mardi 7 avril 2020

Séance du 08/04/2020 CALM (Cours A La Maison) 1ere 3

Bonjour à toutes et à tous,

J’espère vraiment que votre moral parvient à se maintenir et j’apprécie énormément les « conversations » que certains passages du cours suscitent par échange de mails avec vous individuellement. Comme nous ne nous voyons pas, il est toujours difficile d’évaluer la réception de  telle idée ou de tel texte mais grâce à de nombreux et nombreuses  élèves de votre classe, je pense disposer à peu prés d’une perception assez correcte de ce qui « passe » et de ce qui ne « passe » pas. C’est aussi à cela que servent les petites questions que je vous pose chaque semaine. Je voudrai préciser que je n’ai pas de « barème » de correction. 
                  
J’essaie de répondre à chacune et à chacun, parfois en surenchérissant sur l’humour des textes qui, me semble-t-il, est un vrai signe de bonne santé mentale en ces temps troubles, et au regard duquel beaucoup d’élèves de votre classe se portent vraiment très bien. Il me semble également important, sachant que le quotidien de chacune et de chacun est nécessairement impacté par la situation, plus ou moins fortement selon vos situations personnelles, de garder ce lien avec un travail à faire, un cours à lire, des notes à compléter, une institution à laquelle s’intégrer. Comme beaucoup d’entre vous l’ont parfaitement compris, c’est l’un des intérêts de la période que nous vivons. Peut-être avez vous toujours vécu le rapport avec l’institution scolaire comme une contrainte, une évaluation permanente, une cohabitation imposée, etc. La pandémie nous permet d’aborder ce lien sous son jour le plus cru, le plus à vif. Quelque chose du rapport entre les humains est sollicité par ces temps de crise.
             
Le philosophe Paul Ricoeur  distingue ainsi dans son livre Histoire et Vérité ce qu’il appelle le socius et le prochain. Le « socius », c’est l’autre personne que je ne perçois qu’au sein de sa fonction sociale, professionnelle: le facteur, le policier, l’épicier , bref dans un cadre impersonnel, fonctionnel, anonyme. Le prochain désigne Autrui en tant que personne. En temps de non-crise, notre rapport à Autrui est toujours parasité par le socius: dans l’autre personne, nous percevons, sans être toujours capable de dépasser ce niveau, le représentant de telle ou telle fonction sociale, de telle corporation et pour peu que nous ayons des a priori contre telle profession, nous en restons là dans un jugement catégorique, dogmatique et surtout extrêmement restreint, étroit. C’est la fameuse question (un peu terrifiante finalement):
-Qu’est-ce que vous faites dans la vie? (sachant qu’évidemment vous n’agissez (faire) que dans le cadre professionnel….rien ne se fait dans le loisir, dans votre temps libre, dans vos passions…. alors qu’on sait bien que c’est là que tout se fait, en réalité)
            Paul Ricoeur décrit parfaitement cet étranglement du rapport à autrui par la seule préoccupation du socius: « Nous n’atteignons nos contemporains qu’à travers les rôles typifiés qui leur sont assignés par les institutions (…) Au mieux, l’employé des postes se réduit à un « type », à un rôle auquel je réponds en attendant de lui une distribution correcte du courrier (…) L’imagination supplée entièrement à l’expérience d’un engagement mutuel »
             
             La morosité des relations sociales trouve ici son origine: le fonctionnement presque mécanique des fonctions assurées par les citoyennes et les citoyens dans une collectivité en pleine santé limite, sclérose et rigidifie les rapports parce qu’en l’Autre on voit d’abord le socius et on s’arrête là. Mais les dysfonctionnements que nous connaissons aujourd’hui révèle une évidence qui pourtant ne nous apparaît jamais dans les périodes dites « normales », c’est que le socius est toujours l’occasion du prochain. C’est aussi ce que Paul Ricoeur suggère en prenant l’exemple de la charité, de l’émotion suscitée par la détresse de mon prochain et en la situant dans cette zone presque invisible des services assurés par le socius:
« La charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est cachée aussi dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le sens caché du social » Se pourrait-il finalement que les sentiments les plus altruistes, les plus révélateurs d’un lien authentique et profond entre les humains se manifestent davantage dans les services publics, dans les fonctions sociales que dans les églises, dans l’humilité de l’employé faisant quotidiennement son boulot que dans les démonstrations télévisuelles d’animateurs hystérisés par telle ou telle récolte de dons?
          
Le visage de l’autre n’est pas dissimulé par le masque du Socius, c’est au contraire à l’occasion de ces rencontres orchestrées par des fonctions, des rôles, voire des devoirs et des obligations que nous sommes en contact avec autrui et nous ne comprendrions pas très bien en ce moment où les personnels soignants iraient chercher l’énergie dont ils font preuve dans le combat qu’ils mènent contre l’épidémie et les qualités d’accueil qu’ils manifestent dans le rapport aux patientes et aux patients si ce n’est très exactement dans ce rapport à Autrui dont le socius est  finalement le prétexte. Mais nous avons besoin de ce prétexte.
        Pourquoi cette entrée en matière? D’abord parce que c’est de la philosophie et parce que Paul Ricoeur est l’une des références les plus pertinentes et le plus motivantes pour comprendre le sens que revêt la présence de l’Autre au sein d’une société. La notion d’ipséité qui il développe dans un autre livre « Soi-même comme un autre » nous fait comprendre à quel point il ne nous est possible d’être nous-même que dans la mesure où nous nous portons garant d’Autrui, où nous assumons toujours notre statut de personne face à l’autre, en son nom. Ne pas se dérober à cette implication suscitée par un regard, par une demande, par l’’évidence de la vulnérabilité d’autrui, c’est cela et seulement cela qui nous donne une épaisseur éthique, qui nous permet de dire « Je », d’être quelqu’un, et c’est cela aussi que nous gagnons dans et par le Socius.
        Beaucoup plus modestement, c’est aussi pour moi une façon de justifier ces petites questions que je vous pose chaque semaine: elles participent du socius, c’est-à-dire de l’institution du lycée, du fait que je suis enseignant et que c’est par ce biais là que j’ai fait la connaissance de chacune et de chacun de vous. Le « socius » de la fonction enseignante a été l’occasion d’une rencontre avec Autrui. Maintenir l’un c’est enrichir l’autre, c’est peut-être aussi réaliser que toute relation humaine a besoin de masques, de jeux de rôles, de décalage et que tout cela, loin de nuire à l’authenticité d’une relation, lui donne la possibilité de s’affirmer, de se styliser, de s’esthétiser,  de se ramifier et de s’humaniser. 
         
  Nous connaissons une période durant laquelle le socius est ralenti, endommagé, contraint de se vivre et de se manifester autrement que par le contact direct, par le vis à vis, mais précisément c’est dans cette difficulté que nous réalisons tout ce qui se joue dans l’humilité des services, dans la notion d’institution, d’État, de politique au sens donné par Hannah Arendt.
        Donc, ne vous excusez pas quand vous avez du retard dans la remise de vos réponses. Il est vraiment nécessaire, pour toutes les raisons que je viens d’exposer, que vous me rendiez votre travail, voire, comme vous êtes nombreuses et nombreux à le faire, que vous  preniez un réel plaisir de rédaction, d’inventivité et d’humour dans l’écriture mais la question du délai n’est pas primordiale. Donnez vous le temps de la réflexion et la distance de l’humour. C’est le meilleur moyen de maintenir, voire de renforcer le socius, donc le rapport à Autrui, donc le rapport à vous-même.
       
        Il ne faudrait pas croire que cette entrée en matière nous ait éloigné du cours, puisque c’est bien du Politique dont il était question dans les développements précédents, et cette considération du socius éclaire sous un jour « nouveau » ou du moins insoupçonné notre relation aux lois, aux « fonctions » politique et sociale, à l’Etat.
        Le texte de Spinoza est une réfutation radicale de la notion d’utopie en politique et sa critique nous invite à une distinction fondamentale entre utopie et fiction. Une utopie est une fiction Idéale qui se donne pour but de décrire ce qui « devrait être » politiquement et nous avons vu que Platon dans sa justification de « la République » à savoir d’une représentation idéale de ce qu’une république devrait être se donne le droit de concevoir une supposée  perfection politique, comparable selon lui à la perfection des corps humains peints ou sculptés par les artistes. L’utopie ne saurait voir le jour « en aucun lieu » et c’est comme si le philosophe pouvait y déployer dans toute sa majestueuse envergure son aptitude à théoriser le réel, à l’abstraire, à le conceptualiser
          
Mais toutes les fictions ne sont pas idéales. Si l’utopie de Platon est pour lui l’occasion de concevoir une société pyramidale au sein de laquelle les âmes les plus naturellement vouées à assurer le pouvoir l’exercent, l’Ethique de Spinoza part de ce potentiel offert à toute puissance dans le mouvement de sa libération, car « on ne sait pas ce que peut un corps ». L’utopie sombre souvent dans la tentation totalitaire mais la fiction peut se concevoir, dans une perspective spinoziste immanente comme cet affranchissement des limites où s’effectue cette dépense d’énergie dans laquelle chacun et chacun de nous consiste. C’est comme si fiction revenait à son étymologie latine, fingo, fingere: façonner, imaginer de toutes pièces. Aucun de nous ne peut se faire une idée préconçue de ce qu’il est capable de faire. Quelque chose d’un autre sens de la fiction se dit ici: soit la virtualité de toute puissance. C’est une chose de se représenter l’idéal de ce que devrait être une organisation politique comme le fait Platon et de percevoir ce fond de potentialités dont on se sent porteur sans qu’il soit encore concrétisé, ou matérialisé par des réalisations effectives. Dans les deux cas nous avons affaire à une représentation de « ce qui n’est pas » mais alors que Platon décrit le portrait idéal de « ce qui devrait être », la puissance spinoziste pointe ce qui de nous est déjà en train de devenir. Par ce biais la fiction acquiert un droit de cité dont il n’est pas contradictoire d’affirmer qu’il est celui-là même de la réalité, et plus encore d’une réalité politique.

C’est tout pour aujourd’hui. N’hésitez pas à me contacter si telle ou telle partie du cours vous a semblé difficile. Demain il y aura des questions et vous savez pourquoi.

Excellente journée à toutes et à tous.Portez vous bien et gardez le moral!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire