mercredi 8 avril 2020

Séance du 09/04/2020 CALM (Cours A La Maison) 1ere 3:1h

Bonjour à toutes et à tous,

           
              Juste un petit mot sur le cours d’hier: cette distinction que fait Paul Ricoeur entre le socius et le prochain qu’il illustre parfois par la différence entre les pronoms personnels « Tu » (prochain) et « Il » (socius) est vraiment essentielle dans la considération du politique et tout le propos de cet auteur est de montrer que si le socius pourrait sembler interdire ou contrevenir au lien avec le prochain, il en est, en réalité, l’occasion.
      La pandémie aujourd’hui nous contraint à suspendre ou à limiter la relation avec le socius et comme toutes ces choses dont nous mesurons d’autant plus intensément le prix que nous en sommes privés, le socius aujourd’hui se manifeste à nous comme ce qui portait en soi le rapport au prochain. Nous avons besoin de ces deux formes d’altérité parce que l’une est finalement le prétexte social de l’autre et aussi parce que c’est dans l’effectuation de ces rapports que se constitue notre rapport à nous-mêmes. C’est ce que Paul Ricoeur appelle l’ipséité, à savoir une identité qui se constitue dans la parole donnée à l’autre, dans la promesse qu’on lui fait, dans le pardon qu’on lui accorde, dans le fait de se porter garant d’elle ou de lui. Vous avez peut-être déjà croisé des personnes dont vous avez constaté après les avoir fréquentés que ce n’était pas parce qu’elle s’engageait auprès de vous qu’elles tenaient leur engagements, des camarades versatiles sympathiques mais dont vous savez très bien qu’il vous sera impossible de compter sur elles ou sur eux, des personnes qui ne semblent tenir à rien qui sont susceptibles de dire une chose et plus tard le contraire, qui en un sens n’ont aucune consistance éthique. Ces personnes n’ont pas d’ipséité. Cette qualité fondamentale pour jouir d’une identité authentique suppose cette présence de l’autre, du prochain dont on se porte garant, dont on répond (responsa: responsable). C’est tout ce qui nous engage quand on se trouve dans un lieu public et qu’on assiste à une agression physique ou verbale contre Autrui. Quelque chose vous incite à prendre la défense d’autrui, à vous porter garant(e) d’elle ou de lui.


        Dans le film de Lucas Belvaux: « 38 témoins », nous assistons au drame intérieur d’un homme Pierre qui, comme les 37 autres personnes d’une rue du Havre ne s’est pas levé pour porter assistance à une femme agressée et tuée à l’extérieur et dont les cris étaient nécessairement audibles par tous les habitants. Cette non-assistance à personne en danger le minera suffisamment pour être le seul des 38 témoins qui reconnaîtra avoir entendu les cris et tout le film décrit le drame d’un homme réalisant trop tardivement qu’il a perdu son ipséité, c’est-à-dire l’intégrité d’un rapport à soi qui ne peut se constituer que par le fait de répondre de l’autre, notamment dans sa détresse ou son appel au secours.
            
                  Mais il n’est pas forcément nécessaire d’aller chercher des exemples aussi extrêmes pour comprendre en quoi consiste l’ipséité, laquelle qualifie aussi ces signes presque indétectables d’un quotidien de la rencontre, de la reconnaissance d’Autrui. Dans les grandes villes, il peut malheureusement nous arriver d’être si fréquemment en contact avec un grand nombre de personnes que nous les confondons avec le décor comme si les autres ne constituaient qu’une sorte de « mobilier urbain » qui nous entourait au même titre qu’un mur ou qu’une chaise. Les expériences sociologiques dites « effet témoin » qui sont souvent filmées dans le métro (des actrices et des acteurs miment le début d’une agression dans le métro pour voir la réaction des personnes présentes) prouvent qu’une majorité parfois écrasante de personnes, tout comme Pierre perdent leur ipséité. Toute rencontre avec Autrui est l’occasion qui nous est donnée d’être soi-même.
            
Cela signifie que le rapport à soi est de nature fondamentalement politique et, par conséquent, que la phrase de Margaret Thatcher: « there is no such thing as society » défend une thèse absolument insoutenable puisque elle consiste à poser que les rapports humains se constituent  dans la famille et dans le travail. Selon Madame Thatcher, le socius n’existe pas, il n’est porteur de rien. Nous nous reconnaissons exclusivement en tant que membre d’une même entreprise ou d’une famille, mais pas socialement. Il nous faut choisir entre Margaret Thatcher et Paul Ricoeur (et honnêtement, c’est vite choisi). Nous faisons l’expérience en ce moment même de tout ce qui nous affecte dés lors que le rapport au socius est suspendu ou limité ou médiatisé par la distance numérique. Etre soi c’est répondre d’Autrui. Par conséquent, le cercle vicieux pointé par Platon décrit une impasse dont on peut venir à bout: la question n’est pas tant de trouver une organisation politique bonne pour éduquer des citoyens bons, ou de trouver des citoyens bons pour créer une cité bonne, mais plutôt tout simplement d’installer les citoyens dans un certain type de relations rendant possible le socius, parce que c’est par ce canal que naît la relation au prochain et conséquemment l’ipséité, c’est-à-dire une relation éthique à son moi-même, un ethos (attitude en grec) authentique.
        Derrière les lois, notre rapport aux institutions, aux devoirs civiques, aux services publics se construit ce rapport au Socius et cela justifie que nous ne soyons pas négligents à son égard si nous voulons assumer le fait de notre présence, manifester une existence, une attitude, une ipséité.
          
C’est peut-être l’une des réponses possibles les plus pertinentes à la question de savoir ce que le contexte actuel de pandémie nous permet de réaliser sur le politique, à savoir son assise éthique et donc la raison pour laquelle sur ce point la réflexion de Spinoza nous est peut-être plus utile que celle de Platon. Nous n’avons pas à réfléchir sur ce qu’il faut que les hommes soient pour qu’une organisation politique soit bonne, vertueuse, parce qu’aucun homme ne se constitue ni même n’’existe en dehors de ce lien. Si le rapport à soi se fait dans le rapport aux autres, les lois d’une cité n’ont plus qu’à organiser le social ou plutôt le sociable. C’est, sous une toute autre forme ce que l’on retrouve chez Spinoza dans la mesure où chaque individu se définit par son ethos plutôt que par son être. Nous ne sommes pas une substance, un « Je pense », ni même un être, nous sommes définis par cette libération de puissance dans laquelle nous consistons et nous avons besoin d’une organisation sociale qui nous permettent de donner le meilleur de ce flux, de ce débit. Comment mettre en place les conditions rendant effectives une sorte de mutualisation des puissances plutôt que l’autoritarisme d’un pouvoir ? C’est ça la bonne question.
      Or cette question n’évalue aucunement le recours à la fiction mais par contre invalide toute réflexion politique qui se reconnaîtrait le droit d’être une utopie, ou une dystopie (comme 1984). On présente souvent la philosophie de Spinoza comme une philosophie du désir mais il faut bien comprendre ce que cela signifie, à savoir qu’exister c’est ce qui manifeste à l’existant comme désir. Le fait d’exister ne se vit pas comme une expérience qui serait faite et qui me définirait comme une personne mais comme une dépense d’énergie, comme la libération d’un potentiel, d’un désir d’exister. Je ne suis pas, je fluctue, je suis le cours variable de cette libération de puissance au gré de laquelle j’existe avec plus ou moins d’intensité selon les expériences que je vis, les rencontres que je fais, les passions qui m’affectent, certaines étant plus à même que d’autres de m’exprimer (au sens propre) « à plein régime ». Aucun de nous ne sait finalement ce qu’il est c’est-à-dire de quoi il est capable, « de quel bois il se chauffe » étant entendu que je consiste purement et simplement dans la faible ou forte intensité de flambée de ce feu (de joie).
            
       C’est sur ce point que nous pouvons articuler la notion de fiction. Toute existence consiste dans la libération de sa puissance: « on ne sait pas ce que peut un corps ». Tout reste à faire. Notre désir d’exister n’a pas à se soumettre à l’arbitraire d’une autorité qui ne se justifierait que d’en être une, mais il est porteur, créateur, inventeur, donateur. Comme il a été dit hier, « fiction » vient du latin fingo, fingere: forger, créer de toute pièces. Par désir, il faut entendre cette force de croissance qui anime tout ce qui vit, tout ce qui est, Natura au sens étymologique (nascor): ce qui est en train de naître. Cette « nature », c’est ce que Spinoza entend par Dieu: Deus sive Natura (Dieu c’est-à-dire la nature) et Dieu est évidemment infini.
        Cet infini de la substance qui existe est aussi ce qui explique qu’aucun de nous ne sait vraiment ce qu’il peut être avant de l’avoir été, c’est-à-dire d’avoir libéré le comptant de puissance correspondant à cet « ethos », à cette attitude manifestée à telle occasion, à telle rencontre. Il existe donc une efficience de l’infini qu’il convient de maintenir, d’entretenir au sein même de l’organisation de la cité, et c’est exactement cette efficience qui pointe l’émergence de la fiction dans le politique. Chaque instant nous met en demeure de nous produire, de nous inventer, de réaliser en lui, le comptant d’énergie adéquat dans lequel et par lequel nous accomplirons notre essence. Cette mise en demeure est aussi celle que doit orchestrer toute organisation politique. Il faut que la cité nous permette individuellement ce miracle de la réalisation de soi au gré duquel je ferai ce dont je ne savais pas que je le pouvais: un pur présent qui avant n’était pas. Ce que l’organisation doit rendre possible c’est l’effectuation de soi comme possible.
   


       Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. J’espère que tout va bien. Je vous invite à me contacter pour toute demande d’éclaircissement par rapport à tel ou tel passage, ou bien pour une éventuelle discussion sur les implications de la vision spinoziste du politique
Voici les deux questions pour la semaine prochaine (ne vous imposez pas de me le rendre absolument pour mercredi ou jeudi prochain, rendez le moi pendant les vacances si cela vous convient mieux mais soignez vos réponses!)
1) Distinguez les notions d’utopie et de fiction.
2) Inventez un scénario de politique-fiction qui, à partir d’un évènement vraiment incroyable (ne prenez pas la pandémie puisque on en a déjà parlé) révèle quelque chose de vrai de ce qu’est la politique, ou de ce qu'elle devrait être, selon vous.
   


Je vous souhaite une excellente semaine!

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