jeudi 9 avril 2020

Séance du 10/04/2020 CALM (Cours A La Maison) TL2: 2H

Bonjour à vous,

        Quelques mots encore sur le sujet: « Ne peut-on tenter de connaître la réalité qu’en créant des fictions? » Le cours d’hier s’est efforcé de mettre à jour des perspectives essentielles voire finales sur le sujet. Si cette question est liée à « Vérité et mensonge au sens extra-moral », c’est notamment parce qu’avec Nietzsche quelque chose de la distinction entre le réel et la fiction est mis en question, voire placé au second plan.
          
              C’est ce que l’on comprend bien notamment dans son opposition avec Descartes. Le rapport entre connaissance et fiction est très pertinent à faire valoir dans le Cogito. Pourquoi Descartes a-t-il besoin de la fiction du malin génie? Parce qu’elle lui permet de trouver dans la conscience d’exister, dans la pensée: « je suis » quelque chose qui y résiste. "Que puis-je connaître?" demande Descartes. « Peut-être rien » répond-t-il d’abord, je peux même imaginer qu’il existe je ne sais quel génie très puissant et très trompeur qui me fasse croire que je ne suis rien alors que je suis quelque chose. Toutefois encore faut-il que je sois quelque chose pour faire naître la pensée que je ne suis rien donc je pense donc je suis. Pour connaître la réalité que je suis, il faut que j’invente la fiction d’un malin génie qui me ferait croire que je suis, mais il ne pourrait pas me le faire croire sans que nécessairement je sois, même si je ne sais pas ce que je suis.
           
Il y a bel et bien ici à l’œuvre un effort d’imagination: qu’est-ce qui pourrait résister à   l’éventualité la plus nihiliste que je puisse concevoir et c’est sur le fond de cette représentation d’une puissance capable de me tromper au plus haut point que Descartes découvre comme une nécessité pure, un sujet actif, pensant, fondateur qui se fait être par le simple fait de penser quille peut pas ne pas être. Comme il a plusieurs fois été dit en cours, le cogito est une seconde naissance, il est une forme d’auto-réalisation métaphysique de soi. Tout être humain est physiquement né de l’union de ses parents mais il est métaphysiquement né de lui-même à lui-même par le cogito, et cela repose, dans les médiations métaphysiques sur la fiction du malin génie.
        Le recours à la fiction est une habitude chez Descartes dans « le traité du monde », il décrit le monde comme une fable:
« […] Je me résolus de laisser tout ce Monde ici à leurs disputes, et de parler seulement de ce qui arriverait dans un nouveau, si Dieu créait maintenant quelque part, dans les Espaces Imaginaires, assez de matière pour le composer, et qu’il agitât diversement et sans ordre les diverses parties de cette matière, en sorte qu’il en composât un Chaos aussi confus que les Poètes en puissent feindre, et que, par après, il ne fît autre chose que prêter son concours ordinaire à la Nature, et la laisser agir suivant les Lois qu’il a établies. »
        Il est vraiment très intéressant de comparer ce passage à la fable des animaux intelligents qui est exposée au début de « Vérité et mensonge au sens extra-moral » car on saisit immédiatement à quel point l’usage de la fiction est différent voire opposé entre Descartes et Nietzsche. Autant Descartes évoque la fiction d’un monde nouveau que Dieu se mettrait en tête de faire naitre pour connaître et comprendre mieux la réalité dans le frôlement suggestif d’une fiction à laquelle il n’est pas du tout question de croire, d’adhérer, autant la fable que raconte Nietzsche décrit exactement la situation dans laquelle l’univers et l’humanité « sont », à savoir qu’en effet, l’Homme n’est rien de plus qu’une créature qui du fait de son intellect se prend pour le centre d’un univers dont il est, en réalité une quantité négligeable et négligée.
           
Pour Descartes comme pour Nietzsche, la création d’une fiction permet de mieux connaître la réalité, mais alors que pour Descartes cette connaissance  s’appuie justement sur le fait que le réel n’est pas la fiction, c’est exactement le contraire pour Nietzsche qui considère que la connaissance, du fait de l’intellect, est une fiction qui nous fait croire que nous savons alors même que nous ne faisons qu’interpréter. « ces animaux inventèrent la connaissance », ce qui revient à dire qu’ils inventèrent la fiction suivant laquelle connaître « se pourrait ». La connaissance est une fiction née dans l’esprit d’une créature trompeuse mais aussi trompée. Cela veut dire que pour Nietzsche, si ,en effet, nous ne pouvons connaître la réalité (ou plutôt croire qu’on la connaît) qu’en créant une fiction c’est parce que  l’acte même de connaître est en lui-même fictif, il l’est structurellement. Pour Descartes, c’est exactement le contraire, nous avons besoin d’envisager la possibilité d’une fiction pour nous rétablir dans la justesse et la rectitude d’une activité vraie, authentique, lumineuse qui nous met réellement en situation de connaître.
        Rien n’est plus éclairant chez Descartes que la fiction du mécanisme pour comprendre le vivant qui n’est pas un mécanisme, mais dont je comprendrai réellement le fonctionnement si je l’assimile à un mécanisme dont je serai l’horloger.
          
Cela nous éclaire grandement sur le sujet et sur le fait deux auteurs aussi systématiquement opposés que Descartes et Nietzsche répondraient « oui » à la question mais pour des raisons qui sont diamétralement opposées. Pour le philosophe français, la connaissance a besoin de se frotter à la fiction de la même façon que l’on identifiera plus facilement le bon jumeau en le distinguant de son « Evil Twin », alors que pour le philosophe allemand connaitre, c’est créer la fiction qu’on puisse connaître et cela explique que l’on ne puisse pas distinguer l’un de l’autre, voire que c’est précisément quand nous créons intuitivement, pleinement, esthétiquement des fictions que nous réalisons vraiment ce que nous sommes et ce qu’exister est vraiment, à savoir devenir ce que la volonté de puissance fait de nous. Si Nietzsche évoque la fiction de l’Eternel retour, c’est parce qu’en aucun cas, cela ne saurait être une fiction.  Que nous appelions le fait de vivre: réalité ou fiction, qu’est- ce que cela change, en fait?
        Le moment même où Descartes révoque la possibilité  du malin génie pourrait être repris pas Nietzsche comme l’instant où l’esprit de Descartes fait preuve d’un éclair fulgurant de lucidité car ce malin génie, c’est la réalité pure de notre situation à l’égard de la volonté de puissance. Cette fiction décrit finalement et résolument notre réalité. Tout le monde réalisera clairement pourquoi il n’est possible d’aller plus loin dans ce sujet qu’en suivant les thèses de Friedrich Nietzsche parce que c’est avec lui qu’on comprend qu’on ne peut connaître sans générer, sous l’influence de la volonté de puissance, la fiction selon laquelle « on pourrait connaître », sachant que c’est totalement impossible puisque « il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations ». Connaître, c’est croire qu’on peut connaître, mais c’est faux parce qu’on peut seulement s’imaginer qu’on connaît, se représenter à soi-même qu’on peut connaître. En d’autres termes, il n’est pas possible, pour ce bébé prématuré (l’Homme) qui se maintient en vie par ce rêve qui lui fait croire qu’il connaît, de sortir de ce rêve qu’il connaît. Mieux vaut dés lors concevoir dans ce rêve les images les plus vives, les plus audacieuses, les plus oniriques, les plus authentiquement proches de la puissance qui nous porte, à savoir celle de la volonté de puissance: « Le jour lucide d’un peuple excité par le mythe, celui des anciens Grecs par exemple, qui admet l’action incessante du prodige, ce jour ressemble davantage au rêve qu’au jour du penseur désenchanté par la science. »
          
                Mais il ne suffit pas de réaliser, notamment dans son opposition à l’usage cartésien de la fiction, que Nietzsche est vraiment l’auteur allant le plus loin dans la réponse positive à la question, encore faut-il expliquer pourquoi, et c’est bien sur sur ce point que « vérité et mensonge au sens extra-moral » nous est vraiment utile, notamment par la place centrale que Nietzsche y accorde à la notion de métaphorisation et de langage. L’animal humain est absolument incapable de ressentir la moindre sensation sans lui associer une image, puis de nommer cette image, c’est-à-dire de lui apposer un terme générique qui l’associe à d’autres images avec lesquelles la première entretient un lien et c’est ainsi que se constitue par l’imagination et le langage une sorte de réseau, de toile d’araignée au travers de laquelle nous pensons connaître sans nous rendre nécessairement compte que nous ne faisons que faire valoir des rapports analogiques entre des sensations et des images.
               
La définition que Michel Foucault, qui n’a jamais nié son intérêt pour Nietzsche et notamment pour la méthode de la généalogie,  de la fiction conforte complètement cette conception de la connaissance comme métaphore. « Nervure verbale de ce qui n’existe pas tel qu’il est. » Rien ne peut exister sans faire « signe de vie », cela signifie que nous ne sommes dans la réalité qu’en étant placé par elle en situation de la décrypter. C’est bien ce que Galilée suggère aussi quand il affirme que la nature est comme un livre écrit en langage mathématique, à quoi Nietzsche répond que les mathématiques ne sont que l’un des codes de décryptage possibles de la nature, laquelle aime à se cacher, mais plus encore « est » ce geste de dissimulation. La nature est parodique dans son essence, dans son dynamisme. La cire est cette flaque et elle est aussi ce bloc, elles est ce devenir des apparences qui lui permet de se manifester sans cesse de façon différente et il est tout-à-fait exact que l’idée de son unité m’en apprend sur ce qu’elle est en vérité mais pas moins que si je suis à la trace ses apparences changeantes. Finalement la certitude au nom de laquelle il faut bien que la cire soit Une ne me serait-elle pas inspirée par la langue et seulement par elle? N’est-ce pas elle qui par l’efficience nominale d’une cire générique me convainc de la nécessité de supposer une identité: la cire, au-delà ou en deçà de l’évidence d’une variation, d’un devenir, d’une multiplicité?
          
Mais en même temps comment pourrais-je savoir qu’il existe bel et bien quelque chose sans ce filtre de la langue?  Il n’est rien du mot qui me fasse connaître la chose mais il n’existe aucun autre moyen d’avoir accès à la chose que le mot et même les artistes ne font finalement qu’explorer que l’envers des noms quand, comme Cézanne, ils s’efforcent de déconstruire les modalités linguistiques de recoupement et de distinction pour toucher du doigt la fibre chaotique d’une réalité pure. C’est  exactement cette ambiguïté que la définition de Michel Foucault exprime à la perfection.
        Appliquée à l’Histoire, cette définition fait merveille: nous ne voyons pas comment l’historien pourrait évoquer la réalité du passé sans la nommer, « sans en faire signe par des signes linguistiques » qui, en tant que mots, que simples mots décrivent nécessairement des fictions, de la même façon qu’un portrait peint approche de très prés la réalité d’un visage sans jamais la restituer tel qu’elle est. Mais on saisit bien que même la perception instantanée physique d’un visage est fictive car même en face de lui maintenant je ne pourrai rien en connaître qu’en m’en faisant une représentation. Connaître la réalité, c’est la fictionner, la saisir au travers de ce crible qu’est la nervure verbale de ce qui n’existe pas tel qu’il est. Mais alors comment différencier les perceptions justes des perceptions malhonnêtes si elles sont toutes rendues fictives du fait de leur texture linguistique? Tout simplement parce qu’il existe un certain usage malhonnête de la langue qui consiste à l’utiliser comme « nervure verbale de ce qu’il n’existe pas tel qu’il n’est pas ». C’est l’utilisation qu’en font les démagogues, les falsificateurs d’histoire, les manipulateurs de masses.
  


Nous en resterons là pour aujourd'hui et, a priori , à moins que vous ne me fassiez savoir que vous souhaitez que je développe tel ou tel point, je ne reviendrai pas sur ce sujet. 
Je vous souhaite un très bon Week-End
A mardi prochain

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