mercredi 8 avril 2020

Séance du 09/04/2020 CALM (Cours A La Maison) TL2: 2H

Bonjour,

           J’espère que vous avez le moral pour cette journée qui s’annonce d’autant plus fructueuse que nous allons la commencer en nous interrogeant sur cette question essentielle (Si!Si): « Ne peut-on tenter de connaître la réalité qu’en créant des fictions? » Génial non?
 
Super! N'en faites pas trop quand même!
              La séance d’hier a essayé d’insister sur un point crucial, sur le traitement d’une objection à Nietzsche qui, pour ma part, me vient à l’esprit à chaque fois qu’il développe ce qu’il faut bien appeler une critique de la science. Avant de poursuivre, je souhaiterai donc préciser ce point et le resituer par rapport à ce que nous avons fait hier.
        Toute proposition scientifique, notamment à cause du 5e critère que nous avons évoqué, celui de la falsifiabilité (une proposition n’est scientifique que son peut la tester) manifeste un rapport au réel. Elle fait bien valoir cet effet de contrainte de la réalité dont nous avons parlé au début, puisque elle n’est pas valide dés lors qu’elle est réfutée par les faits. Par conséquent, si je comprends bien tout ce que Nietzsche veut dire quand il évoque le caractère tautologique, pléonastique de toute connaissance conceptuelle: « Si quelqu’un cache une chose derrière un buisson, qu’il la recherche au même endroit et la trouve en effet, on ne va pas spécialement célébrer cette recherche et cette trouvaille: pourtant c’est bien ainsi que les choses se passent avec la recherche et la découverte de « la vérité » dans le secteur de la raison. », cela ne diminue en rien le fait que cette conceptualisation « fonctionne », que les faits s’y soumettent. 
              
Nietzsche semble parfois faire comme si la science était une discipline purement intellectuelle. Peut-être est-il vrai que le scientifique interprète quand il pense expliquer, métaphorise quand il pense connaître mais alors, comment expliquer que ces hypothèses, si elles sont si décalées, si conceptuelles, bref si abstraites, si décalées avec la réalité s’y appliquent avec une facilité aussi déconcertantes? On peut bien remettre en question les présupposés de toute démarche scientifique, et notamment cette réduction des phénomènes à leurs composantes, à des unités comme l’eau, la cire, etc, on ne peut pas remettre en question le fait que l’expérience prouve bien la validité (pas la vérité) d’une thèse. La vaccination fonctionne, de nombreuses découvertes récentes n’entrent pas du tout en contradiction avec les conclusions de la relativité générale de Einstein, etc. Bref il nous semble bien que la science n’est pas du tout un amas de spéculations abstraites et de suppositions gratuites. Les hypothèses scientifiques ne sont jamais émises sans être passées à l’épreuve des faits et les faits leur donnent raison, donc il y a bien une connaissance du Réel et personne n’irait remettre en cause les expériences sur la chute des corps de Galilée, par exemple, ou celles de Pasteur sur la viabilité du vaccin.
          
           On pourrait également évoquer la mathématisation du réel. « La nature est un livre écrit en langage mathématique » dit Galilée. Nous retrouvons bien dans cette formulation tout ce que Nietzsche reproche à la science: cette généralisation des réalités de la nature, cette métaphorisation des phénomènes qui se voient réduits à des symboles jusqu’à ce que finalement des opérations algébriques puissent effectivement se retrouver dans la chair même des faits. Tout ce que Nietzsche reproche aux métaphores conceptuelles de la science se retrouve dans cette citation? MAIS, de fait, cette mathématisation du réel se voit confirmée par des expériences, ce qui donne tout à fait raison à Galilée. Si effectivement la nature n’état pas écrite en langage mathématique, comment pourrions nous expliquer que des hypothèses formulées dans un langage mathématique soient validées par l’expérience?
           
               C’est ici que finalement la position de Nietzsche prend toute son amplitude, ou pour le dire autrement c’est dans la réponse à cette question que nous saisissons toutes les implications de la philosophie de Nietzsche par rapport à la réalité, à savoir que le critère de distinction du fictif et du réel n’est pas viable. Il n’est pas possible de distinguer clairement ce qui est réel de ce qui est fictif, ce qui tient du rêve et de la veille, ce qui viendrait du sujet, de l’homme et ce qui tiendrait, distinct de lui de l’objet, de la nature. Si Nietzsche se révèle aussi hostile à toutes les philosophies du sujet, du « je pense », du « je », c’est finalement parce qu’il n’est pas possible de faire valoir authentiquement cette distinction entre le sujet et l’objet.
        
Reprenons l’exemple de Tchouang Tseu évoqué au début de l’année: « oui, je ne sais pas si je suis un homme qui rêve qu’il est un papillon ou un papillon qui rêve qu’il est un homme » et dans cette indécision se profile une sorte d’empirisme pur (ce que je sais c’est que j’ai les sensations du papillon) qui donne idée de ce que Nietzsche entend par « volonté de puissance ».  Il n’est pas vraiment envisageable de décrire la réalité parce que la réalité ultime, c’est la volonté de puissance et que celle-ci est moins la nature dans laquelle je suis que celle au gré de laquelle je suis est train de devenir. La distinction entre le réel et la fiction étant tenue dans une considération aussi fluctuante, aussi indécise, on comprend mieux que finalement Nietzsche ne se laisse pas vraiment impressionner par l’objection que nous lui faisons.
        Le vaccin n’est pas une réalité de la nature qui s’y trouvait déjà avant que Pasteur ne la formule et ne l’expérimente, il est une initiative humaine formulée avec tellement de cohérence et de rigueur scientifique qu’elle ne peut que s’y soumettre. C’est finalement cela que fait la nature: entériner, accepter chacune des hypothèses de la science  dés lors que sa conjecture est assez « dense », assez fermement et rigoureusement formulée pour être testée. Si la fiction ne se distingue pas fondamentalement de la réalité, alors en effet, rien ne s'oppose à ce que la fiction de l’hypothèse n’advienne à la réalité de l’expérience, et cela ne prouve rien. Nous voyons se produire, ce que nous nous étions préparés à voir se produire et même si l’expérience réfute l’hypothèse, cela n’enlève rien au fait que ce refus lui-même se profile s’effectue sur le fond d’une interprétation de la réalité et pas de la réalité pure. Nous allons jusqu’au bout de ce que signifie la phrase: « Il n’y pas de faits, il n’y a que des interprétations. La réalité n’est constituée que de toutes les perspectives de réalité possible, sachant que ces perspectives sont Mons déterminées par des subjectivités que par des présupposés dans la métaphorisation du réel.
         
  « Le réel est donc comme un livre écrit en langage mathématique, si, et seulement si, c’est ce mode d’interprétation que je choisis, et rien ne s’oppose en effet à ce que les hypothèses mathématiques soient confirmées par des expériences en physique parce que c’est le même schème interprétatif qui suit son cours: celui d’une métaphorisation symbolique et mathématique de la nature: H2O dans le bloc de glace et dans la vapeur. C’est vrai comme est vrai cet incessant flux de variation des apparences dont les oeuvres artistiques suivent le cours. Tout est vrai selon le schème de lecture du réel que l’on choit d’adopter. Aucune réalité naturelle n’est expliquée par la science. Chacune est interprétée par elle. On ne peut rien connaître de la réalité qu’en créant d’abord la fiction d’une réalité mathématique, ou littéraire ou picturale ou musicale.

4) « La nervure verbale de ce qui n'existe pas tel qu’il est » - Michel Foucault
       
Mais d’où vient cette approche et d’où vient surtout que l’on ne puisse finalement rien découvrir du réel sans l’avoir préalablement inventé, ou du moins sans avoir conçu inconsciemment le cadre même de son émergence, de sa réalisation? C’est la totalité de l’oeuvre:« vérité et mensonge au sens extra-moral » qui finalement répond à cette question, parce que nous pouvons parfaitement répondre: l’intellect, soit la duplicité même de cette faculté dont nous avons fait à la fois notre rêve, notre illusion et notre arme maîtresse. Galilée croit sortir de l’illusion quand il affirme que « la nature est un livre écrit en langage mathématique » mais, selon Nietzsche on pourrait dire au contraire qu’il est totalement dans l’illusion de l’intellect qui croit comprendre quand il interprète, expliquer quand il ne fait que schématiser, résoudre quand il ne fait que métaphoriser.
         
Mais Nietzsche nous permet d’aller plus loin encore dans la compréhension de cette corrélation entre la connaissance et la création, car son origine la plus profonde se situe sans aucun doute dans le langage. Nous ne pouvons connaître la réalité qu’en créant la fiction d’une réalité claire, « classable », distincte, énonçante, ordonnée. Nous ne pouvons entreprendre de connaître le chaos de la nature qu’en en faisant autre chose qu’un chaos, mais quoi? Des histoires (mythologie), une histoire (histoire), un « règne » (religion), des peuples et des civilisations (politique et culture), un cosmos (science), une tragédie (théâtre), des peintures, des musiques, etc. (art). Et tout ceci suppose des langues mais à la base un langage soit un code de signes au fil duquel connaître suppose toujours préalablement « construire »
         
              Il faudrait inventer le néologisme suivant pour rendre compte de cette corrélation entre connaître et faire naître: « fictionner ». Il n’existe de réalité que fictionnées et par conséquent multiple fractionnées. Or ce néologisme n’est pas sans rappeler la définition même de la fiction donnée par Michel Foucault, l’un des philosophes les plus     authentiquement Nietzschéens du 20e siècle:

        « Si on me demandait de définir enfin le fictif, je dirais : la nervure verbale de ce qui n’existe pas, tel qu’il est... Le fictif, c’est un éloignement propre au langage – un éloignement qui a son lieu en lui, mais qui, aussi bien, l’étale, le disperse, le répartit, l’ouvre. Il n’y a pas fiction parce que le langage est à distance des choses ; mais le langage, c’est leur distance, la lumière où elles sont et leur inaccessibilité, le simulacre où se donne seulement leur présence ; et tout langage qui, au lieu d’oublier cette distance, se maintient en elle et la maintient en lui, tout langage qui parle de cette distance en avançant en elle est un langage de fiction. »

          
Cet extrait de « Distance, aspect, origine » est totalement d’inspiration Nietzschéenne. Il vaut la peine que l’on tente de le décrypter à la lumière de tout ce que nous avons déjà lu de « Vérité et mensonge au sens extra-moral ». « Nervure verbale de ce qui n’existe pas tel qu’il est »: cette définition de la fiction nous permet de comprendre ce que fait le langage, ce que fait tout mot par rapport à toute chose: « la feuille » dont je parle n’existe pas puisque elle est est un concept dont aucune feuille existante ne peut prendre sur elle d’incarner la totalité défeuilles pourtant désigner par ce terme général, mais en même temps, que puis-je savoir de cette présence effective à mes sens qui ne soit finalement sommable et par le mot feuille justement  « nommée »? Par rapport à la chose qu’il désigne, rien n’est plus faux ni plus vrai que le nom qu’elle porte, lequel est bien tout ce que je peux fictivement savoir et faire savoir de sa réalité. Et précisément Foucault est très attentif au fait de maintenir dans sa définition du fictif cette articulation paradoxale du réel et du semblant, de l’effectif et du simulé. La fiction ne naît pas du fait que le mot n’est pas la chose parce qu’il n’y a aucun autre moyen de faire signe de la présence de telle chose que de le rendre fictif par le mot. Nietzsche es bien un philologue qui a parfaitement saisi cette consistance frictionnelle de notre présence au monde et du monde lui-même. Aucune réalité ne peut davantage se manifester à nous comme une présence  incontournable qu’en s’exprimant par le signe, lequel paradoxalement l’abstrait, la rend absente:
« Je dis une fleur et voici qu’apparaît, hors de l’oubli où ma vois relègue aucun contours, l’absente de tous bouquets. » Mallarmé
        Prêtons également une grande attention à la phrase finale de Michel Foucault, car c’est en elle que s’exprime la valeur supérieure qu’il convient d’accorder aux oeuvres de fictions par rapport aux études scientifiques, ou du moins produites par un certain esprit scientifique, selon Nietzsche: « tout langage qui, au lieu d’oublier cette distance, se maintient en elle et la maintient en lui, tout langage qui parle de cette distance en avançant en elle est un langage de fiction. »
         
En un sens les termes de Foucault ne sont pas sans faire écho à la citation de Georges Duby sur l’histoire. Autant l’historien qui entretiendrait la prétention de dire avec des mots la réalité objective du passé qu’il décrit ferait immédiatement toutes ses oeuvres dans le discrédit me plus total, autant celui qui ne s’illusionnerait pas lui-même et maintiendrait dans ses ouvrages cette distance fictionnelle avec la réalité du passé dont il ne ferait que faire signe mérite le nom d’historiens.
         
Nous comprenons ainsi parfaitement ce qui sépare un véritable historien d’un révisionniste, une nation soucieuse de garder la trace de son passé de Big brother, bref l’histoire de la propagande, c’est que cette dernière utilise la fiction comme la nervure verbale de ce qui n’existe pas TEL QU’IL N’EST PAS. » C’est cela aussi qui définit les faits alternatifs de Kellyanne Conway et de Donald Trump.De même le scientifique qui oublierait cette distance interprétative du langage par le biais de laquelle toute théorie aussi validée soit-elle par plus d’un million d’expériences n’en resterait pas moins une métaphorisation du réel perdrait, aux yeux de Nietzsche, tout crédit.

Nous allons en rester là pour aujourd’hui parce que les références évoquées aujourd’hui à Nietzsche et à Michel Foucault sont vraiment cruciales et philosophiquement très denses. Si vous avez bien suivi tous les développements du Cours d’aujourd’hui, je pense vraiment que le sujet devrait complètement s’éclairer comme lorsque l’on a enfin le sentiment de voir où le porteur de sujets voulait en venir (en gros c’est quand on a l’impression que l’on ne peut pas aller plus loin). Grâce à Nietzsche et à la très profonde définition du fictif chez Foucault, non seulement on sait la profondeur du « oui » mais on comprendra parfaitement le ressort qui est souterrainement à l’oeuvre dans ce « oui », en l’occurrence le langage.

J’espère que ce cours a contribué, ne serait-ce qu’un peu, « à lever le brouillard » de ce sujet. 



Tout sujet de philosophie est un brouillard, en fait, et vous devez croire à la percée du jour, c’est beau!  Non? Non?

Bon! Tant pis!
 La métaphore de ouf! Le prof il y va a donf wesh!

A demain! D'ici là Portez vous bien!

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