vendredi 3 avril 2020

Qui sait, de la danseuse ou du géomètre, ce qu'est un cercle?



                  Cette vidéo nous donne une illustration vraiment pertinente de la différence de perspective entre la Science et  l’Art dans l’approche de la réalité. Qui peut dire en effet qu’il connaît la réalité du cercle?
« Le géomètre », est la réponse qui nous viendra immédiatement en tête parce qu’il en formule le concept: " figure dont tous les points sont à égale distance du centre". Si, en plus ce géomètre est Thalès, il nous parlera éventuellement du triangle que l’on peut dessiner dans ce cercle et nous dira que si l’un des côtés de ce triangle est un diamètre du cercle alors le triangle pourra être défini comme « triangle-rectangle ». Et indiscutablement c’est « vrai ». Nous pouvons réfléchir sur les propriétés du cercle à partir de son concept, la relier avec d’autres figures ayant elles-mêmes des propriétés géométriques. Nous serions même capables de développer ces raisonnements sans avoir à tracer vraiment, « concrètement » de cercle, ni de triangle dans le cercle. Les vérités géométriques que nous mettrons alors à jour seront abstraites, logiques, indiscutables, « vraies » parce que toutes extraites de  ces figures conceptuelles du cercle et du triangle.
          
C’est exactement ce que Nietzsche veut dire quand il affirme dans le 7e § de « vérité et mensonge au sens extra-moral »: « Si quelqu’un cache une chose derrière un buisson, qu’il la recherche au même endroit et la trouve en effet, on ne va pas spécialement célébrer cette recherche et cette trouvaille: pourtant c’est bien ainsi que les choses se passent avec la recherche et la découverte de « la vérité » dans le secteur de la raison. »
        Le mathématicien pose abstraitement la définition d’une figure générale et en déduit des propriétés générales qui vaudront pour tous les cercles en tout lieu et en tout temps. Mais il n’aura jamais expérimenté les propriétés physiques du cercle, notamment parce qu’évidemment il n’aura conçu cette figure que sur un plan Euclidien en deux dimensions. Il part d’un présupposé qui est le concept et trouve les propriétés de ce concept. Quoi de plus évident puisque c’est lui-même qui en fixe arbitrairement la légitimité? Il s’extasie devant le déploiement rationnel de ce dont il a posé arbitrairement l’existence rationnelle. Quoi de plus logique à ce que le concept de cercle ait des propriétés géométriques puisque l’on imposé d’emblée comme une figure rationnelle et géométrique?
         
Peut-être peut on alors se tourner vers le physicien capable de réfléchir aux mouvements du cerceau dans l’espace, à l’impulsion qu’il convient de lui donner pour qu’il décrive telle figure, à sa vitesse de rotation, etc. Il sera néanmoins évident que ni le géomètre ni le physicien n’auront du cercle le même ressenti que la danseuse professionnelle Angelica Bongiovanni.
        Il n‘est pas question pour cette danseuse de conceptualiser quoi que ce soit du cercle, mais de créer des figures libres dans le cadre artistique d’une représentation de danse, de les créer en les exécutant par la maîtrise physique du rapport de son corps et du cerceau, maîtrise réellement impressionnante. Il faut nous forcer un peu pour sortir du spectacle de cette facilité déconcertante et nous représenter les heures d’entraînement requises pour parvenir à cette exactitude dans le timing, dans l’équilibre, dans l’effort d’endurance et de tonicité, bref pour nous faire entrer dans la fiction de la danse.
         
Probablement Angelica Bongiovanni n’a-t-elle pas la moindre compétence en géométrie et pourtant qui oserait sérieusement prétendre qu’elle ne dispose pas d’une connaissance aguerrie de ce qu’un cercle est, ne serait-ce que parce qu’il lui a fallu imposer à son corps une sorte d’ascèse musculaire, rythmique, respiratoire de la circularité, de la sphère, de la spirale? Elle s’est pliée à l’exercice de ne faire qu’une avec le cercle, dans le mouvement de figures qui ne sont pas sans faire penser à l’homme de Vitruve, dessin par lequel Léonard De Vinci entendait décrire les mensurations idéales du corps humain. Il ne nous faut pas perdre de vue que le concept de cercle est une fiction géométrique et que la prestation d’Angelica Bongiovanni est une œuvre d’art, c’est-à-dire qu’elle revêt une dimension symbolique, expressive. Chacune de ses postures, chacun de ses mouvements suscite en nous un état d’âme, un paysage émotif que le changement de décor. du début ne fait que concrétiser.  
              Nous sommes ainsi mis en présence de deux métaphores, de deux fictions: l’une scientifique, l’autre artistique et l’effet de compréhension créée par la lecture de l’oeuvre de Nietzsche doit être exactement le même que celui de cette révélation sous l’effet de laquelle nous réalisons qu’Angelica Bongiovanni connaît sûrement mieux la réalité du cercle par la métaphore physique de la danse que ne la conçoit le géomètre par la nature seulement conceptuelle de ses calculs. Elle dispose de la connaissance empirique, sensible du cercle parce qu'elle en dessine avec son corps les métaphores vivantes.


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