lundi 14 décembre 2020

CSD Terminale HLP groupe 1 - Cours du 15/12/2020

 (Peut-être est-il nécessaire de revenir sur le stade du miroir selon Lacan avec ce groupe qui n'en a pris conscience qu'en distanciel)

2) Le stade du miroir - Jacques Lacan

        L’histoire de Narcisse n’est pas seulement troublante par l’avertissement qu’elle semble contenir en germe, mais aussi par le lien qui s’y impose avec ce que le psychanalyste  Jacques Lacan appelle le stade du miroir, stade fondamental dans le développement de tout enfant humain. Cette fascination devant sa propre image reflétée par le miroir, c’est selon lui exactement un moment par lequel non seulement nous passons tous, mais plus que cela: au fil duquel nous atteignons une certaine maîtrise psychomotrice. Nous ne nous identifions pas autrement que par le biais de cette image, autant dire que toute identification est « imaginaire », et il convient vraiment que nous réfléchissions à ce terme: « imaginaire » désignant à la fois « par l’image » et « fictif », voire utopique. Se pourrait-il que tout processus d’identification soit « faux », de la même façon que l’existence de Narcisse médusée par l’image de son reflet soit comme frappée de plein fouet par une forme mortelle d’inauthenticité? Finalement Narcisse meurt de l’impossible coïncidence à soi de la vie reflétée. Si nous croyons Jacques Lacan, cette non coïncidence à soi est toute aussi opérationnelle pour chacune et chacun de nous que pour Narcisse. Elle est ce qui fait de nous, selon Lacan, des sujets « fendus », fondamentalement divisés. La scission entre notre corps et son reflet, c’est ce que l’on pourrait appeler le mode d’être humain selon le psychanalyste français: la « schize" du sujet.
  


        Pour bien comprendre le stade du miroir, nous préférons nous appuyer sur la description qu’en fait Maurice Merleau-Ponty dans l’un de ses cours, notamment parce que sa formulation est plus claire que celle de Jacques Lacan (vocabulaire psychanalytique et ésotérique):
            « La compréhension de l’image spéculaire consiste, chez l’enfant, à reconnaître pour sienne cette apparence visuelle qui est dans le miroir. Jusqu’au moment où l’image spéculaire intervient, le corps pour l’enfant est une réalité fortement sentie, mais confuse. Reconnaître son visage dans le miroir, c’est pour lui apprendre qu’il peut y avoir un spectacle de lui-même. Jusque là il ne s’est jamais vu, ou il ne s’est qu’entrevu du coin de l’œil en regardant les parties de son corps qu’il peut voir. Par l’image dans le miroir il devient spectateur de lui-même. Par l’acquisition de l’image spéculaire l’enfant s’aperçoit qu’il est visible et pour soi et pour autrui. Le passage du moi intéroceptif au  « je spéculaire » , comme dit encore Lacan, c’est le passage d’une forme ou d’un état de la personnalité à un autre. La personnalité avant l’image spéculaire, c’est ce que les psychanalystes appellent chez l’adulte le soi, c’est-à-dire l’ensemble des pulsions confusément senties. L’image du miroir, elle, va rendre possible une contemplation de soi-même, en termes psychanalytiques d’un sur-moi, que d’ailleurs cette image soit explicitement posée, ou qu’elle soit simplement impliquée par tout ce que je vis à chaque minute. On comprend alors que l’image spéculaire prenne pour les psychanalystes l’importance qu’elle a justement dans la vie de l’enfant. Ce n’est pas seulement l’acquisition d’un nouveau contenu, mais d’une nouvelle fonction, la fonction narcissique. Narcisse est cet être mythique qui, à force de regarder son image dans l’eau, a été attiré comme par un vertige et a rejoint dans le miroir de l’eau son image. L’image propre en même temps qu’elle rend possible la connaissance de soi, rend possible une sorte d’aliénation : je ne suis plus ce que je me sentais être immédiatement, je suis cette image de moi que m’offre le miroir. Il se produit, pour employer les termes du docteur Lacan, une  «  captation  » de moi par mon image spatiale. Du coup je quitte la réalité de mon moi vécu pour me référer constamment à ce moi idéal, fictif ou imaginaire, dont l’image spéculaire est la première ébauche. En ce sens je suis arraché à moi-même, et l’image du miroir me prépare à une autre aliénation encore plus grave, qui sera l’aliénation par autrui. Car de moi-même justement les autres n’ont que cette image extérieure analogue à celle qu’on voit dans le miroir, et par conséquent autrui m’arrachera à l’intimité immédiate bien plus sûrement que le miroir. L’image spéculaire, c’est  «  la matrice symbolique, dit Lacan, où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre. »
 M. Merleau-Ponty, Les relations à autrui chez l’enfant, éd. Les cours de la Sorbonne, pp.55-57.

        Dans l’étude de ce texte et tout ce qui s’y énonce dans la question du rapport au moi, il FAUT toujours avoir en tête que l’auteur Maurice Merleau-Ponty décrit ici la thèse d’un autre: Jacques Lacan. On sait que Merleau-Ponty dans ses livres défend l’existence d’un autre rapport de l’individu à son corps baptisé « le corps propre », lequel précisément n’est pas du tout le corps projeté dans l’image du miroir, mais plutôt le corps senti.
        Jacques Lacan insiste beaucoup sur la comparaison entre le développement de l’enfant humain et du bébé chimpanzé. On observe en effet que le chimpanzé dépasse en agilité et en vitesse le bébé humain jusqu’à 6 mois environ, seuil à partir duquel approximativement l’enfant humain se reconnaît dans le miroir et manifeste dés lors une maîtrise de son corps qui, selon Jacques Lacan va égaler et dépasser celle du chimpanzé. Le psychanalyste français veut ainsi clairement marquer que quelque chose de spécifique ici s’effectue, quelque chose de propre à l’homme (on sait néanmoins depuis que l’homme n’est pas du tout le seul animal à se reconnaître dans le miroir, ce qui atténue évidemment l’impact de cette particularité (fausse) mais sans diminuer en rien l’intérêt des analyses de Lacan: que l’homme ne soit pas le seul à se reconnaître dans le miroir ne change rien à ce qu’il s’ensuit pour l’homme que de s’identifier à son reflet).
         
Entre 6 mois et un an, l’enfant humain « réalise » que cette image qui lui face est la sienne. Quel est la nature du rapport qu’il entretenait auparavant avec son corps? Sentie, exclusivement, mais, de ce fait, « confuse » car on ne se distingue pas soi-même dans la sensation. Au contraire, on ne fait qu’un avec ce que l’on sent. Pour prendre un exemple, si je suis adulte devant un feu , je perçois mon corps devant le feu et je perçois la chaleur du feu comme affectant ce corps que je me sais avoir, que je me « vois » avoir, mais si je suis un enfant et que je n’ai pas passé le stade du miroir, mon corps ne fera qu’un avec la chaleur du feu et cette chaleur « sera »  mon corps, durant tout le temps de la sensation. Un corps senti est un corps variable, « extensible », clignotant, changeant, mutant, qui finalement se constitue d’affects plutôt que de chair. Il ne se découpe pas dans l’espace, il se continue dans la durée et se transforme au fil des sensations. Tout l’apport de ce texte est de nous faire comprendre à la fois tout ce qu’il s’ensuit de se reconnaître dans le miroir mais aussi toute la difficulté de revenir à ce corps qui pourtant fut notre, qui nécessairement d’ailleurs l’est encore, et qui n’est pas forcément le plus faux des deux (corps senti/ corps vu).

        Se reconnaître dans le miroir, c’est faire un rapprochement, c’est s’approprier une image, un visage et dire, « c’est à moi », c’est « moi », mais en même temps cette identification  reste toujours une « appropriation », comme un bout de terre qu’on achète et dont on devient le propriétaire. En d’autres termes, si je me dis que je suis cette image, il n’en reste pas moins que ce corps que je suis a été compris par moi, au cours du stade du miroir, comme étant ce que « j’ai », et ce point est vraiment fondamental, car si je me l’approprie comme un bien que je fais mien, que j’inclue à mon « patrimoine », alors cette image de moi reste une sorte « d’attribut » de « chose », d’apparence dont je me rends compte qu’elle est aussi pour les autres, une façon de me percevoir « moi ».
          
C’est la raison pour laquelle Maurice Merleau-Ponty insiste autant sur la notion de « spectacle ». Même si avant le stade du miroir il avait aperçu certaines parties de son corps, il n’est pas du tout évident qu’elles lui soient apparues comme participant de « son corps » car c’est d’un corps morcelé qu’il prenait alors conscience, pas d’un corps « identifié ». C’est exactement comme ces angles fragmentés d’une chaise dont on ne peut pas faire « UNE » chaise parce que l’on n’en synthétise pas toutes les perspectives. Dans le stade du miroir, l’enfant ne se contente pas de voir simplement une apparence dont ils e dit qu’elle correspond à la sienne, il expérimente un principe de maîtrise psycho-motrice de soi: telle impulsion sentie de mon bras coïncide avec telle posture gestuelle vue, identifiée comme mienne. Ce qui est absolument fondamental ici, c’est que la capacité à impulser le corps en tant que corps mien et « UN » s’effectue d’abord par l’identification à cette image que je vois projetée hors de moi. Qu’est-ce qu’il en était avant? « je » me sentais bien vivre puisque justement mon corps était senti, mais que ce corps puisse être autre chose que ce clignotement continu d’affects, c’est ce qui ne me venait pas à l’idée, car, pour cela, il fallait que je vois ce corps reflété dans l’espace, devant moi, un peu comme un pantin, mais précisément un pantin que l’on peut animer d’un principe de « direction ». Mon moi est porteur d’initiatives qui ont des conséquences dans l’espace, qui s’accomplissent dans cet espace. « Etre », c’est un fait qui a des implications dans un extérieur, qui s’effectue en s’incarnant dans le visible. Avant le stade du miroir, je consiste dans un flux continu d’affects passifs, après je suis une forme animée d’un principe directif et centralisé capable de se mouvoir et d’entrer en interaction avec l’extérieur. On passe de la puissance sentie au pouvoir d’agir, de faire mouvoir.

        On comprend ainsi la clarification psychanalytique du stade du miroir par Maurice Merleau-Ponty. Avant ce seuil, l’enfant a un « Soi » il se sait bien exister, mais pas tout à fait en tant que « Moi ». Le corps senti éprouve des affects et des pulsions. L’image de soi dans le miroir rend possible la contemplation de soi comme silhouette découpée dans un espace, comme « corps » capable de s’identifier, donc de se juger, voire de se reprocher quelque chose, de se percevoir lui-même comme l’objet de son propre jugement. La fierté, la honte, l’auto-évaluation perpétuelle de soi-même vu par soi-même et vu par autrui sont des sentiments et des processus opérationnels à parti du stade du miroir. Il n’est donc pas complètement hors de propos de rapprocher le ça du corps senti et le sur-moi du corps reflété, le moi étant des lors cette instance mitoyenne, s’efforçant de rendre compatible ces deux expériences du corps si différentes.
          
Maurice Merleau-Ponty fait référence à Narcisse, comme si ce mythe nous avertissait, au-delà des siècles, de tout ce que le stade du miroir implique de danger, de risque pris par l’individu. Si en effet, nous gagnons à cette identification de pouvoir nous concevoir nous-mêmes comme un corps visible dans l’espace et capable d’interagir avec lui, nous y perdons la réalité d’une efficience intime avec le sentiment intérieur d’exister. Notre visage par exemple est totalement parasité par la nécessité de « faire bonne figure » et nous perdons le sentiment de ce qu’un visage « est », non plus en tant qu’il est visible mais en tant qu’il est « senti ». Il convient en effet de ne jamais oublier que c’est d’abord en tant qu’« autre » que je fais mien mon corps visible et qu’en fait cette altérité ne cessera jamais d’en être une, comme le prouve tragiquement ce parasitage de notre rapport à notre corps vu par les codes des modes, des apparences imposés par autrui. On se fait un devoir absurde d’être ce qu’autrui veut que nous soyons, de projeter de soi le corps qui correspond aux diktats d’autrui. Comme nous ne nous identifions à nous-mêmes qu’en tant que corps « Autre » reflété par le miroir, nous ne vivons plus le fait d’être nous-mêmes qu’en tant qu’il est médiatisé par cet « autre ». Passé le stade du miroir, toute identification est en même temps aliénation. Nous avons effectué ce passage du pareil (ce reflet autre) au même et du coup c’est toujours en tant qu’autre que je suis même (identification) et en tant que même que je suis toujours autre (aliénation) comme une personne dont le rapport à soi est comme hanté à jamais par l’autre.

        Les comportements socialisés qui s’expliquent à partir de la réalisation du stade du miroir selon laquelle toute identification à soi est aussi aliénation sont extrêmement nombreux. Nous pouvons dire que ce sentiment de faire semblant, de « donner le change », de simuler finalement l’existence trouvent ici leur origine. Nous sommes à jamais marqués par ce stade du sceau de « l’apparence », de la nécessité de faire bonne figure, de jouir de ce petit bonheur de « paraître » heureux plutôt que de cette plénitude de se sentir joyeux. Tout en nous devient spectacle, signes extérieurs, réputation, « one man show », reflet, désir de faire impression aux yeux des autres ainsi qu’aux siens.
        Il nous arrive de nous interroger sur ce sentiment de dépendance que nous éprouvons à l’égard du regard des autres: pourquoi sommes nous aussi systématiquement impliqués dans le désir d’être admis, d’être accepté, d’être jugé favorablement? Pourquoi sommes nous aussi soucieux de faire toujours bonne impression? Pourquoi sacrifions-nous aussi systématiquement l’apparence à la sensation? Le stade du miroir nous apporte une réponse plausible, efficiente: tout simplement parce que cette scission entre le corps senti et le corps vu a creusé très tôt en nous une brèche, une sorte de « droit de visa » accordé à autrui, de trouble « identitaire » dans le mouvement même de cette identification qui est en même temps « aliénation ». Je ne puis me concevoir comme même qu’en m’assimilant à un autre, à ce jumeau spéculaire qu’est mon reflet dans le miroir, ce qui signifie qu’en conséquence tout vie humaine est reflétée, aliénée, simulée, contrefaite. Il faut bien saisir la portée de cette thèse de Jacques Lacan: elle ne consiste pas seulement à affirmer que le moi s’identifie à des images de soi mais que s’identifier à soi-même, c’est déjà de l’image, c’est-à-dire de l’imaginaire. Le processus même de l’identification de soi à soi est spéculaire.
         

        Dés lors qu’est-ce que le moi, selon Jacques Lacan? « Le moi, dit-il, c’est le symptôme humain par excellence, c’est la maladie mentale de l’homme », affirmation que nous ne pouvons comprendre qu’en y insinuant le terme d’aliénation: l’être humain est l’animal pour lequel l’aliénation n’est pas une possibilité, un accident, que mésaventure qui « pourrait » lui arriver, mais bien au contraire, cela même qui fait partie intégrante de son processus d’identification. Il n’est pas étonnant dés lors qu’il se méconnaisse (et qu’il ait besoin d’une analyse pour se reconnaître, ou du moins « pour se méconnaître un peu moins ». Qu’est-ce qu’un symptôme? C’est ce par quoi une réalité éventuellement traumatique s’indique en se méconnaissant. Mais alors de quel trauma le moi est-il le symptôme? Du stade du miroir, c’est-à-dire de la même mésaventure que celle de Narcisse. Cette expérience est le type même d’épreuve dont le moins que nous puissions en dire est que nous ne nous en sortons pas « indemne » puisque le rapport à soi qu’était celui que nous avions avec notre corps senti en est totalement altéré, transformé de fond en comble. Elle ne désigne pas seulement une expérience dont nous sortons « autre » mais l’expérience même par la médiation de laquelle nous sommes nous-mêmes un autre.

        La difficulté de la dernière phrase fait directement référence à l’ensemble des thèses de Jacques Lacan:  «  L’image spéculaire est la matrice symbolique, dit Lacan, où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre. »  En fait cette scission par le biais de laquelle c’est en s’identifiant à un reflet autre que l’on se considère comme même n’est que le premier moment d’une autre dissociation toute aussi fondamentale: celle du sujet de l’énonciation et du je de l’énoncé. Dire « je », c’est entériner une coupure entre le Je qui le dit (énonciation)  et le je qui est dit (énoncé). Quoi  que je dise à partir de cet énoncé: « je », on pourrait tout aussi bien dire que c’est précisément parce que je ne le suis pas que je dis que je le suis.  Ce que je dis que je suis, n’est pas ce que je suis, « fatalement ». Entre soi et soi, ce n’est pas seulement l’image qui s’insinue mais le symbole, faisant ainsi naître un fossé encore plus « incomblable » que le précédent. Parler, dire « je », c’est fondamentalement être un menteur potentiel et invétéré. Si le moi est un symptôme, le « je » est un menteur.
 

En d’autres termes, il est impossible de dire « je » sans que cette prise de parole pronominale ne fasse référence à une expérience qui est celle de la centralisation psycho-motrice de mes gestes, sans que quelque chose comme une maîtrise du corps ne soit possible, effectif, et cette maîtrise, selon Jacques Lacan, se situe dans le stade du miroir, c’est-à-dire dans l’assimilation à soi d’une image projetée hors de soi. Cela signifie que c’est exactement en tant que je m’identifie à « de l’autre » que je me perçois comme un « moi » et que j’acquiers ainsi une maîtrise dans ma gestuelle, dans la relation à un corps que je vis comme « mien ». Si donc je ne deviens « moi » qu’en m’identifiant à l’autre, à l’image extérieure de ce corps vu, alors s’identifier sera toujours s’identifier à de l’autre, et de là vient notre aptitude à nous construire au fil d’identifications imaginaires. Nous sommes ici beaucoup plus loin que Sartre, ce n’est même pas que je sois « comme autrui me voit », c’est que je ne suis moi qu’en m’identifiant à cet autre qu’est « moi », image de soi projetée dans le miroir.
        Ce n’est pas seulement un moi senti qui deviendrait un corps vu, c’est un corps senti qui devient par l’intermédiaire du corps visible un moi senti, comme si j’avais besoin de ce reflet pour réaliser en moi que je suis moi. C’est là du moins la thèse de Lacan, thèse qui insiste finalement sur le fait qu’avant le stade du miroir, le corps senti ne jouissait d’aucune puissance de synthèse, d’unité. Du corps senti au corps vu dans le miroir, on passe du corps morcelé au moi revendiqué, ce qui explique les progrès du bébé humain par rapport au bébé chimpanzé.
        Il est très intéressant de mettre le stade du miroir en perspective avec le texte de Michel Tournier car il semble assez évident qu’en fait Robinson vit le retour du corps vu au corps senti, une sorte de « régression » donc du moi à un corps morcelé si l’on en croit Lacan. Il est tout à fait logique de mettre en rapport ces deux textes puisque ils nous décrivent tous les deux ce que Deleuze appelle "autrui comme structure". Si je présuppose la présence d’autrui dans ma perception de cette chaise, en y adjoignant synthétiquement tous les angles de vue qui en font une chaise visible, c’est effectivement aussi parce que j’ai saisi mon corps comme corps « autre », vu dans le miroir. Le stade du miroir nous propose finalement, une sorte de scène initiale, primitive, à partir de laquelle la présupposition d’Autrui en toute expérience perceptive est effectivement systématique. Si je ne m’identifie comme moi qu’imaginairement en assimilant ce corps autre comme mien, il est évident que cette structure autrui s’effectuera également dans toute perception, laquelle à cet instant pourra bel et bien se dire « extérieure ».
        Soyons plus clair: notre aptitude à projeter dans l’espace des sensations que nous avons ressenti dans la durée et à constituer inlassablement ces tableaux où les objets sont distincts, distants, identifiés, classés et bien rangés vient du stade du miroir. L’espace et l’objet sont des fantasmes nés de notre identification à ce jumeau spéculaire qu’à parler en toute rigueur nous ne « sommes » pas. Si nous devions revenir au réel, ce qui, pour Lacan est absolument impossible (le réel, selon lui, c’est l’instance de l’impossible), il nous faudrait revenir de cette aliénation primitive qu’est le stade du miroir, cesser de croire aux objets, à l’espace et au     corps vu. Que serions dés lors? Une pure immersion dans la durée, une longue séquence sans pause d’aucune sorte de sensations qu’il nous serait impossible de référer à un « moi », puisque ce moi ne peut se constituer que par le stade du miroir.
        Imaginons juste un instant les détails de cette régression: bouger serait dangereux parce qu’aucun objet ne serait plus identifiable, tout pourrait arriver à la limite du non perçu. « ce que je ne vois pas est dans une nuit insondable ». Quand nous sommes prés d’un feu, nous visualisons notre corps prés du foyer, mais là il n’y aurait pas de corps, de feu, il n’aurait que chaleur, éblouissement, écoute du craquement des bûches, autrement dit, une pure durée évoluant sans cesse vers un peu plus de ceci, moins de cela, mais jamais de changement de situations, toujours une continuité de sensations. Exister ne serait plus une expérience lisible, décryptable en termes de succession d’épisodes, encore moins de périodes, mais seulement en variables sensitives. De l’identité à un moi vu nous passerions à la continuité d’un tout senti, en ce sens qu’il ne nous serait plus possible de nous distinguer de ce tout. C’est sans aucun doute ce que certains témoignages nous dépeignent comme une « expérience mystique ». C’est aussi exactement ce que Bergson appelle « faire un saut dans la durée » ou ce que Jean-Paul SARTRE appelle « la nausée ». Que le corps pris dans cette expérience soit morcelé est à la fois « vrai et faux ». C’est vrai si l’on part du principe que j’ai à être « mon corps », même si ce corps est finalement celui que l’expérience du miroir m’assigne, mais c’est faux si l’on remet en cause l’affirmation selon laquelle mon existence commence là, au stade du miroir, ne s’y perdrait-elle pas au contraire?
          

Nous avions déjà envisagé la possibilité que Robinson devienne en réalité plus lucide que fou en éprouvant en « lui » (mais est-ce encore « lui »?) la dégénérescence progressive de la structure autrui et qu’il réalise en fait l’inauthenticité profonde, radicale à laquelle nous condamne cette présupposition constante d’autrui dans notre perception du monde. Nous touchons ici aux limites du « monde connu », nous arrivons à ce seuil dont on nous a dit qu’au-delà tout n’était que chaos, confusion, folie et à bien es titres, c’est parfaitement vrai: comment se retrouver sans passer par le stade du miroir, sans s’identifier à cette image, sans accepter de passer par ce « je » qui pour autant n’est jamais exactement « moi »? Mais d’un autre côté, comment ne pas réaliser à quel point, comme le dit Jacques Lacan lui-même (alors qu’il ne conseillerait vraiment pas de passer cette frontière) tout ceci est frappé à jamais du sceau de l’inauthenticité. Comment ne pas voir à quel point être moi, c’est se condamner pour toujours à être inauthentique et à passer sa vie entière à faire semblant?
 

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