mardi 7 novembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6: Peut-on parler une langue? Utiliser la distinction entre dire et parler

 

Finalement cette question nous invite à revenir constamment sur cette expression: « parler une langue », à se la répéter à la lumière de certains auteurs au premier rang desquelles on peut citer Saussure. On doit finir par se rendre compte qu’elle fait signe à la fois d’une évidence et d’une impossibilité, et toute la difficulté de notre dissertation consistera dans le fait que plus on réalisera son évidence, plus aussi, de l’autre côté augmenteront les arguments en faveur de son impossibilité. 

Une remarque de pure grammaire doit ici être évoquée. On peut d’ailleurs la relier à la distinction entre les termes « dire et parler ». Parler est un verbe intransitif, cela signifie qu’il n’introduit pas de complément d’objet direct. Je dis quelque chose, je ne parle pas quelque chose.  C’est très important, cela veut dire que parler décrit une action « pure », une action qui ne peut se comprendre que par elle-même, comme « je nage » ou « je cours ». Mais je peux dire que je nage la brasse, par exemple et que je parle français. Mais qu’est-ce que cela veut dire? Ce sont des modalités de cette action du verbe et pas du tout des objets impactés par le sujet. Quand je dis je mange une pomme, le verbe manger étant transitif, cela veut dire que j’ai effectué l’action de manger sur la pomme et la pomme n’est plus là. Même chose pour le verbe tuer ou casser. Quand je dis donc que je parle français, comme le verbe n'est pas transitif cela veut dire que contrairement à la pomme mangée, le français n'est pas parlé. Du moins, le français n'est pas parlé comme la pomme est mangée ou comme l'objet est cassé, ou comme la chose est dite. Le français n’est pas impacté par le fait que je le parle, pas davantage que l’est la brasse par le fait que je nage. Je dis pour dire quelque chose alors qu’en un sens je parle pour parler: je parle pour que "parler" se fasse, et cela signifie une chose très simple; parler est un ACTE, pas dire, ou mieux: parler est un acte en un sens que l'on ne retrouve vraiment pas dans l'action de dire.

Nous retrouvons ici un sens usuel: quand nous disons à quelqu’un qui ne nous écoute pas: « He Ho! Je parle! ». On veut dire qu’on est là, qu’on fait acte de présence en parlant, un peu comme un Dasein en fait. Le dasein est là, il n’est que là, et quand je dis « je parle », je suggère un peu la même chose: il y a dans l’acte de parler un acte de présence qui en soi vaut la peine d’être affirmé: juste comme ça, indépendamment de ce qui est dit.  Ce lien entre le Da sein et la parole est très, très important, et il se pourrait que rien ne décrive mieux le décalage propre du Dasein par rapport à l’être (à savoir qu’il est mais qu’être s’impose aussi à lui comme une question) que cet étrange attelage entre la langue et la parole, entre le logos et la phoné.

 

Aristote distingue trois modalités d’action: 

  • la poiesis désigne l’action qui n’est pas à elle-même son propre but, donc tous les actes que l’on accomplit avec un autre but qu’eux mêmes. La plupart des humains aujourd’hui travaillent du point de vue de la poiesis. Ce n’est pas le travail qu’ils font qui les intéresse en soi, c’est cette autre chose que le travail va leur donner: de l’argent en l’occurrence. (C’est tjrs important de réfléchir à cela)
  • La praxis désigne exactement le contraire: à savoir une action que l’on accomplit que pour l’accomplir, une implication suffisamment totale dans l’acte que rien n’est visé en dehors de lui. Aristote cite notamment la politique (évidemment c’est un peu décalé mais cela veut dire qu’agir politiquement est une fin en soi). 
  • La theoria désigne la contemplation. Elle ne concerne que des êtres d’exception que le sage absolu qui  jouit d’une connaissance intellectuelle pure des idées.

Il faut plutôt se concentrer sur les deux premiers et réaliser que les actions restituées par des verbes intransitifs semblent quand même plus proches de la praxis que de la poiesis. Cela signifie qu’au-delà de tous les usages de la parole qui visent un résultat, il y a dans la parole un acte qui se suffit à lui-même. Il faut donc bien comprendre cette notion d’intransitivité de la parole. Je parle français ne signifie pas du tout que quoi que ce soit du français se dise dans mes paroles, cela veut dire que parler pour moi maintenant, c’est ce qui se fait en français. Quand je dis à quelqu’un: « He! Ho! Je parle, je parle bien en français, mais je ne parle pas pour dire quelque chose, je fais signe d’un acte, je suis en train de dire que je fais quelque chose en parlant. On ne peut pas parler une langue on ne peut que parler DANS une langue. Mais est-ce que cela veut dire que parler ne peut se concevoir que dans cet « intérieur langue », que dans ce « dedans » qu’en tant que système la langue constitue? 

Autant théoriquement la réponse est « oui », autant pratiquement la réponse est « non »  et dans ce mot de pratique, il nous faut bel et bien insinuer le sens même du mot praxis. Mais pourquoi: « non »? Répondre à cette question, c’est vraiment  frôler un gouffre, un abîme, celui de l’indicible, c’est-à-dire qu’il faut bien réaliser qu’en tant que parler ce n’est pas dire, alors cela signifie qu’il y a du non-dit, voire peut-être de l’indicible dans la parole, que toute parole en elle-même, c’est-à-dire en tant qu’acte, est indicible. Parler porte un dire mais ne se résout pas entièrement dans ce dire. Quiconque réfléchit un peu saisit facilement cela en fait: un ami me dit quelque chose. Mais que s’est-il passé, m’a t-il seulement transmis un message? Non, avant tout cela ou en même temps que cela, il s’est « adressé » à moi, il s’est fait une place dans le cours de mon existence, il a pris du temps sur mon temps de vie: autant de petites actions, de « micro-évènements » qui se déroulent bien quelque part et qui n’ont aucun rapport avec ce qui a été dit mais c’est quoi ce quelque part? C’est de l’existence c’est de l’être, c’est ce que l’on veut dire quand on affirme que la parole est un ancrage dans l’être, alors que ce qui a été dit en français, en anglais en chinois, c’est du non être, non seulement parce que ce ne sont que des symboles, c’est-à-dire des substituts, mais aussi parce que la logique qui œuvre dans la compréhension d’un énoncé est une logique de non-être et pas d’être (cf l'axe syntagmatique et paradigmatique). La pièce de Nathalie Sarraute exprime exactement cela, ce qui se passe dans un échange de mots et qui relève de l'indicible de la parole. Un ami va s'efforcer peut-être inutilement de lui faire réaliser qu'il a sans vraiment le dire quelque chose de blessant, blessant humainement. Au niveau de la langue rien n'a été dit de méchant, bien au contraire, et pourtant un infime détail dans la parole, dans un suspens, contient finalement en germe la rupture d'une très longue amitié.

                 
                 En même tant que j’aurai parlé j’aurai dit quelque chose, mais toute la question qui se pose alors avec une certaine violence est celle de savoir ce qui de cette parole comme acte, de cette parole pure, de cette praxis de la parole peut s’effectuer dans la langue sachant que forcément elle s’effectue, elle s’y effectue. C’est absolument indiscutable, irréfutable. Y’a t-il quelque chose de ce que je veux dire quand je dis: « He ho! Je parle! » qui puisse se faire entendre comme autre chose que du français qui se dit, mais comme un être humain qui parle? Puis je être le sujet d’une langue qui se fasse reconnaître comme sujet dans cette langue et par cette langue, sans être effacé par elle? Puis-je m’effectuer en tant que sujet qui parle dans une langue? Puis-je faire valoir dans une langue que la parole qui s’y effectue ne s’effectue pas que là mais aussi et surtout dans la réalité, ailleurs que dans un système symbolique ? Comment faire droit à l’acte par lequel je parle dans une langue, sachant que cette langue en elle-même fait tout pour étouffer cet acte, pour le réduire à du dit et ne pas le reconnaître en tant que « faire »? Puis-je casser l‘emprise de la langue en parlant, de telle sorte que parler s’y fasse. Nous comprenons bien ce que nous voulons dire lorsque soudain nous nous exclamons: « He!Ho! Je parle! » On réclame l’attention pour ensuite pouvoir dire quelque chose (et donc laisser l’emprise de la langue tout recouvrir) mais envisageons que nous nous exclamions: « He!Ho! Je parle » à la langue elle-même. C’est comme si nous disions à la langue en elle, dans ce qu’elle est qu’elle ne réalise pas du tout ce que parler « est », qu’elle échoue à tout parasiter, que son totalitarisme subit un échec. Il faudrait que ce « je parle » ne connaisse pas de fin, qu’il revendique une liberté pure, sans objet, un « parler » sans destination. Or ce pur « parler pour parler », cette gratuité miraculeuse peut-elle désigner autre chose que la littérature même, que la poésie, que l’art? Non.  Toute oeuvre littéraire nous apparaît alors telle qu’elle est, à savoir comme la grâce d’un « je dis ça, je dis rien »

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