dimanche 5 novembre 2023

Terminales 2/3/6 : peut-on parler une langue? (2)

 



Finalement la totalité de ce passage ne dit qu’une seule chose: on peut ne pas parler une langue et c’est même mieux si l’on veut en faire un objet d’étude scientifique, selon Saussure. En même temps, ce qui en a fait une langue au moment même où elle était en vigueur, c’est-à-dire en vie, c’est qu’elle était parlée. 

Résumons: pour qu’une langue se construise comme une langue, il faut qu’elle soit parlée, mais pour qu’elle soit comprise, analysée, objectivée, il faut qu’elle ne le soit plus. La parole est le présent d’une langue qui ne s’effectue comme un tout constitué que dans une sorte de futur antérieur incessant à ce présent, c’est-à-dire dans un futur au regard duquel la parole sera dépassée, c’est-à-dire du passé.  Quelque chose de toute langue est à la fois brutalisée par la parole de son vivant et déjà en train de se momifier en tant que langue morte dans du passé, exactement comme une structure dont il faudrait concevoir à la fois qu’elle ne fonctionne qu’en tant que circuit fermé (et donc mort)  et qu’elle ne s’actualise qu’en s’ouvrant aux usages présents de la parole que l’on parle aujourd’hui, maintenant.

Si nous voulons progresser dans l’approche négative de la question posée, il faut que nous approfondissions cette efficience « momificatrice », cette dynamique étrange, paradoxale   de fermeture et d’inertie par le biais de laquelle il semble bien qu’une langue ne fonctionne qu’en se figeant (mais qu’en même temps, qu’elle ne se pratique qu’en se dé cadenassant et la parole serait ce décadenassage là). En d’autres termes une langue ne fonctionne qu’en tant qu’elle est une totalité et nous pouvons même aller plus loin: qu’en tant qu’elle est totalitaire (et ce totalitarisme est radical), mais,  si implacable et invincible qu’elle soit dans sa forme, elle est aussi ce fond totalitaire à partir duquel se libère une parole libre. Réalisons d’abord ce que signifie vraiment ce totalitarisme.


 3) Combinatoire et différences

Dans tout ce qui va suivre, nous nous appuierons sur des thèses défendues finalement par tous les linguistes de Saussure à Martinet et qui constitue finalement le B A BA de la compréhension de ce qu’une langue est.

Ce qui est intéressant dans tout ce qui va suivre, c’est qu’il s’agit de définir des caractéristiques propres à toutes les langues, universellement. Or ce qui constitue une langue, c’est qu’elle n’est pas un cri. Quoi que j’énonce, les syllabes que je fais résonner dans l’espace sonore ou les signes que je dessine sont articulés, modulés, et c’est ce qui leur donne un sens, alors que si je ne faisais que crier je signaliserais seulement quelque chose que mon entourage aura sûrement du mal à analyser précisément. 




Je dis la phrase «  Enée va à Grenade ». Si mes interlocuteurs comprennent cette phrase, c’est parce qu’ils activent inconsciemment deux axes de différences dans la lecture de cette proposition:

  • D’abord l’axe syntagmatique: celui des différences en présence. Cela signifie non seulement que le blanc ou l’intonation signifiant que nous passons d’un mot à un autre est significative mais aussi que quelque chose de la fonction se dit dans la place des sons, des phonèmes ou des graphèmes. Enée est distinct parce que séparable de « Va » et de « Grenade ». Je comprends ainsi qu’enée est le sujet, va est le verbe, Grenade est le complément de lieu. 
  • Ensuite l’axe paradigmatique: celui des différences en absence. Si l’énoncé est oral, Enée se rapproche phoniquement de « aîné », ou de « est né », ou du henné, etc. Tout comme grenade peut désigner un fruit ou une arme. Mais il n’y a aucune ambiguïté dans la compréhension. C’est comme si, alors que des confusions pourraient sembler envisageables, quelque chose de tous les autres sons approchants et assimilables étaient désavoués à la fois par la combinaison (sens syntagmatique) mais aussi par la compréhension de la part du récepteur que les autres possibilités, ici ne feraient pas sens. 

Cet axe paradigmatique est particulièrement intéressant parce qu’il atteste d’un fond de compréhension possible sur la base duquel s’effectue la seule compréhension réelle. Le récepteur ne comprend pas seulement ce que j’ai dit, mais aussi tout ce que je n'ai pas dit et dont la proximité de sons n’est pas productrice de sens.  Ce qui fait le vouloir dire d’un énoncé linguistique c’est qu’il se distingue d’autre sons qui eux n’auraient pas pu constituer un énoncé sensé. Mais pour le savoir, il faut que j’active inconsciemment tout un jeu finalement très subtil de différences et de nuances. Cela suppose que l’axe paradigmatique et l’axe syntagmatique s’articule à la fois dans la réalisation et la réception de tout énoncé linguistique. Je comprends ce que l’on me dit parce que je saisis la différence entre les mots qui sont dans la phrase mais aussi ceux qui ne le sont pas mais qui pourraient présenter des rapports d’homophonie. Nous jouons souvent dans l’humour de cette différence entre l’homophonie et la sémantique (le sens). 

Tous les linguistes insistent sur le fait que cette double articulation des axes syntagmatiques et paradigmatiques  est vraiment géniale et économique car s’il fallait faire correspondre un mot à chaque situation exprimée, aucune langue n’y pourvoirait. Nous avons donc créé des phonèmes (un phonème est la plus petite cité sonore: GR/E/N/A/D/E  (6) en nombre limité: à peu prés une trentaine dans la plupart des langues (ne pas confondre les phonèmes avec les lettres) avec lesquelles nous créons des morphèmes (plus petite unité de sens: les mots)). En français, on considère que le nombre de morphèmes exprimés peut varier de 300 à 3000 par jour selon le degré de maîtrise de la langue. 

Pour que cela fonctionne il faut deux conditions:

  • Qu’aucun mot ne puisse convenir à une et une seule situation. Personne ne comprendrait de toute façon. Cela impose absolument qu’un mot puisse valoir dans plusieurs contextes et donc par conséquent qu’il revête une forme de généralité. Quoi que je dise d’une situation, mes mots en diront bel et bien quelque chose mais en même temps certainement pas ce qui la caractérise en propre. Si je me lance dans cette démarche, je vais affiner sans cesse davantage l’énoncé, mais toujours avec des termes généraux.
  • Que le nombre de phonèmes soit limités exactement comme les boules du loto qui donnent lieu à autant de combinaisons que de tirages. Une langue est une loterie truquée en ce sens que toutes les combinaisons ne font pas sens, mais en même temps que l’on ne comprend et valide celles qui ont du sens en les distinguant de celles qui n’en ont pas. On ne peut pas faire semblant de parler une langue qu’on n’a pas appris.


On ne comprend ce en quoi consiste une langue qu’en insistant sur ces deux logiques corrélatives d’une de l’autre de la fermeture et de la différenciation. La langue est aussi redoutablement efficace parce que quelque chose en elle est limité, circonscrit, figé: non pas seulement le nombre de phonèmes mais aussi la nature arbitraire de l’association entre les combinaisons de phonèmes et les morphèmes.  Il FAUT que le mot chat n’ait aucun rapport naturel et direct avec le chat réel et il FAUT qu’en français, je ne puisse évoquer tel félin qu’avec ce mot là et pas un autre. C’est un ORDRE et là, il faut vraiment utiliser au sens du mot ordre (impératif, commandement et système rationnel, organisé). Je ne peux parler qu’à partir d’une langue mais puis-je vraiment parler au sens de négocier avec une langue? Non.

Nous  entrons plus profondément dans la grande ambiguïté de la question posée. Parler une langue, c’est, en un sens, s’y soumettre et dans cette perspective, cela ne peut être que ça puisse toute langue comme il vient d’être dit repose sur cette double articulation des axes syntagmatique et paradigmatique, laquelle ne peut fonctionner qu’en circuit fermé. Notre capacité à émettre des énoncés linguistiques repose sur une combinatoire faisant valoir des différences entre des éléments au sein d’un ensemble clos et cet ensemble clos définit ce que nous appelons une langue. Par conséquent utiliser une langue c’est forcément se soumettre à cette dynamique de fermeture et d’arbitraire. On ne peut que parler une langue, mais justement, il y a quelque chose de cette langue parlée qui neutralise la liberté de parole, c’est-à-dire en quoi la parole ne se libère pas mais dit ce qu’elle peut dire étant entendu que finalement c’est toujours déjà préalablement dicible. 

Nous pourrions dire la même chose autrement: parler, c’est forcément vouloir dire quelque chose. Mais ce vouloir dire se manifeste déjà à ma pensée fait de mots, de telle sorte que quelque soit le sens de ce que je veux dire, ce sens est toujours déjà ce qui naît du système de la langue et des différences entre les signifiants. 

Toutefois, parler est un geste, un acte et quelque chose de cet acte n’est pas totalement réductible au contenu de l’énoncé. Je parle pour dire quelque chose mais l’action de parler s’effectue dans une dimension qui n’est justement pas celle de la signification des mots que je dis. Parler c’est d’abord rompre le silence. La prise d’initiative de cet acte là n’est donc pas  du tout étouffée par le fait que ce que je dirai sera en soi déjà structurée par une langue totalitaire.

Nous comprenons parfaitement tout cela en réfléchissant à la distinction entre les verbes dire et parler. Il faut vraiment donner toute son importance fait que le premier est transitif alors que le second ne l’est pas. On dit « quelque chose », on ne parle pas quelque chose, on parle. On peut parler pour ne rien dire et c’est justement toute l’autonomie de la parole par rapport à la langue qui bizarrement dans cette action se profile et jouit à nos yeux d’un miraculeux prestige. De quelqu’un qui parle pour ne rien dire, nous avons tendance à juger qu’il est inutile, pesant, ennuyeux parce qu’il faut bien que l’on dise quelque chose. Mais ce que nous réalisons ici c’est que ce « dire » sera l’expression d’une langue totalitaire. Nous voulons qu’un discours nous apprenne quelque chose, qu’il soit de la communication même si, en fait, ce discours sera forcément ce que la langue dit. Parler en ne disant rien c’est au contraire mettre à distance le pouvoir totalitaire de la langue en démarquant ainsi une zone étrange, libre, non dite, peut-être précisément inédite, effective mais non dicible, non traductible en mots.


            Ce n’est pas, en effet, parce que nous parlons pour ne rien dire que ce non-dit n’est pas pour autant « signifiant », mais ce signifiant là n’est pas un terme qui prend sa place dans la langue. Ce n’est pas le signifiant de la langue. Parler pour ne rien dire relève de la seule présence. C’est un peu comme lorsque pour vouloir nous faire respecter nous disons: « eh! oh! Je parle! ». Evidemment il faut totalement dissocier ici le sens habituel que l’on assigne à cette parole qui est presque à la lisière du cri. « Je suis là, je parle », je tente ici quelque chose qui consiste à parler sans dire, un acte de détachement incroyable par le biais duquel la parole acquerrait  une autonomie authentique par rapport à la langue et cette autonomie est vraiment nécessaire parce que sans cela la parole est asservie au totalitarisme de la langue. Imaginons une parole qui ne se concevrait qu’à partir de l'avertissement suivant: ne prêtez pas votre attention à ce que je dis mais au fait que je parle, parce qu’en réalité le plus important est là, dans le fait que je parle et pas du tout dans ce que je dis. Entre nous les énoncés sont là flottants, déjà écrits, institués comme des convenances et quoi qu’on dise on dire forcément quelque chose comme cela, quelque chose des ces formules qui constamment fluctuent entre les gens. Mais voilà  qu’une personne nous incite à prêter attention au fait qu’elle parle plutôt qu’au contenu qu’elle dit. C’est comme un signe de vie au sein d’une dynamique de mort, de momification. Dés que je parle une langue, je ne parle pas, je dis, mais le fait même que le verbe parler soit intransitif semble faire signe d’une effectivité pure de la parole, antérieure à cette dénaturation par le biais de laquelle elle dit quelque chose. La parole ne dit alors rien ou bien elle ne consiste plus que dans une sorte de retour à soi. Ce que la parole dit, c’est qu’elle est mais elle ne peut le dire qu’en court-circuitant tout énoncé clair, dicible. On parle alors pour ne rien dire mais ce n’est pas pour autant que cela ne veut rien dire, ailleurs que dans une langue, ailleurs que dans la logique totalitaire de la langue.


4) Le silence de la parole du Da Sein

                    Ce que nous sommes en train de révéler, c’est qu’il existe une parole pure, effective, actuelle, agissante, libre, avant qu’elle soit dénaturée par le totalitarisme de la langue. Cela implique que nous puissions dissocier ce que nous disons (langue) et ce que parler « est » (parole). Bien sûr, nous pouvons parler une langue, mais le pouvons nous de telle sorte la langue ne dénature pas ce qu’est la parole ou que la parole ne dénature pas ce qu’est la langue? Le problème ici vient de ce que l’on ne peut pas vraiment se représenter l’acte de dire sans que langue et parole y soit liées mais qu’en même temps ces deux dimensions de la parole et de la langue nous apparaissent comme inconciliables pacifiquement. Il faut que ‘lune des deux écrasent l’autre. C’est habituellement ce que fait la langue en nous interdisant de dire autre chose que des énoncés de sens toujours déjà contenus potentiellement dans une langue fermée,  close sur elle-même, mais c’est aussi ce que fait cette parole étrange qui finalement ne « dit »  rien, ou mieux encore qui ne serait que l’intransitivité du verbe parler. On parle pour que rien de la langue ne soit dit mais voilà qu’étrangement quelque chose d’autre alors se dit qui n’est plus ou pas encore de l’ordre de la langue. Pourrions nous parler cette efficience exclusivement vive de la langue, par le biais de laquelle elle est traversée d’autre chose que de ce mouvement qui déjà oeuvre à la rendre morte? Finalement c’est ça la question et c’est une question très, très difficile.

Dans son livre "phénoménologie de la perception », Maurice Merleau-Ponty évoque ces deux considérations de la parole: constituée et « se constituant ». Quelque chose de très éclairant se manifeste dans cette distinction:

« Nous vi­vons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales, nous possédons en nous-mêmes des si­gnifications déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des pensées secondes ; celles-ci à leur tour se traduisent en d’autres paroles qui n’exigent de nous aucun véritable effort d’expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun ef­fort de compréhension. Ainsi le langage et la compréhen­sion du langage paraissent aller de soi. Le monde linguisti­que et intersubjectif ne nous étonne plus, nous ne le distinguons plus du monde même, et c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. Nous perdons conscience de ce qu’il y a de contingent dans l’ex­pression et dans la communication, soit chez l’enfant qui apprend à parler, soit chez l’écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu’elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’ex­pression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. » 

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, « Tel » Gallimard, 1978, L. I,Chap. 6, p. 213-214



            Maurice Merleau-Ponty évoque d’abord la parole instituée. Nous nous échangeons des paroles convenues, mais il faut vraiment ici prendre ce terme de convenance en un sens fort. Ce n’est pas seulement que nous échangions souvent des formules ultra banalisées, validées par l’usage, la tradition , la politesse, les coutumes, c’est aussi et surtout que la langue constitue le principe actif agissant au coeur de toute institution.  La langue, de par sa  structure, réside dans le mouvement de l’institutionnalisation. Tout échange de mot est comme préconditionné de cela même qu’étant composé de mots, il ne véhicule de sens qu’à partir de l’assimilation par le récepteur du système entier de la langue utilisée. Nous retrouvons ici l’articulation de l’axe syntagmatique et paradigmatique. Si mon interlocuteur me comprend, et comment en serait-il autrement puisque je parle sa langue, il possède le fond de cette efficience par le biais de laquelle ma parole combine des éléments dont les différences présentes et absentes font naître un sens, sens qu’il est donc conditionné à recevoir, de telle sorte que nous ne nous échangeons pas du tout des nouvelles mais en un sens, plutôt des « anciennes » .

                Finalement c’est exactement ce que déjà Saussure suggérait quand il affirmait que la langue ne suppose pas de « préméditation ». On ne réfléchit pas sa langue, on réfléchit toujours déjà dans sa langue. C’est bien ça le fond de la question (on ne parle pas sa langue, on parle dont à partir du fait qu’on est dans la langue, c’est bien ce que veut dire l’institutionnalisation, on ne parle que du dedans de la langue, comme si elle n’était qu’un dedans.)  Ainsi le langage et la compréhension du langage paraissent aller de soi. Ici la parole est complètement parasitée par la langue. « C’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. » C’est de l’intérieur de ce qu’une langue est, à savoir refermée sur elle-même que nous échangeons des énoncés qui bien que parlés pourraient être aussi bien écrits. La parole s’y perd, elle ne fait plus évènement alors qu’en tant que geste physique elle aurait  tout pour le faire. 

        Il convient vraiment de relier tous les fils que nous venons d’exposer dans le cours pour comprendre le fond de ce passage qui porte sur l’institutionnalisation opérée par la langue.  Si je comprends la phrase « Enée va à Grenade » ce n’est pas seulement parce que je parle français mais parce que dans cette séquence sonore ou graphique je suis capable de distinguer les mots les uns des autres (axe syntagmatique) et les mots qui sont dans l’énoncé de ceux qui n’y sont pas mais qui ont un rapport avec celui-là, par exemple de la grenade arme ou de la grenade fruit. Pourquoi ? Parce que ces deux significations que j’ai bel et bien en tête n’aurait aucun sens ici notamment parce qu’ici il y a la préposition « à » et cela suppose que nous parlons de la ville.

Prenons un autre exemple: « j’ai mal à la tête ». Cet énoncé est finalement très proche de cet autre « j’ai le mal en tête » à deux différences près: « le » et « en », à la place de « à la ». Ici aussi la différence est infime mais la signification est vraiment distincte. Comprendre un énoncé linguistique, c’est donc, comme il a été vu, posséder le fond commun de toutes les significations possibles sur la base desquels va se détacher la seule effective pour cet énoncé là. Nous ne comprenons donc pas tant un énoncé parce qu’il est celui-là, mais plutôt parce qu’il n’est pas un autre. Comprendre le sens, induit non seulement le « ne pas être » propre à tout symbolisme  (puisqu’un symbole n’est pas la réalité physique, matérielle de ce qu’il symbolise ) mais aussi le ne pas être un autre phonème, un autre morphème, un autre énoncé. Or cette logique de la différenciation qui est aussi une logique de « non-être » implique un ensemble un système au sein duquel chaque élément vaut pour son signifie en étant pas un autre élément de ce même système.  Il faut donc que ce système soit clos sur lui-même. C’est cela la logique de fermeture, d’enclosure sur soi de la langue. Cela explique aussi qu’une langue est toujours fonctionnelle en tant qu’elle est traversée par du non-être, c’est-à-dire qu’elle est toujours structurellement en train de devenir une langue morte.

Il n’est vraiment pas question de sous-estimer la nature intrusive ou plutôt aliénante, contraignante de cette mortification de la langue, pas davantage que de ne pas réaliser à quel point elle est, à tous égards, efficace. Ce n’est pas seulement que nous sommes contraint d’user de cette logique enfermante là c’est aussi qu’elle nous enferme en elle et c’est bien en ce sens que Merleau-Ponty évoque la parole instituée. Il n’est pas de lieu d’où nous pourrions penser autrement qu’au sein de cette systématique totalitaire là. De tous les totalitarismes, celui de la langue est le plus radical probablement parce qu’il est la base même de l’idée de totalitarisme ou d’institution (cf 1984). 




Mais c’est à ce moment que le texte de Merleau-Ponty pointe une nouvelle dimension: « nous perdons conscience de ce qu’il y a de contingent dans l’expression » et il évoque deux exemples: l’enfant qui apprend à parler l’écrivain qui fait une oeuvre de création. Il utilise ensuite une formule éclairante: « tous ceux qui transforme en parole un certain silence ». La langue est comme une maison sans issue dans laquelle nous sommes né.e.s. Nous n’avons jamais vraiment connu autre chose. Il n’y a pas d’extérieur à la langue. 

MAIS tout aussi englobante qu’elle soit, « parler » reste un acte que je peux réaliser ou pas.  Il y a un déclenchement la parole, un début et ce début  surgit forcément dans quelque chose qu’il transforme. Quoi? Un silence. 

Il faut insister d’abord sur la puissance de ce qui est ici suggéré qui n’est ni plus ni moins qu’une forme d’évasion de la prison de la langue, celle-là même dont nous venons de montrer à quel point elle est pourtant sans issue, sans possibilité d’échappatoire.  Le raisonnement qui va être utilisé pour faire comprendre à quel point ce que suggère ici Merleau-Ponty est profond vise à fonder le rapport entre l’être et la parole. Mais si nous voulons vraiment comprendre de quoi il est question ici, il faut remonter à cette idée déjà largement développée selon laquelle l’homme est un Da Sein. Cela signifie qu’il n’est pas sensible aux désinhibiteurs grâce auquel les animaux sont d’emblée impliqués et présents DANS leur biotope. Les déshinhbiteurs sont bel et bien es signaux et la différence avec l’être humain, c’est que, lui, parce qu’il est privé de ces signaux va leur substituer les signes et plus encore le langage et finalement la langue.

Autant les signaux désinhibiteurs sont ce à partir de quoi les animaux libèrent leur être, autant la langue constitue finalement ce qui dans le Da Sein manifeste qu’il existe en lui du non-être, de la non-coïncidence avec le fait d’être. Il ne coïncide pas, autant que les animaux avec le fait d’être et cela est un « fait », c’est un donné irrévocable de l’espèce humaine en tant que Da Sein.  Cette différence avec l’animal se traduit par son immersion au sein d’un système fermé, clos sur lui-même de différences que l’on peut appeler la langue (mais tout aussi bien le formalisme mathématique). Et c’est à partir de cette immersion dans la langue (et ici nous pouvons tout aussi bien dire le logos: raison et langage) que l’être humain va créer en lieu et place de ce qui fait office de biotope pour l’animal une POLIS humaine, une cité, une vivre ensemble rationnel entre des citoyens reliés entre eux par des lois.

Si l’être humain naît dans la langue comme dans une prison sans dehors, c’est parce qu’il en va de ce que c’est qu’être humain, qu’être un Da Sein d’être toujours déjà dans la langue. Le totalitarisme de la langue s’explique à partir de ce statut ambigu du Da Sein qui, contrairement à l’animal, ne coïncide pas pleinement avec le fait d’être.  Pour le dire autrement, le fait que l’homme soit cet être pour lequel il est, dans son être, question de son être, c’est cela qui fait que l’homme est dans la langue comme dans une maison sans dehors.

Or le Da  Sein (tout aussi décalé qu’il soit avec le fait d’être) EST néanmoins, puisque de fait, nous existons. Mais comment cet ancrage dans l’être aussi décalé soit-il se manifeste-t-il dans un être aussi marqué par le non-être linguistique que l’Homme ? Par la parole. 


Aristote, dans son livre « Politique », insiste sur le fait que le propre de l’homme est qu’en lui s’articule la voix et la langue, en grec: la Phoné et le Logos. La phoné, c’est finalement la parole et le logos c’est la langue. Or la langue c’est le non-être et par conséquent la parole, c’est l’être, c’est ce qui nous ancre au fait d’être. Si ce lien n’existait plus, nous disparaîtrions dans le pur non-être de la langue, de la systématisation, du formalisme. Dés lors la question de savoir si l’on peut parler une langue devient « peut-on investir le non-être systématique du logos de la liberté de parole par quoi s’effectue notre ancrage à l’être? »

Il est très utile ici de recourir à nouveau à la distinction entre dire et parler. Tant que nous disons quelque chose, le non-être de la langue étouffer l’être de la parole. Il nous donc parler pour que dire ne soit pas, pour que seul parler soit. Cela fait signe d’une praxis de la parole. Aristote distingue en effet la poiesis de la praxis (par poiesis, il faut entendre une action qui vise à un but différent de cette action, ainsi par exemple, je travaille à la chaîne pour gagner de l’argent, je ne travaille pas à la chaîne pour travailler à la chaîne, par contre, je peux faire de la science pour faire de la science parce que cette activité est doté d’une noblesse et d’un gain qui consiste exactement dans le fait de l’accomplir et aucun autre - Ici nous constatons que dire suppose forcément que nous disions quelque chose en vue de…Alors que l’on peut parler pour que la parole soit). 

Il faut bien faire attention ici: quand nous reprochons à quelqu’un de parler pour ne rien dire, est-ce que cela signifie que ces mots n’ont aucun sens? Non, bien au contraire, ce qu’il dit a du sens, un sens du point de vue de la langue. Ça veut dire quelque chose mais en même temps cela ne fait que ça. En fait il parle pour ne faire que cela: dire, mais ce qu’il fait ne « fait » rien, n’agit pas. Imaginons, par exemple, un président qui fait un discours dans lequel il affirme que la situation écologique est suffisamment grave pour que cesse le discours et qu’il termine sa prise de parole par les formule suivante: « des actes, des actes, des actes (3 fois) ». Ce n’est pas qu’il parle pour ne rien dire, c’est qu’il parle pour ne rien faire. En ce sens sa parole n’est pas une praxis. Parler est un acte et il est possible de libérer une parole qui ne soit que cet acte, parler sans donner prise au non-être, au non agir de la langue. Mais quand?

C’est Merleau-Ponty et ces deux exemples qui nous répondent : quand l’enfant bafouille ou balbutie sa langue, il faut bien comprendre que sa parole y gagne ce que la non-maîtrise de sa langue lui fait perdre.   Il y a quelque chose de l’enfance qui est le propre de la parole, d’une parole pure, non encore parasitée par le non être systématique de la langue. Enfance vient du latin in - fans  (fari, fatum) qui ne dit pas.  Il ne dit pas, donc il parle. Il parle pour ne pas dire, parce qu’il parle pour faire, parce que quelque chose d’un faire pur n’y est pas encore parasité par du dire.

 


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