mercredi 8 avril 2020

Séance du 07/04/2020 CALM (Cours A La Maison) TS3:1h

Bonjour à Toutes et à tous,

J’espère que tout va bien pour vous. Vous avez été quelques-unes à m’interroger hier, par mails sur cette notion d’Histoire (qui il est vrai n’est pas à votre programme mais la vérité l’est et ici c’est vraiment une ouverture très simple et très porteuse sur ce sujet). L’histoire est une discipline qui vise à connaître. Quoi? Le passé. Or l’histoire est aussi un récit du passé écrit par un homme du présent: l’historien. Comment peut-on connaître le passé sans que ce soit pour autant une totale fiction? C’est ça la question et vous voyez bien que cela correspond totalement à votre sujet. Autant les historiens d’avant avaient tendance à croire à une objectivité historique possible, autant les historiens d’aujourd’hui sont beaucoup plus mesurés et intéressants à ce sujet. 
      
               Georges Duby nous décrit le travail de l’historien comme de la fiction retenue, contenue dans des cadres. ATTENTION: il faut bien insister sur le fait que l’histoire n’est pas de la fiction pure sans quoi on donne le droit à des gens très mal intentionnés de nous raconter l’histoire qu’ils veulent pour nous faire croire ce qu’ils veulent. L’histoire doit rester une discipline authentique, qui cherche vraiment le passé mais qui reconnaît en même temps que l’historien qui écrit l’histoire vit dans une certaine époque et qu’il écrit un récit dans lequel une part d’imagination, de désir va nécessairement s’insinuer.
Ceci dit l’histoire n’est pas une science. Pourquoi? Il nous faut utiliser le 5e critère de la scientificité déjà évoqué: celui de la falsifiabilité. Les propositions de l’historien peuvent éventuellement être contredites mais pas à volonté alors qu’un chimiste peut faire ici et maintenant une expérience dont le résultat pourrait contredire sa propre thèse. L’histoire n’est pas vérifiable, elle n’est pas testable. Ceci dit est-ce que dans la science, la part de la fiction est nulle? La réponse est non et on passe ainsi à la 2e partie des éléments que j’ai développés hier; ça va?



3) Connaître le réel est-ce nécessairement faire naître une fiction?

        Le fond de cette question est celle du statut de l’expérience: est-ce vraiment, comme semble l’affirmer Popper et Bachelard, le moment où la fiction de l’hypothèse est reprise, corrigée,  et contrariée par du réel , ou bien au contraire le moment où fiction et réalité avouent mutuellement qu’ils n’ont pas cessé pour l’un d’être déjà l’autre et pour l’autre d’être déjà l’un?  Se pourrait-il alors que « connaître la réalité » et « créer des fictions » ne soit qu’un seul et même mouvement pour la bonne et simple raison qu’il n’existe pas finalement de réalité dernière ou ultime? C’est bel et bien la thèse de Nietzsche que nous retrouvons dans cette formulation et l’explication du regard critique qu’il porte sur la science, laquelle nous présente comme idéal régulateur (soit l’expérience comme mise à l’épreuve d’une fiction par le réel) ce qui en réalité est et n’a jamais cessé d’être le point de départ ou encore le milieu dans lequel nous évoluons, à savoir d’une pure interprétation humaine du réel (sachant que rien du réel ne peut être autre chose que cette interprétation même).
        En d’autres termes, quand Pasteur éprouve la validité de son hypothèse du vaccin, il ne découvre rien, il « invente" (et il a raison de le faire, ce n’est pas la question). La nature n’a pas dit « oui » à la question du vaccin. Nous vivons dans ce que nous interprétons, c’est-à-dire que nous ne sortons pas du rêve de ce bébé prématuré qui songe qu’il  réussit à vaincre la nature parce qu’il invente le vaccin, ce qui est très bien dans ce rêve que nous sommes, mais ne nous apprend rien du tout sur la réalité pure et nue dans laquelle nous sommes, dans laquelle le bébé est vraiment quand il rêve.  Toute vérité scientifique serait dés lors auto-suggestive: cela marcherait parce que cela ne pourrait pas ne pas marcher à l’intérieur de ce rêve humain, de cette conception humaine dans laquelle nous vivons et dont ne voulons pas sortir.
        Se pourrait-il finalement que l’expérience soit ce moment où le scientifique qui est cet homme ayant caché quelque chose derrière un buisson aille le rechercher et finalement s’extasie absurdement, gratuitement devant cette trouvaille dont le moins qu’on puisse en dire est qu’elle est consternante de banalité, d’évidence tautologique et d’auto-proclamation vaine? C’est bel et bien l’argument ultime de la réponse négative à la question qu’il s’agit d’envisager ici et éventuellement de révoquer.
Mais ce passage est si crucial pour la dissertation qu’il est peut-être essentiel de résumer et de reprendre tout ce que nous venons d’articuler dans les développements précédents.
          
             Pourquoi Descartes et son morceau de cire sont-ils aussi importants? Parce que quiconque comprend bien la démonstration de Descartes réalise deux choses contradictoires:
Nous sommes vraiment d’accord avec lui parce que nous prendrions pour un fou ou pour un enfant toute personne qui nous dirait que ce n’est pas la même cire, ou que la molécule H2O n’est pas dans la glace ET dans la vapeur
En même temps, la thèse de Descartes d’une expérience de l’esprit, à savoir que nous voyons la cire UNE avec les yeux ou le toucher de l’esprit peut nous apparaître étrange. Descartes ne cesse d’affirmer que le corps est distinct de l’âme. Si c’est le cas, je ne vois pas bien comment mon esprit pourrait être touché par un contact physique à moins d’être déjà et totalement mon corps (mais alors la distinction âme/ Corps s’effondre et elle s’effondre totalement, or chez Descartes elle ne s’effondre jamais totalement).   
        Le seul moyen de se sortir de cette ambiguïté est de dire, contre Descartes que cette cire Une n’est pas une réalité que mon esprit voit mais une fiction que mon entendement suppose. Mais c’est un peu plus que cela: il suffit de réaliser à quel point mon esprit y tient. Si je renonce à cela rien ne fait plus sens, la science n’existe plus et puis surtout cela entre en contradiction avec des expériences simples et incontournables: je peux effectuer sur l’eau des opérations qui vont la faire changer d’états sans pour autant qu’elle change de nature. Il y a donc bien une unité de l’élément « Eau », et c’est là une vérité.
        Cela signifie qu’il ne faut jamais s’en tenir à ce que nous voyons ou croyons d’abord et c’est ici que nous pouvons penser à Bachelard qui insiste sur ce second temps de la connaissance. Ce que nous connaissons c’est ce que nous corrigeons de ce que nous croyons, de ce que nous inventons, de ce que nous voyons de prime abord: « Le réel n’est jamais ce qu’on pourrait croire mais toujours ce qu’on aurait du penser », la réalité c’est ce dont on se rend compte « après coup » qu’on aurait du la penser de cette façon après avoir fait l’épreuve de ce qu’elle n’était pas. En d’autres termes, le réel n’est jamais ce qui apparaît « tel qu’il est ». Formulé de cette façon ou pourrait croire que la thèse de Bachelard se rapproche de celle de Nietzsche quand il reprend la phrase d’Héraclite: « la nature aime à se voiler », mais en réalité il n’en est rien, vraiment rien.
           
          Pour Bachelard, la réel c’est de la possibilité corrigée par la science. Pour Héraclite et pour Nietzsche, la nature aime à se cacher parce qu’il n’est pas possible de distinguer le réel du possible, le fait du fictif, la veille du rêve. Et de ce fait cela change tout : qu’est ce que c’est que la science? Du rêve cohérent qui malheureusement se prend, dans l’esprit de la plupart des scientifiques pour de la réalité. Que je puisse en effet soumettre l’eau à différents traitements qui feront changer son apparence sans changer sa nature, c’est ce qu’une interprétation conceptuelle, identitaire de la nature comme l’est la science rend effectif dans le cadre d’une certaine perception qui n’est elle-même qu’une interprétation et il n’est rien du réel que se prête à autre chose qu’une interprétation. Oui, le vaccin fonctionne et tant mieux mais il ne peut en aller autrement à partir du moment où nous constituons cette fiction conceptuelle d’un réel dans lequel il y a des concepts. Tout n’est qu’interprétation, tout ne fonctionne que dans l’extrême cohérence que l’on fait valoir au sein d’une interprétation.
        Nous pourrions exprimer la même idée en approfondissant cette notion d’interprétation dans des termes nietzschéens. Le scientifique métaphorise conceptuellement la réalité: cela veut dire qu’il généralise sa perception et ramène la diversité de tout ce qu’il perçoit à des notions, à des concepts à des unités (la cire, l’eau, les éléments de Mendeleiev, etc). Ici des scientistes objecteraient à Nietzsche  l’argument (très recevable) suivant: « mais si ce n’était que des métaphores (c’est-à-dire des images fictives comparatives) comme vous le dites: « comment expliquer vous que la science fonctionne REELLEMENT aussi bien, que le vaccin guérisse, que la machine à vapeur marche, que la bombe atomique confirme la théorie de la relativité générale et le principe de conversion de la masse en énergie  (excusez cette exemple un peu provocateur)?
        Or Nietzsche est cohérent avec sa thèse quand il répond: « mais justement parce qu’une métaphore implique toujours un rapport d’analogie avec ce dont elle est l’image ». Une métaphore est une image, donc une fiction (qui opère une transposition d’un domaine à un autre fictif) qui fonctionne par analogie. Descartes métaphorise la réalité: il crée la fiction d’une cire UNE, mais cette unité de la cire fonctionne aussi par analogie avec la réalité décrite, à savoir qu’il y a bel et bien dans la réalité du phénomène quelque chose qui donne raison à cette métaphore de la cire Une. Simplement, elle n’est pas plus « vraie » que cette autre façon de métaphoriser la réalité et qui consisterait à la décrire comme une multiplicité. Attention: Nietzsche n’est pas du tout en train de suggérer que chaque personne peut choisir sa perception mais il affirme que toute perception est métaphorisation et qu’il existe plusieurs styles de métaphorisation possibles. Chacun ne voit pas ce qu’il veut voir. Il voit ce qu’il peut voir en fonction du style de métaphore que les circonstances ont choisi pour lui: s’il est scientifique il va opter pour une métaphorisation conceptuelle. S’il est artiste il va opter pour une métaphorisation plus intuitive. 
        
Rien n ‘est réel qu’au regard de la perspective à partir de laquelle nous le percevons comme « étant », chaque perspective décrivant finalement une modalité particulière de métaphorisation. Il est vrai que la cire est Une mais il est vrai aussi qu’elle est multiple et le peintre qui entreprendrait comme le fait Monet avec la façade de la cathédrale de Rouen par exemple de montrer toutes les métamorphoses possibles, toutes les nuances de variations de la cire suivant la température serait aussi dans le vrai. Il n’ya pas l’un ET le multiple. L’un EST le multiple: c’est ça le fond de la thèse défendue ici.
            De plus il faut bien avoir en tête que le rapport d’analogie entre l’image et la chose décrite dans la métaphore induit qu’il n’est jamais envisageable de dire n’importe quoi. Plusieurs versions possibles de la prise de la Bastille sont possibles mais il faut que chacune d’elles maintiennent un rapport d’analogie avec ce qui s‘est passé sans quoi on tombe dans le n’importe quoi. Mais le n’importe quoi, ce n’est pas la fiction, autrement dit, aucune fiction ne fonctionne sans être image de la réalité, et cela aussi loin que l’on puisse aller dans la fiction. « Le seigneur des anneaux » de Tolkien, les Anciens de Lovecraft, « the white walkers » de « Games of thrones » sont des fictions qui entretiennent des rapports d’analogie avec la réalité. Ces fictions font sens, sans quoi elles n’attireraient pas autant notre intérêt.
            
On peut encore objecter à Nietzsche en prenant l’exemple de l’histoire qu’il a bien fallu que la prise de Bastille soit un fait pour que les historiens en proposent des interprétations, donc il y aurait bien une réalité objective, comme il y aurait une réalité objective à la cire ou à l’eau bref de la nature. Mais Nietzsche répondrait que dans l’instant même de la prise de la Bastille, déjà celles et ceux qui l’on vécue, qui l’ont provoquée, l’ont interprétée parce qu’un évènement ne peut s’effectuer qu’en tant qu’il est perçu et qu’il ne peut être perçu sans être métaphorisé, dans l’immédiateté même de cette perception, laquelle n’est jamais vraiment immédiate (puisque elle est médiatisée par la métaphorisation).
        Nous mesurons bien, à la lumière de la thèse de Nietzsche qui consiste finalement à poser que toute perception est déjà métaphorisation que nous ne pouvons pas connaître la réalité sans créer des fictions et c’est précisément ce dont on peut se rendre compte dans toute démarche scientifique puisque il nous est impossible de relever dans quelque raisonnement scientifique que ce soit un recours initial à la fiction que ce soit par le postulat dans les sciences de raisonnement pur comme la logique, l’algèbre, la géométrie bref les mathématiques ou que ce soit dans les sciences d’expérimentation comme la physique, la biologie, la chimie où l’hypothèse tient une rôle central. L’expérience peut bien à juste titre désigner ce passage par le biais duquel la fiction de l’hypothèse reprend pied avec le réel, ce « réel » n’en est pas moins une réalité impactée, influencée, transformée par la fiction scientifique de l’hypothèse. Le vaccin par exemple est bien une réalité et une réalité qui nous permet de combattre les épidémies, il n’en est pas moins une fiction née dans l’esprit d’un chercheur, fiction « devenue » réelle. Sous cet angle, on perçoit mieux la réponse positive et sa force, peut-être incontestable: l’homme ne peut connaître sans concevoir et contre Descartes, il est même envisageable de définir l’imagination comme la faculté principale, fondamentale du scientifique parce qu’il n’y aurait rien à expérimenter si le savant n’avait pas fait preuve d’imagination en concevant des possibilités, des hypothèses, des perspectives qui, avant n’étaient pas, et qui, sous l’impulsion du savant expérimentateur, de « l’essayeur », comme dirait Galilée, deviennent réelles.
        C’est là probablement l’enseignement essentiel de ce que Kant théorise par rapport à la naissance de la Science moderne au 17 e siècle: le scientifique n’attend pas que la nature lui dise ce qui est, il crée la fiction, l’idée, le possible qui va devenir la réalité. Le scientifique est celui là même dont la fiction est suffisamment cohérente pour devenir notre réalité. Il est impossible de connaître  le réel sans faire naître d’abord une fiction, laquelle sera par la suite corrigée, examinée, tenue dans les limites d’une cohérence extrême , d’une corroboration rigoureuse et exigeante, d’une effectuation au terme de laquelle l’idée du savant deviendra notre réalité jusqu’à ce que nous envisagions très concrètement  (et peut-être un peu craintivement) cette perspective au gré de laquelle la réalité, celle-là même dont nous faisons l’expérience à chaque instant n’est ni plus ni moins que le laboratoire des idées de la science, ou du moins d’une certaine conception très activiste de la science. Toutefois, notre propos ne consiste pas ici à critiquer ni à évaluer ce rapport évident de la science au réel, mais à tenter de comprendre et de définir ce qui a rendu possible cette intrication de la connaissance et de la conception, de la découverte et de l’invention, de la perception passive et de la création libre.
   



Voilà c’est tout pour aujourd’hui. Voici les questions pour la semaine prochaine:
 1) Pourquoi peut-on dire d’une expérience scientifique qu’elle consiste dans une « fiction réelle »? Comment accepter cet oxymore?
2) Pourquoi l’importance que Nietzsche accorde à la notion de métaphore, notamment dans la perception est un argument de poids pour la réponse positive à la question du sujet: « Ne peut-on tenter de connaître le réel qu’en créant des fictions? »

A la semaine prochaine! Portez vous bien!

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