mardi 8 décembre 2020

CSD Terminale 1 Cours du 09/11/2020

  


Le neveu de Freud est finalement en train de se constituer une insoupçonnable marge de manœuvre, comme on enfonce un coin dans la matière dure du bois pour finalement faire tomber l’arbre à force de coups redoublés.  On mime d’abord la réalité qu’on subit puis on la symbolise par un jeu de substitution (bobine=mère), ensuite on manifeste un pouvoir sur ces objets transitionnels, sur ces objets de substitution, lequel va se transformer dans le symbolisme plus pur des mots dits ou écrits. La maîtrise de cette logique de substitution va dés lors s’effectuer efficacement concrètement: l’enfant va pouvoir appeler sa mère avec son nom qui n’est finalement que le représentant sonore ou graphique de la mère réelle (c’est ce qui prend le relais de la bobine) et enfin l’enfant va pouvoir par les mots créer de toutes pièces la situation qu’il veut en appelant sa mère ou en signifiant son désespoir de la voir partir. Par le jeu, l’enfant dit « Je » et fait advenir la situation conforme à ses voeux. Au moins peut-il exprimer ce qu’il ressent ce qui aura un impact sur le réel et les absences de la mère.
            C’est finalement pour signifier les absences de sa mère que l’enfant se trouve entièrement impliqué dans une structure maternelle autrement plus envahissante qui ne le lâchera jamais et qui décidera de son sort: celle-là même de la langue: « Si la métaphore de langue maternelle a un sens, dit Lothar Kelkel, ce ne peut-être qu’en signifiant que nous sommes nés du langage ».
            c) Je de l’énoncé et Je de l’énonciation
        Ce que Freud, en effet, ne mentionne pas dans cette observation mais dont certaines de ses analyses portent la trace, c’est qu’en même temps qu’il se dégage ainsi un champ d’action, au sens trés fort de ce terme, le petit humain est en train de « se faire prendre dans les filets du langage » (l’expression est de Nietzsche) car cette assimilation du renversement d’une situation à une opposition d’interjections le livre, pieds et poings liés, au jeu de structures et d’opérations syntaxiques de sa langue maternelle. Par le symbole, sa pensée s’éveille et impacte sa réalité dans un sens qui lui est favorable mais, du même coup, sa pensée lui échappe en se structurant exclusivement au gré des opérations propres à sa langue maternelle. Il se libère par la symbolisation mais en même temps et dans le même mouvement il s’interdit de modeler une autre pensée que celle que les structures de sa langue rendent possibles. C’est en devenant un sujet « je » qu’il devient un objet de pensée manipulable et soumis à sa langue. Il ne consistera plus que dans cette structure de renvoi d’un signifiant à un autre signifiant. La phrase de Jacques Lacan est précisément celle-ci: « un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. »
        Cette phrase est d’une telle importance et elle s’applique tellement bien à l’exemple de l’enfant à la bobine qu’il convient de l’expliquer réellement dans le détail. Nous verrons qu’en plus, elle nous permettra d’envisager une conception de l’inconscient entièrement liée, pour ne pas dire conçue, à l’insu même de Freud, dans une perspective linguistique. L’inconscient, ce serait finalement ce qu’il s’ensuit pour l’homme que d’exister en tant qu’être de langage, et donc à ce titre, d’être quasiment et littéralement pris dans des structures de renvoi de sens qui sont celles de la langue.
        Ce que Jacques Lacan nous convie à faire d’abord, c’est de bien situer ce qui, selon lui, est absolument spécifique à l’homme dans l’observation du jeu avec la bobine. Les animaux prennent corps et sens dans leur milieu naturel, tandis que si l’enfant humain naît bien dans le monde, on pourrait dire qu’il prend sens au coeur d’un milieu symbolique et c’est exactement cela que décrit l’observation de Freud. Il saisit des phénomènes d’apparition et de disparition dont il rend compte par des symboles et par des interjections, elles-mêmes déjà préfigurant des mots, c’est-à-dire des signifiants.
        Le signifiant, c’est ce qui donne du sens, et c’est aussi ce qui, dans le mot, désigne sa réalité vocale ou graphique: « Fort » est le signifiant de « loin ». Le sujet c’est l’homme, ou l’enfant. Cela signifie qu’utilisant déjà le mot « fort » en allemand, l’enfant est aussi en train d’être utilisé par lui pour être intégré à son rapport avec le da: voici. Le sujet est embarqué, plié dans une opposition de sens qui ne vient pas de lui et qui ne lui donne aucune autre alternative que de se soumettre au préalable d’une structure binaire: « Fort/Da ». Le langage préexiste à la venue au monde de l’enfant humain, pas à celui du bébé tigre ou singe qui eux prennent leur sens au coeur d’un milieu naturel.
         

Quiconque a déjà essayé de mener à bien l’expérience de faire un aquarium pour des poissons éventuellement exotiques, donc fragiles, comprendra ça facilement il se produit un agencement entre le poisson, les algues, l’eau, la lumière, etc. Le poisson prend sens et vie de la liaison de tous ces éléments qui constituent un petit écosystème. Mais selon Jacques Lacan, L’homme n’a pas de place assignée naturellement sur la planète parce qu’étrangement son environnement à lui n’est pas un lieu naturel mais celui d’une structure articulée qui s’appelle le langage. C’est lui qui joue le rôle d’interface, de médiatisation entre l’homme et le milieu naturel lequel n’est finalement jamais perçu directement par l’être humain. Le mot « fort » ou plus exactement l’interjection « O-o-o-o-o! » précédera toujours l’expérience physique de l’éloignement. La syllabe Pa, ou doublée pa-pa, précédera toujours l’expérience du père réel, lequel du coup se verra  médiatisé par le symbole, par la langue. Ce qui fait le sens de l’animal, ce sont les éléments de son milieu naturel ce qui fait le sens de l’être humain qui vient au monde, c’est la langue, c’est le symbole et les opérations qui relient entre eux des symboles. Un signifiant « Fort » représente le sujet pour un autre signifiant « Da ». Un sujet est l’effet des rapports de signifiants au sein d’une structure: la langue. Quand nous disons que nous sommes intelligents grâce aux signes, ce n’est pas faux, sauf que nous pensons que cette utilisation des signes nous rend maître des choses, alors qu’en réalité, nous sommes pris dans une compréhension imposée du réel qui est celle-là même que nous impose arbitrairement le langage. Nous saisissons un sens mais en vérité nous sommes surtout saisis par lui, pris par lui, plié en lui, jusqu’à nous résoudre purement et simplement dans un effet de langue.
        II reste à expliquer le deuxième moment de cette affirmation décisive de Lacan: « un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. » Le philosophe slovène, très influencé par les travaux de Jacques Lacan, Slavoj Zizek utilise l’image suivante qui est très parlante et particulièrement appropriée. Quand on est un patient hospitalisé, on met sur notre lit un panneau où se trouve consigné notre nom, âge, date d’entrée, maladie, courbe de température, etc. Même si le personnel hospitalier s’adresse à nous physiquement, ce que nous sommes à ses yeux d’abord en termes de soins va être remplacé par cette fiche. Par conséquent ces données constituent un signifiant qui définit  le sujet pour un autre signifiant qui peut être la médecine en général et qui ne représente pas le sujet. Le sens de cette fiche valant dans la structure même de l’hôpital, c’est à cela que mon était de sujet se résorbe. Je ne prends sens, en tant que patient  qu’au sein de ce rapport entre cette fiche et ce qu’elle veut dire pour tout le personnel de l’hôpital. Je ne revêts donc aucun sens en moi-même. Et même si je dis « je », le sens de ce pronom dans la structure même de ma langue se substituera implacablement à mon être physique. Un sujet humain n’est jamais physiquement, il « est » toujours en tant qu’il est d’abord pris dans la structure signifiante des mots et des symboles.
        Ce qu’il nous reste à articuler ici est le fait que l’enfant est donc d’emblée pris dans une structure qui lui donnera son sens au sein d’un milieu qui est celui de la langue et pas celui de la nature avec l’utilisation qu’il fera du « je ».  Que je dise « je » peut apparaître comme une prise d’initiative mais comme celle-ci s’effectuera au sein même de cette structure de renvois d’un signifiant à un autre signifiant, ce « je » sera lui-même l’expression d’une contrainte absolue de ne penser qu’à partir de ces structures mêmes. Parler ici de prise d’initiative est très, très ironique, voire absolument faux, indéfendable et c’est ça l’inconscient.
          

                Ce n’est pas impunément que l’on entre ainsi dans une modalité d’interprétation et de construction symbolique du réel. Si cette capacité à substituer la bobine à sa mère, les absences et les présences réelles de celle ci par un jeu d’apparition et de disparition de l’objet transitionnel (le terme est du psychanalyste Winnicott) et plus encore cette alternance même par les consonances que l’on retrouvera dans les mots que l’enfant est déjà en train d’acquérir, celui-ci est aussi impliqué (nous serions tentés de dire: "malgré lui") dans un autre jeu dont il ne maîtrise rien du tout, voire qui le prive de toute maîtrise et qui impacte son existence du sceau de la dépendance au signifiant. L’enfant humain peut se donner un certain pouvoir sur les choses en leur substituant des signes sauf qu’il tombe du même coup au sein d’une structure de signes entre lesquels s’effectuent des rapports, des relations dont il ne décide rien du tout et qui crée en lui une dissociation entre lui et lui-même.
        Selon Jacques Lacan, contrairement au petit animal, l’enfant humain naît dans le langage et cette structure linguistique fait écran avec le milieu réel. L’homme est un animal symbolique, ce qui signifie qu’il est aussi un menteur potentiel, car dés lors que je dis « je », je crée entre moi et moi une distance que rien jamais ne pourra venir combler. C’est ce dont nous nous rendons particulièrement compte quand une personne parle d’elle-même, quelle que soit ce qu’elle dit d’elle-même, car le fait même qu’elle le « dise » crée en réalité un espace de questionnement. « Je suis modeste », par exemple, est un énoncé qui se contredit dans les termes puisqu’on ne l’est pas en le disant.  Dans cet énoncé, il faut distinguer le sujet de l’énoncé: le je de la phrase « je suis modeste » (qui donc est modeste) et le Je de l’énonciation qui est celui qui dit la phrase (et qui donc ne l’est pas en disant qu’il l’est).
        Cette dissociation entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation est fondamentale. Elle est ce qui autorise Jacques Lacan à affirmer que le sujet humain est fendu, irréconciliable, en un sens. Quoi que je dise, il n’est pas du tout hors de propos de considérer que je mens, pas nécessairement dans la signification de l’énoncé (il se peut que je sois vraiment modeste, après tout), mais dans son effectivité même, dans le fait qu’énoncé « il y a », dans l’émergence physique de cet acte qui est l’énonciation. Quoi que je dise de moi, ce propos est un « pas de côté », un effet de dérobade du symbolique par rapport au réel. Je ne peux pas ETRE ce que je dis que je suis parce que ce « dire » est comme un « doigt pointé » qui s’intercale entre ce qui le tend et ce vers quoi il est tendu. Le « Réel », c’est ce qu’il nous est impossible d’atteindre jamais du fait même que l’on naît au langage avant de venir au monde. Finalement, notre vie entière va se passer à tenter de combler inutilement ce retard fondamental, structurel, ontologique de nos mots par rapport au réel, de nos commentaires par rapport à la fulgurance d’un présent indicible. L’animal humain est la créature dont l’existence est faite de non-coïncidence radicale et continue.
        S’il est bien un auteur et une phrase à laquelle cette conclusion peut être appliquée dans une perspective destructrice, c’est bien le « je pense donc je suis » de René Descartes. Rappelons-nous le raisonnement de ce philosophe: je peux bien penser que je ne suis rien encore faut-il que je sois quelque chose pour penser que je ne suis rien. La vérité serait plutôt que je dis que je pense et que je dis que je suis et qu’en le disant je ne sois ni celui qui le pense ni celui qui le dis. Rien ne s’effectue donc ici à l’exception de ce processus de décalage, on pourrait presque dire: « de déportation » par le biais duquel le sujet du cogito est représenté par un signifiant pour un autre signifiant qui ne le représente pas et que l’on pourrait appeler le langage. Alors même qu’il pense s’être assuré d’une densité métaphysique indubitable, le sujet du cogito n’est qu’un pur effet de renvoi, de représentation d’un signifiant pour un autre signifiant  qui ne le représente pas.

Conclusion
            Qu’est-ce que l’inconscient à la lumière de ces dernières développements inspirés par Jacques Lacan?  Cette part de non-coïncidence avec soi, d’aliénation de tout sujet pris dans la langue maternelle au sens de « pris dans la matrice de la langue maternelle ». Nous sommes nés dans un environnement qui est celui de la langue, par le biais duquel notre sens n’est pas celui que nous donne notre milieu naturel mais ce milieu construit et surtout systématique de la matrice linguistique. Nous sommes donc voués à nous méconnaître, à nous « rater », à nous situer continuellement dans ce décalage entre ce que nous sommes et ignorons (le Je de l’énonciation) et ce que nous disons que nous sommes et revendiquons en mentant (le je de l’énoncé). Pour Jacques Lacan, cette dissociation est irrévocable: quelles que soient nos expériences, elles seront toujours falsifiées du fait même que nous ne les vivrons qu’au travers du décalage inhérent à la langue. L’inconscient, c’est ce qui nous prive à tout jamais de la moindre possibilité de réconciliation avec soi du seul fait que nous disions « je ». Il est en fait l’exil auquel nous nous condamnons nous-même par l’usage de la langue.



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