vendredi 4 décembre 2020

CSD (Cours Semi-Distanciel) - HLP Groupe 2: cours du 04/12/2020


                                L'expérience est-elle partageable? - Lorsque nous évoquons Autrui, nous pensons évidemment à l’autre personne, à cette autre conscience qui s’impose tantôt avec bonheur tantôt avec douleur dans notre quotidien. Le philosophe allemand Hegel (1770 - 1831) a longuement développé ce qu’il s’ensuivait selon lui de cette rencontre entre deux consciences, chacune aspirant à être reconnue par l’autre sans pour autant la reconnaître. L’un des points essentiels de cette thèse connue sous le nom de "dialectique du maître et de l’esclave" réside dans le fait que la réciprocité est impossible: il faut qu’il y ait un vainqueur et un vaincu même si un retournement de perspectives va s’effectuer, retournement qu’il est assez éclairant de situer dans l’histoire d’ailleurs.
           
Pour que je sois reconnu comme conscience par l’autre conscience, et pas seulement comme corps, il importe que je prouve que j’existe et non que je me contente de vivre. Cela suppose que je prouve que je ne suis pas « une chose », que mes actes et mon être ont une nature « intellectuelle » et non matérielle. Cela signifie qu’il faut que je prenne le risque de la mort, un peu comme Socrate qui préfère la mort à une vie qui ne serait que « physique ». Celui qui « gagne le duel » est donc celui qui manifeste qu’il est autre chose qu’une réalité purement organique n’aspirant qu’à conserver la vie, au contraire l’esclave est celui qui aura préféré la vie à l’existence. Mais si ce raisonnement s’appelle « dialectique », c’est bien qu’il va se produire un renversement, un dépassement car l’esclave ayant renoncé à se faire reconnaître du maître en tant que « sujet », que conscience va tenter d’arracher cette reconnaissance à « son milieu », aux éléments naturels qui nous entourent. Il va « travailler » et manifester sa conscience « déchue » qui a momentanément perdu le duel par la transformation de la nature. Cette démarche va aboutir à l’émergence d’un monde technique, humain en lieu et place d’un monde naturel.

         

                Comme le maître ne peut pas exister en tant que maître sans être reconnu par l’esclave, sa victoire ne peut que se matérialiser par la jouissance des biens créés par le travail de l’esclave, ce qui à la longue va produire 1) la prolifération des produits de l’esclave et la transformation du monde naturel en monde du travail finalement créé plus par l’esclave que par le maître 2) une sorte de dépendance paradoxale mais bien effective du maître par rapport aux produits créés par l’esclave. 
                D’un pont de vue cinématographique , aucun film ne décrit ce retournement mieux que le Guépard de Visconti: le prince Salina, en 1860, voit le monde changer. Son neveu Tancrède qu’il apprécie particulièrement tombe amoureux de la fille d’un riche marchand Calogero Sedara, un bourgeois qui a construit sa fortune sur sa rapacité et son sens des affaires.
        
            Le Prince Salina est un maître qui se rend parfaitement compte que les esclaves sont en train de prendre le dessus et qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’épouser ce mouvement en s’efforçant de maintenir autant qu’on le peut (mais on ne le pourra pas bien longtemps) les valeurs de la noblesse. Son regard empreint le film d’un très belle et lente dynamique de la nostalgie, d’une observation désabusée de la décadence douce qui peu à peu s’effectue. C’est probablement le film le plus abouti de Visconti.

         

                La conception d’Autrui développée par Sartre reprend également mais sous une toute autre forme la thèse de l’impossible réciprocité de la reconnaissance. L’émergence d’Autrui dans mon champ de vision suscite immédiatement 1) la prise de conscience de caractéristiques que ne m’attribuerai pas sans lui, comme la honte lorsque je suis surpris par autrui en train de regarder par le trou d’une serrure. Que mon action puisse être jugée mais qu’elle puisse aussi être cataloguée comme honteuse, c’est selon Sartre ce dont je ne pouvais pas m’apercevoir sans lui: autrui est le médiateur incontournable entre moi et moi-même. 2) Ma « chute originelle », en ce sens que je prends conscience d’être l’objet d’un regard, d’un jugement
                Nous faisons toutes et tous l’expérience de façon plus ou moins consciente de cette « torture » que m’impose autrui par son regard. Je ne peux plus me contenter d’être, ni d’exister, encore faut-il continument que « je fasse mes preuves », dans tous les domaines: tout se prouve par des gestes, des apparences, des témoignages, des actes. Je suis devant autrui comme une question dont il serait la réponse, mais réponse qui remettrait toujours à plus tard son jugement. On peut vivre plus ou moins bien cette suite ininterrompue de « preuves » qui font de la vie de chacune et de chacun une sorte de lutte, car de fait, c’est aussi grâce à cela que notre existence a à se produire, à se manifester concrètement. Finalement je suis cette longue production d’un être dont il ne faut pas que je convainque qu’elle parviendrait à un quelconque moment de « son travail » à se réaliser une fois pour toutes. Autrui insinue de la fragilité, de la contingence dans ma vie mais cette contingence finalement, c’est ma vie, et les autres cela peut être aussi bien l’enfer (Huis clos) que le paradis puisque cette expérience d’avoir à prouver son être "crée" finalement mon être mais jamais comme « étant » définitivement.
              

                Ce qui fait de la thèse de Deleuze et de Michel Tournier, une conception totalement différente de celles de Hegel et de Sartre, et indiscutablement beaucoup plus profonde (en ce sens qu’elle est susceptible d’expliquer beaucoup plus de choses que les thèses de Hegel et de Sartre) c’est qu’elle pointe l’existence d’autrui dans le mouvement même de la perception d’un extérieur. Comprendre Gilles Deleuze n’est pas forcément évident parce que sa thèse est exigeante, mais elle ne l’est pas pour une autre raison que celle qui nous incite à réaliser à quel point la perception est quelque chose de très, très complexe. Nous ne pouvons pas nous apercevoir spontanément de tout ce qu’implique cette simple « impression » : « Tiens! C’est une chaise! »
        Que cette suite de séquences sensitives d’angles furtifs, de perspectives tronquées, d’éclairs lumineux, de contacts rugueux, de sonorités diffuses quand nous la heurtons, etc, soient « UNE » chaise, « UN » objet, nous pourrions dire à la fois que c’est évident (pour que je puisse avoir une vie « Normale ») et que c’est très, très fastidieux, le produit d’un processus d’une incroyable complexité, à tel point que si nous en prenions conscience, probablement n’oserions nous plus bouger comme le héros de Jose-Luis Borges dans la Fiction: « Funes ou la mémoire ».
          

                Or, la venue à la conscience de l’extrême complexité dans laquelle réside la perception est exactement l’expérience décrite par Robinson dans « Vendredi ou les limbes du Pacifique". Robinson fait l’expérience de cette insoupçonnable structure qui est comme le soubassement de toute expérience. C’est à partir du présupposé qu’elle est « partageable », et plus encore partagée que je fais l’expérience de cette chaise ou de cette île. Habituellement, quelle que soit la chose dont nous faisons l’expérience, nous partons du principe que toute autre personne effectue aussi bien que moi cette synthèse des angles de vues dans l’espace de cet objet que l’on peut conséquemment considérer comme UN objet.
        Tout être humain fait ce dépassement des perceptions strictement effectuées vers UNE réalité perceptible, c’est-à-dire possible. Percevoir, c’est finalement ça: dépasser le perçu vers le perceptible et autrui est l’opérateur de ce passage. Nous sommes ici beaucoup plus loin que Sartre: Autrui n’est pas « le médiateur incontournable entre moi et moi-même », il est l’opérateur de ce passage du senti au sensible. Il est ce sans quoi je n’existerai pas dans un monde possible mais dans un chaos ressenti: « c’est effrayant la vie » - Cézanne
 

 
        Qu’est-ce que le texte de Deleuze (plus philosophique) ajoute au texte littéraire de Michel Tournier?  Une sorte de perspective qui en est comme la réciproque et le prolongement. Robinson nous fait comprendre que toute perception du monde implique Autrui, a besoin d’autrui comme opérateur du « possible », mais cela signifie donc également que tout autrui que je rencontrerai au sein même de cette structure contient en lui, et notamment par son visage, l’expression d’un monde possible, lequel est simplement mais totalement contenu dans son expression. La présence d’autrui est nécessairement pliée dans ma perception du monde, de cette chaise, de cette île, mais alors cela veut dire aussi que la présence d’un nouveau monde possible est pliée dans l’expression de la présence d’autrui, expression qui se fait sentir par son visage
 
 

                             
            Quand je croise autrui, je croise le monde possible qu’il porte dans son expression, même s'il ne fait que l’annoncer. "Le monde possible existe mais il n’existe pas hors de ce qui l’exprime". Cela veut dire que j’ai besoin de l’expression folle de Jack Torrance dans shinning pour percevoir l’à-venir d’un monde terrifiant. L’expression du visage d’autrui est comme le seuil d’un monde à venir et qui, à bien des titres, est encore plus intense, plus « porteur » et plus « impliquant » que l’image littérale de la terreur. Des réalisateurs très doués comme Hitchcock, David Lynch, Kubrick, etc, sont passés maîtres dans cette capacité de rendre expressifs c’est-à-dire porteurs de mondes des visages ou même des objets (Rebecca d’Alfred Hitchcock).

            


Qu'est- ce que le moi?


 

1) Les figures du moi dans la mythologie grecque: Narcisse, Oedipe et Antigone
        Nous connaissons toutes et tous le sens du mot: « narcissique »: qui s’aime trop soi-même, mais nous ne sommes pas toujours au fait du mythe lui-même qui est à l’origine de ce personnage.
        Dans le livre 3 des métamorphoses d’Ovide (poète latin 43 avt JC - 18 après JC)? Narcisse est un chasseur, fils du Dieu fleuve Céphise et de la nymphe Liriope violée par le Dieu. Très beau, il provoque l’émoi de toutes les jeunes filles et de tous les jeunes garçons, mais il reste indifférent, voire froid à leurs hommages (il envoie même une épée à l’un de ses soupirants qui se tuera d’amour avec). Cette figure est rattachée à celle d’œdipe, non seulement parce qu’il est né prés de Thèbes, mais aussi, si l’on y réfléchit, parce qu’il existe un rapport évident entre ces deux héros: c’est le rapport à soi-même qui va provoquer leur perte. Toutefois si l’on suit cette comparaison, elle aboutit sans aucun doute au fil d’une distinction très porteuse car autant Oedipe veut surtout savoir d’où il vient et manifeste un grand intérêt à faire des enquêtes, à résoudre des énigmes ou des mystères, autant Narcisse est pris dans la fascination de sa propre image.
           

Personnage commun aux deux mythes, Tirésias interrogé sur la longueur de la vie du nouveau né dit que Narcisse atteindra un âge avancé  « s’il ne se connaît pas ».  Narcisse repousse systématiquement ses prétendantes et prétendants avec mépris, dont la nymphe Echo. Celle-ci punie par Héra pour l’avoir malencontreusement empêché d’espionner son mari Zeus a été condamné à répéter les paroles du dernier à avoir parlé. Amoureuse de Narcisse, elle le suit et se fait l’écho de toutes ses paroles. Le mythe décrit ainsi ce double phénomène de captation par l’écho du son et de l’image qui prendra Narcisse au piège de son reflet sonore est visuel. Un jour Narcisse voit son visage à la surface de l’eau et tombe amoureux de lui-même, soupirant incessamment « Hélas, hélas! » suivi par l’écho de son amoureuse. Il s’enfonce un poignard dans le coeur, pris qu’il est dans la contradiction entre un amour pour les autres qu’il ne veut pas concrétiser et un amour pour soi-même qu’il lui est impossible d’assouvir. Il est tué par l’amour de soi dans l’effet de répétition sonore d’Echo reprenant ses dernières paroles: « Hélas! Hélas! ».
Sur le lieu de sa mort on découvre à la surface des fleurs blanches avec la corolle rouge de son sang auxquelles on donnera le nom de « narcisses ».
           
Parmi toutes les caractéristiques de ce mythe, l’une des plus significatives est, sans aucun doute, son rapport avec celui d’Oedipe. Par « rapport », il convient d’entendre à la fois les ressemblances et les différences. Qu’est-ce qui relie ces deux héros? Cette évidence selon laquelle ils auraient été heureux s’ils avaient renoncé à leur identification. C’est bien le sens de l’avertissement de Tiresias à la naissance de Narcisse « oui, s’il ne se connaît pas ». Pour Oedipe, le devin avait été beaucoup plus clair énonçant dés sa naissance son destin horrible, sans mentionner que le moteur le plus puissant de cette fatalité serait en fin de compte la volonté du fils de Laïos de connaître son origine, son vrai « moi ».

        Il faut appliquer aux deux héros la distinction que fait Paul Ricoeur au coeur même de la notion d’identité: la mêmeté et l’ipséïté.
- La mêmeté désigne le rapport à un moi que l’on subit, que l’on ne peut considérer que « donné », fixe. Il désigne toutes les caractéristiques physiques ou les habitudes que l’on s’est données et dont on ne peut plus se détacher. C’est ce que l’on veut dire quand on affirme qu’il nous faut ceci ou cela pour commencer notre journée »: on se donne à soi-même des caractères inamovibles avec une secrète et mystérieuse satisfaction à se définir dans le creuset de ces plis quotidiens là. La mêmeté, c’est plus simplement la croyance à l’idée que « l’on puisse « être » ceci ou cela », ou, en d’autres termes, l’adhésion à l’idée d’une définition figée d’un individu: « tu es comme ça ». On n’échappe à ce qu’on est, à ce qu’on était.
- L’ipséïté fait signe d’un rapport actif à soi-même. On se donne l’épaisseur d’une décision, d’un engagement, mais surtout d’une continuité s’effectuant dans le futur. Ce que je dis, fais ou promets aujourd’hui se perpétuera demain. On se donne la consistance d’une durée, d’une teneur grâce à laquelle les êtres auprès desquels nous nous engageons peuvent et doivent nous croire. L’ipséïté, c’est notre capacité à nous donner à nous-mêmes une permanence dans le temps, une solidité, un ancrage, à poser à l’existence d’un fil peut-être ténu mais bel et bien efficient, fil auquel tient notre individualité, notre personne, notre devenir soi-même. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire