait d’être politique et le fait d’être vivant. Pour le dire plus clairement l’être humain est cet animal grâce auquel le rapport à la vie va se compliquer politiquement, se structurer politiquement. Ce n’est pas parce qu’il est vivant qu’il va développer une façon d’être parmi d’autres qui serait politique (il aurait utilisé Bios) mais parce qu’il est fondamentalement politique qu’en lui, par lui, quelque chose va voir le jour ce que l’on est en droit d’appeler une politique du vivant (zôon politikon). Le propre de l’homme c’est d’agir sur le monde et d’agir de telle sorte que dans le monde, une façon politique d’être vivant voit le jour.

C’est à ce niveau là plus premier qu’aucun autre d’animal vivant que le fait d’être politique caractérise l’être humain. Il ne s’agit pas de dire que l’homme est un animal vivant comme les végétaux et les animaux et qu’en plus il est politique, c’est au contraire que dés sa façon d’être là, vivant, il développe quelque chose qui est la politique. La politique c’est ce qui est déjà ancré dans le fait d’être vivant pour l’être humain. Là, on comprend vraiment ce qu’Aristote veut dire.

Evidemment on ne peut pas s’empêcher de voir un rapport avec la formule de Philippe Descola: « gouverner dans les mêmes termes la vie de l’ensemble des êtres. » Inventer une modalité de régulation (et pas de souveraineté) qui puisse s’activer sur un plan d’égalité entre tous les êtres vivants. Cela c’est bien le projet décrit pas Descola dans le passage mais il ne s’agit pas précisément de celui d’Aristote qui juste après ce passage va insister sur la parole articulée pour justifier le fait que seuls les êtres humains créent des cités.

En même temps, les deux penseurs ne sont pas nécessairement incompatibles au-delà des siècles qui les séparent, et c’est justement tout ce que cette notion de zôon implique dans la compréhension de la citation de l’auteur grec. C’est seulement par les hommes que quelque chose comme la politique peut exister, c’est-à-dire quelque chose comme une cité. A priori on ne peut pas s’empêcher de penser que, dans l’esprit d’Aristote, les cités sont pour les humains, et cela ne fait guère de doute mais le philosophe grec insiste aussi sur le fait qu’il s’agit de cultiver l’euméria (c’est-à-dire une forme de douceur naturelle inhérente au simple fait de vivre, quelque chose que plus tard les épicuriens développerons à savoir la joie de seulement vivre)

Ne serions nous pas parvenus à ce moment de notre développement historique humain où nous avons rendu si problématique, si précaire l’existence biologique  du vivant, notamment par la sixième extinction de masse de la flore et de la faune, que nous serions mis en demeure d’activer le plus efficacement et le plus urgemment possible cette spécificité qu’Aristote déjà nous assignait? Ne pourrions nous pas prendre au pied de la lettre cette spécificité politique, de zôon politikon indépendamment du fait qu’Aristote ne la concevait pas nécessairement comme un mode de régulation de tous les vivants, mais seulement des humains ? 

L’expression même de « zôon politikon » rend en soi ce rapprochement possible, et à bien des titres, Philippe Descola, à partir de sa vision et de sa pratique d’anthropologue lui donne une résonance extrêmement puissante, notamment si l’on prête attention à des passages qui ne sont pas sans faire écho aux thèses de Jacob Von Uexküll. 

On peut penser notamment à cette expression: « un tissu d'écosystèmes, de milieux de vie, qui sont à la fois urbains et ruraux, interdépendants et en partie autonomes ». Le terme de milieux est en effet indissociable des théories de l’éthologue allemand.

On peut inclure à ce rapprochement les thèses de Heidegger puisque l’on sait à quel point le cours de 1927 sur « monde, finitude, solitude » est imprégné des thèses de Von Uexküll.

Nous nous rappelons que l’Humain, est, en tant que Da sein, cet être qui  n’a pas de biotopes, qu’il est donc jeté dans ce qui dés lors lui apparaît comme « monde » et plus que cela monde déserté de milieu, monde au sein duquel il est jeté, désoeuvré. Le souci politique ne peut en aucune façon se concevoir autrement pour Heidegger que sur la base de ce désœuvrement existentiel, premier à tous égards. L’être humain c’est cet être dont le désœuvrement rend possible qu’il active ce mode d’être politique à l’être, mode d’être politique au fait d’être.

Que le fait d’exister soit, c’est ce que l’humain va aborder, structurer  de façon politique: il n’y a aucune raison ici d’opposer Aristote et Heidegger et notre trouble ne peut qu’aller grandissant quand nous réalisons qu’en fait nous pouvons parfaitement rajouter Philippe Descola à ce duo, mais avec une implication incroyablement plus actuelle, plus neutre, plus anthropologique et plus effective. 




Problématiser le texte

Les animaux ont un biotope au contraire des humains, ce qui rend les premiers immédiatement impliqués dans un ouvrage et les seconds immédiatement lucides sur cet entrecroisement de biotopes qui sont à l’oeuvre dans la nature. De fait d’où l’idée d’une politique du vivant pourrait-elle voir le jour si ce n’est d’être dotés d’une vision d’ensemble de tout ce qu’implique ce texture de mondes enchevêtrés? Aussi novateur voire révolutionnaire par le changement d’epistémès qu’il promeut que soient les thèses défendues par Philippe Descola il est troublant de réaliser qu’elle ne s’opposent pas autant qu’on pourrait le penser à l’aristotélisme, voire qu’il est possible de les définir comme l’une de ses interprétations possibles, et même celle qui aujourd’hui est la plus viable? Le fait que l’homme soit un animal structurellement politique ne pourrait-il pas s’appliquer aussi politiquement aux animaux, aux végétaux, au Vivant ?



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