mercredi 2 décembre 2020

CSD HLP (Groupe 2) - Cours du 03/12

 

 

    "La solitude n'est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C'est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l'équipage disparu et les habitants de l'île, car je la croyais peuplée. J'étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis elle s'est révélée déserte. J'avançai dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s'enfonçait dans la nuit. Leurs voix s'étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte en lui — et comme au-dessus de lui — un fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu'un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d'un monument, ce n'est pas par goût de l'accessoire. Les personnages donnent l'échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles, qui ajoutent au point de vue réel de l'observateur d'indispensables virtualités.
A Speranza, il n'y a qu'un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s'est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles — des paramètres — au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la douait d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette fonction — comme de bien d'autres — qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi. Aujourd'hui, c'est chose faite. Ma vision de l'île est réduite à elle-même. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu... Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. [...]
Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart le plus sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un, grands dieux, quelqu'un !
                                Vendredi ou les limbes du Pacifique - Michel Tournier
   


Autrui comme structure a priori de la perception
            En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
        Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe: en parlant, précisément.
        Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'aurais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l’exprime.
                                           Logique du sens - Gilles Deleuze

                             


                        Le sentiment qu’une expérience n’est pas partageable n’est nulle part plus fort, ni plus évident que lorsque cette expérience est celle de « l’horreur », de ce qui n’est plus « nommable » ou dicible. Sommé de trouver les bons mots pour raconter ce qu’il a vécu le rescapé d’Auschwitz ne peut s’empêcher de sentir confusément à l’oeuvre dans la tentative de cette restitution quelque chose qui ressemble à ce qu’il a subi dans sa chair de la part des nazis, à savoir une oeuvre de banalisation du caractère exceptionnel de son expérience par des mots qui restent « communs », c’est-à-dire potentiellement utilisables pour décrire d’autres expériences, alors même que précisément, celle-ci n’est en rien « comparable », ni transposable. Si, comme le dit Maurice Blanchot, l’épreuve vécue dans les camps d’extermination est une expérience limite, c’est surtout parce que l’efficience classificatrice des noms communs, ici, n’a plus cours.
             Deux considérations toutefois peuvent être opposées à ce constat sans appel: d’abord contrairement à la célèbre affirmation d’Adorno selon laquelle « on ne peut plus écrire de poèmes après Auschwitz », on peut soutenir au contraire que l'on ne peut écrire que ça, parce que l’art ici et son souffle iconoclaste, sa licence, sa puissance de destruction à l’encontre de l’usage familier et habituel de la langue peut et même doit faire merveille ici. Utiliser de façon non plus commune mais originale, créatrice, scandaleuse, inédite les mots permet de cibler prés aisément ce qu’une situation peut avoir d’exceptionnel. Ce que Zoran Music a fait dans la peinture peut évidement être accompli par la littérature, la poésie.
            
        En second lieu des récits de camps ont été écrits par Primo Lévi, Jorge Semprun, Robert Anthelme et à leur lecture, on saisit que les mots n’ont pas cessé d’être leurs alliés dans l’épreuve qu’ils faisait de « horreur ». Utiliser un mot, en effet, c’est présupposer la nature « partageable » de son sens, de sa signification. Cela veut dire que le mot « horreur » par exemple, aussi imprégné soit-il de la solitude de la victime, fait sens, fait signe d’une émotion, d’une sidération, d’un puits sans fond dont on présuppose qu’il va faire écho avec la sensibilité d’un lecteur qui n’a, sans aucun doute, jamais vécu quoi que ce soit d’approchant (consciemment en tout cas). C’est ce présupposé de la nature dicible de ce que l’on nomme, même quand on exprime paradoxalement l’indicible de l’horreur, qui constitue finalement « Autrui ». Nous rejoignons là exactement la thèse de Michel Tournier et de Gilles Deleuze. Autrui, ce n’est pas l’autre personne, c’est l’autre de la personne, c’est cette structure efficiente partout au fil de laquelle nous partons du principe que ce que nous ressentons, percevons, pensons, est, ou serait, dans les mêmes termes perceptible, pensable par toute autre personne.

        Cette structure est tellement et systématiquement à l’oeuvre en nous que nous n’en prenons conscience que si elle est attaquée, touchée, mise en danger. Mais par quoi le pourrait-elle? Par la solitude, par une solitude qu’aucun de nous n’a jamais connue, une solitude si complète qu’elle mettrait à nu les ressorts cachés, inconscients,  de nos perceptions précisément parce qu’ils seraient en train de se déliter petit à petit, pour n’être plus alimentés par la présence des autres.
        Mais de quel ressort est-il ici question? Face à un objet quelconque, mettons un cube: situé là où je suis, je ne peux en voir qu’un fragment, qu’une vue partielle, tronquée (nous prenons l’exemple de la vue mais tout ce qui va être développé vaut dans les mêmes termes pour tous nos sens). Supposons que je me déplace maintenant pour saisir une autre vue de l’objet légèrement décalée et ainsi de suite jusqu’à faire le tour et voir toutes les vues du cube sous toutes ses faces. Deux choses sont évidentes:
- Il est impossible de voir en même temps toutes les faces visibles du cube. Cela veut dire que quand je dis que c’est un cube, je sous-entends qu’il est composé de toutes les faces que je n’ai pourtant aperçues que successivement pas simultanément. En d’autres termes que cette chose soit un cube, c’est une affirmation dont je n’ai pas vraiment fait l’expérience au sens strict. Le cube n'a pas été perçu comme UN cube.
- Qu’est-ce qui me permet d’être aussi affirmatif sur l’existence d’un objet composé de 6 faces devant moi, à ce moment là de ma perception? Ma conscience mémorielle ou si l’on préfère mes rétentions primaires, c’est-à-dire le fait que j’ai « gardé le fil » de l’idée d’un même objet pendant que j’en faisais le tour. Le cube c’est du souvenu, plus que du « vu ».
            Le cube est une continuité dans la durée de perceptions fragmentées, ponctuelles. J’ai bien saisi les forces à l’œuvre dans cette efficience du cube à « persévérer dans son être » mais je les ai perçues dans la durée. Ce qui vient de se passer, c’est la rencontre de deux durées: la mienne et la capacité d’une chose à s’effectuer dans une « teneur » à s’offrir à la perception d’un flux continu de perceptions. 
            
Or cela ne rend pas compte du tout de la représentation que nous avons toutes et tous de nos perceptions, parce qu’il lui manque un soubassement, une présupposition, une extrapolation, c’’est-à-dire une structure à laquelle nous adhérons universellement, à laquelle nous avons raison d’adhérer mais en même temps: structure « fictive » dont nous avons besoin pour entretenir dans nos esprits la fiction d’un monde « possible ». Cette fiction c’’est l’espace et la structure qui nous permet de la soutenir,  c’est autrui.

        Plus que l’espace proprement dit, c’est plutôt l’idée qu’il existe autour de nous un "milieu" avec des vides et avec des pleins alors qu’en réalité il n’y a que des durées continues  de sensations sans pause ni rupture d’aucune sorte. Exister est un plein dans l’épaisseur duquel nous inventons l’hallucination collective d’un espace (où il y a des pleins et des vides) et dans lequel des « objets » s’offrent à la perception de « sujets » alors qu’en réalité il n’y a que le flux UN d’une durée composée de toutes les durées singulières de toutes les choses qui sont et qui deviennent. C’est l’intuition d’Héraclite: nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve mais le fleuve, c’est aussi « nous ».
        Si nous étions suffisamment lucides pour nous en tenir là, l’existence serait sûrement impossible à tenir. « C’est effrayant la vie » dit Cézanne. Nous ne cesserions de sentir continument ce flux perpétuel de sensations sans même pouvoir « bouger « parce que la représentation (extrapolée) d’un « espace » nous ferait défaut. C’est sans conteste ce décalage entre une vérité stricte mais humainement impraticable et la représentation d’un espace dans lequel nous vivons ou croyons vivre qui fait le génie de certaines scènes de films dans lesquelles le réalisateur joue magnifiquement de ce décalage comme la scène de la douche dans Psychose d’Alfred Hitchcock.
             Mais puisque la vérité stricte du perçu c’est l’horreur de cette continuité de sensations sans rupture, de cette saturation d’affects, comment parvenons-nous à la rendre habitable? Par Autrui, et c’est exactement cette structure là que Robinson est en train de perdre. Qu’est-ce que cela signifie par rapport au cube?  Que ce pressentiment que j’ai dans la durée d’une persévérance dans le cube et d’une autre persévérance dans ces corps dont j’éprouve la présence autour de moi va se cristalliser dans l’adhésion projetée d’un espace commun dans lequel le cube lui-même va pouvoir installer sa persévérance d’objet, en devenir  « UN ». Cette synthèse qui s’effectuait avant comme une continuité et grâce à laquelle je présentais l’existence des cubes et l’existence des autres va ainsi se solidifier et devenir une synthèse dans l’espace. Voyant actuellement une face, je pense qu’il va sans dire que telle autre personne voit l’autre face: celle qui m’échappe, et j’ai évidemment raison de le penser, parce que nous sommes toutes et tous des durées qui voulons devenir des corps percevant et perceptibles dans l’espace.
        Ainsi tout, petit à petit, se met en place: j’intègre à ce que je vois ce que je pourrais voir, c’est-à-dire que je construis l’idée d’un objet perceptible « en droit », visible en même temps par autant d’autruis que pourrait en contenir la pièce, même et surtout si en réalité je suis seul. Cette perspective du cube visible pèse sur les vues strictes du cube qui sont partielles. Ce que je vois rigoureusement du cube, c’est peut-être davantage Guernica de Picasso ou « nu descendant l’escalier de Duchamp » qu’un cube.
           

                Si nous doutons de toutes ces affirmations, il faut nous tourner vers l’expérience de Robinson: "Jusque là, dit-il,  je vivais encore dans l’écho de la présence des membres de l’équipage puis petit à petit la solitude se referme sur moi. Je suis alors le processus de déshumanisation dont je sens l’inexorable travail". Pourquoi de la déshumanisation? Parce que la vie montre ici son visage sans masque, s’agit-il vraiment d’un visage d’ailleurs?
        « Echafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications »: qu’est-ce qui est commun à tous ces termes? D’abord qu’ils sont des processus, des modes d’appréhension et de structuration du perçu. Ce sont des interfaces, des dispositifs de transmutation par le biais desquels la matière pure et continue des affects ou des percepts sont transformés en objets, en corps distants, lisses, bien rangés dans un espace extérieur. Robinson se réveille dans une île qu’il perçoit d’abord au travers de cet échafaudage puis petit à petit, il revient à l’horreur d’une vie pure, d’une vie continue de sensations chaotiques, multiples et contradictoires.
        L’imaginaire lui permet un temps de tenir « la tête hors de l’eau »: « Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles — des paramètres — au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la douait d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette fonction — comme de bien d'autres — qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi. Aujourd'hui, c'est chose faite. Ma vision de l'île est réduite à elle-même. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu... Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable »                Ce passage est déterminant: il nous faut saisir sa profondeur, sa justesse car ce que Robinson fait sur l’île, c’est ce que nous faisons continuellement pour chacune de nos perceptions. Il imagine des guetteurs qu’il aurait postés aux endroits panoramiques de l’île et dont il synthétiserait les rapports pour en faire UNE perception de l’île. Pour voir le cube, je ne fais pas autrement: je synthétise les vues que d’autres personnes auraient de toutes les faces que moi je n’ai pas en face en moi ou que je ne touche pas en cet instant et j’en déduis l’existence d’un cube visible en droit par tout autrui maintenant, d’un cube tangible par autant d’autruis qui le toucheraient maintenant.
            

            Nous mesurons ainsi tout ce que cette perception que nous considérions comme réelle, effective doit en réalité à l’imagination. Le cube, l’île sont des imaginaires, des fictions grâce auxquels nous pouvons organiser, c’est-à-dire distinguer, ordonner ces flux de sensations que nous ressentons (que nous sommes) dans la durée en éléments distincts, transposables et aménageables, perceptibles comme « choses » dans un espace. Il faut qu’il y ait UNE île sans quoi rien ne sera plus distinct de rien, tout ne sera qu’une sorte de marée saturant nos champs de perception d’informations confuses, continues, chaotiques, mais surtout « pleines ». Nous retrouvons ici la finesse du terme "distinguer" que nous utilisons pour dire « voir ». Mais de quoi distinguons-nous ce que nous voyons, d’une sorte de "fond d’écran" perceptif effrayant parce d’une totalité brute sans distance possible, sans limitation, sans possibilité de définition. Nous serions alors projetés dans la plénitude « vraie » d’un infini senti au sein duquel, incapables de nous repérer, nous serions noyés. Nous serions immergés dans le flux d’une « totale esthésie » qui ruinerait définitivement toute possibilité de conscience, de réflexion. Il ne fait aucun doute que c’est bel et bien ce que certains artistes perçoivent dans ces instants dont on pourrait dire que la grâce y côtoie l’horreur, la grâce de Van Gogh avec l’horreur du colonel Kurtz. C’est la même intuition.
 
        
                Qu’est-ce que le texte de Gilles Deleuze rajoute à l’intuition développée par son ami Michel Tournier? Plus de philosophie bien sûr, mais surtout la phrase suivante: « Autrui comme structure c’est l’expression d’un monde possible ». La profondeur de cette phrase est à saisir dans deux sens: celui que nous venons de décrire, à savoir que nous ne voyons jamais un objet sans construire ce que nous en percevons rigoureusement à savoir ce que nous en avons senti, autour de l’axe « centralisateur » de ce que nous pressentons « possiblement », ce que nous en extrapolons, à savoir ce qui fait qu’il est sensible. Entre le senti et le sensible, il y a la structure d’autrui.
            
        Mais le second sens est nouveau: lorsque nous percevons une personne autre au sein même de cette structure « Autrui », quelque chose se produit qui tient d’un phénomène de sens. Cet autre devient notamment par son visage le signifiant d’un signifié que je ne vois pas encore mais dont son expression fait signe. C’est exactement comme si une fois que nous avons compris tout ce que la perception de notre monde doit à Autrui, autrui devenait à son tour l’indicateur d’un monde autre "enchâssé" dans le précédent, monde joyeux quand l’expression est joyeuse, triste quand l’expression est triste, effrayant quand l’expression est effrayante. Deleuze décrypte génialement cette impression que nous avons d’une présence à décrypter dans le visage de l’autre. Pourquoi autrui est-il aussi important dans nos vies? Non pas parce qu’il nous menace, non pas parce qu’il nous aide ou nous aime mais tout simplement mais simplement parce qu’il enveloppe par son expression l’incroyable structure d’un nouveau monde, d’un monde qui est là mais qu’il me reste à découvrir. Le monde effrayant est enveloppé dans l’expression effrayante d’autrui, de telle sorte que rien n’est plus horrible que l’expression du visage de Jack Torrance  devenant fou dans Shining de Stanley Kubrick
  
 

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