mardi 8 décembre 2020

CSD EMC Terminale 1: cours du 09/12: Art 24 du projet sécurité globale et société de contrôle (Gilles Deleuze)

 



Caméras aéroportées
« Art. L. 242‑1. – Les dispositions du présent chapitre déterminent les conditions dans lesquelles les autorités publiques mentionnées aux articles L. 242‑5 et L. 242‑6 peuvent procéder au traitement d’images au moyen de caméras installées sur des aéronefs.
« Art. L. 242‑2. – Lorsqu’elles sont mises en œuvre sur la voie publique, les opérations mentionnées aux articles L. 242‑5 et L. 242‑6 sont réalisées de telle sorte qu’elles ne visualisent pas les images de l’intérieur des domiciles ni, de façon spécifique, celles de leurs entrées.
« Les images captées peuvent être transmises en temps réel au poste de commandement du service concerné.
« Art. L. 242‑3. – Le public est informé par tout moyen approprié de la mise en œuvre de dispositifs aéroportés de captation d’images et de l’autorité responsable, sauf lorsque les circonstances l’interdisent ou que cette information entrerait en contradiction avec les objectifs poursuivis.
« L’autorité responsable tient un registre des traitements mis en œuvre précisant la finalité poursuivie, la durée des enregistrements réalisés ainsi les personnes ayant accès aux images, y compris le cas échéant au moyen d’un dispositif de renvoi en temps réel.
« Hors le cas où ils sont utilisés dans le cadre d’une procédure judiciaire, administrative ou disciplinaire, les enregistrements sont conservés pour une durée de trente jours.
« Art. L. 242‑5. – Dans l’exercice de leurs missions de prévention des atteintes à la sûreté de l’État, la défense ou la sécurité publique et de prévention, de recherche, de constatation ou de poursuite des infractions pénales, les services de l’État concourant à la sécurité intérieure et à la défense nationale peuvent procéder, au moyen de caméras installées sur des aéronefs, à la captation, l’enregistrement et la transmission d’images aux fins d’assurer :
« 1° La sécurité des rassemblements de personnes sur la voie publique ou dans les lieux ouverts au publics, lorsque les circonstances font craindre des troubles graves à l’ordre public, ainsi que l’appui des personnels au sol en vue de maintenir ou de rétablir l’ordre public ;
« 2° La prévention d’actes de terrorisme ;
« 3° Le constat des infractions et la poursuite de leurs auteurs par la collecte de preuves ;
« 4° La protection des bâtiments et installations publics et de leurs abords ;
« 5° La sauvegarde des installations utiles à la défense nationale ;
« 6° La régulation des flux de transport ;
« 7° La surveillance des littoraux et des zones frontalières ;
« 8° Le secours aux personnes ;
« 9° La formation et la pédagogie des agents.
« Art. L. 242‑6. – Dans l’exercice de leurs missions de prévention, de protection et de lutte contre les risques de sécurité civile, de protection des personnes et des biens et de secours d’urgence, les services d’incendie et de secours, les formations militaires de la sécurité civile, la brigade des sapeurs‑pompiers de Paris et le bataillon des marins‑pompiers de Marseille peuvent procéder en tous lieux, au moyen de caméras installées sur des aéronefs, à la captation, l’enregistrement et la transmission d’images aux fins d’assurer :
« 1° La prévention des risques naturels ou technologiques ;
« 2° Le secours aux personnes et la défense contre l’incendie ;
« 3° La formation et la pédagogie des agents.
TITRE IV
Dispositions relatives de sécurité intérieure
Article 23
 – Les personnes condamnées à une peine privative de liberté pour une ou plusieurs infractions mentionnées aux articles 221‑4, 222‑3, 222‑8, 222‑10, 222‑12, 222‑13, 433‑3 du code pénal ne bénéficient pas des crédits de réduction de peine mentionnés à l’article 721 du présent code, lorsque ces infractions ont été commises au préjudice d’une personne investie d’un mandat électif public, d’un militaire de la gendarmerie nationale, d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un sapeur‑pompier professionnel ou volontaire. Elles peuvent toutefois bénéficier d’une réduction de peine dans les conditions définies à l’article 721‑1. »
Article 24
« – Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »
  
                
                        Il convient évidemment d'insister sur le fait que cet article a été retiré et promis à une réécriture. Quelques mots pour commencer sur la querelle concernant la différence entre filmer et diffuser. De nombreux députés de LREM insistent sur le fait que l'interdiction ne porte pas sur l'action de filmer les forces de l'ordre mais de diffuser des images (sous-entendu: à la télévision ou sur les réseaux sociaux) dans lesquelles les représentants de l'ordre seraient reconnaissables et ainsi offerts en pâture à d'éventuels actes de malveillance. Cette intention est d'autant plus louable qu'on connaît bien le niveau d'emportement et l'effet d'engrenage qu'une parution sur les réseaux sociaux peut engendrer, le meurtre récent de Samuel Patty en est l'illustration manifeste. Toute la question est celle de savoir s'il n'existerait pas également des effets d'engrenage, des dynamiques de violence excessive, des processus d'émulation troubles dans les mouvements de répression des désordres publics. Plus exactement la question serait: "comment pourrait-il ne pas en y avoir si l'anonymat des individus chargés de maintenir l'ordre est ainsi garanti, préservé?" C'est, une fois de plus, comme dirait Deleuze, "une affaire de perception". Que des dynamiques de groupe créent dans le camp des manifestants des débordements inadmissibles, cela n'est pas douteux mais que ces mêmes effets se produisent dans le camp des forces chargées de les réprimer, cela n'est pas douteux non plus. Cet article visait à inscrire dans cette opposition entre deux dynamiques de groupe une différence de traitement dans la visibilité et par suite, dans l'imputation individuelle de gestes de violence à l'encontre d'Autrui. Évidemment si l'on reprend la célèbre formulation de Max Weber à savoir que l’État a le monopole de la violence légitime, cet article est légal.   Cette lettre adressée par le préfet de police Maurice Grimaud aux forces de l'ordre le 29 mai 1968 manifeste toutefois une lecture divergente de la mission des forces de l'ordre. Sa subtilité et sa justesse  sont exemplaires et il est étonnant qu'elle ne fasse pas aujourd'hui encore, au-delà des différences d'époques et des tactiques de guérilla de rue élaborées parfois par des professionnels du désordre public, autorité parce que les thèses qui y sont exposées et défendues concernent ce qui de l’État et de son devoir de maintenir l'ordre public doit demeurer stable, constant, inviolable. Cette lettre évoque à plusieurs reprises la seule vraie question que tout représentant de la force publique doit se poser: en tant que représentant de l’État, quel est l’État qui se profile à l'horizon de chacun de mes gestes? Quelle est la vision de l’État  qui inspire mes actions, en ce moment?  C'est exactement  le contraire même de la protection de l'anonymat que cet appel à la responsabilisation individuelle promeut  à l'endroit de chaque fonctionnaire: 
          

"Je m'adresse aujourd'hui à toute la Maison : aux gardiens comme aux gradés, aux officiers comme aux patrons, et je veux leur parler d'un sujet que nous n'avons pas le droit de passer sous silence : c'est celui des excès dans l'emploi de la force. Si nous ne nous expliquons pas très clairement et très franchement sur ce point, nous gagnerons peut-être la bataille sur ce point, nous gagnerons peut-être la bataille dans la rue, mais nous perdrons quelque chose de beaucoup plus précieux et à quoi vous tenez comme moi : c'est notre réputation. Je sais, pour en avoir parlé avec beaucoup d'entre vous, que, dans votre immense majorité, vous condamnez certaines méthodes. Je sais aussi, et vous le savez avec moi, que des faits se sont produits que personne ne peut accepter. Bien entendu, il est déplorable que, trop souvent, la presse fasse le procès de la police en citant ces faits séparés de leur contexte et ne dise pas, dans le même temps, tout ce que la même police a subi d'outrages et de coups en gardant son calme et en faisant simplement son devoir. Je suis allé toutes les fois que je l'ai pu au chevet de nos blessés, et c'est en témoin que je pourrais dire la sauvagerie de certaines agressions qui vont du pavé lancé de plein fouet sur une troupe immobile, jusqu'au jet de produits chimiques destinés à aveugler ou à brûler gravement. Tout cela est tristement vrai et chacun de nous en a eu connaissance. C'est pour cela que je comprends que lorsque des hommes ainsi assaillis pendant de longs moments reçoivent l'ordre de dégager la rue, leur action soit souvent violente. Mais là où nous devons bien être tous d'accord, c'est que, passé le choc inévitable du contact avec des manifestants agressifs qu'il s'agit de repousser, les hommes d'ordre que vous êtes doivent aussitôt reprendre toute leur maîtrise. Frapper un manifestant tombé à terre, c'est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. Il est encore plus grave de frapper des manifestants après arrestation et lorsqu'ils sont conduits dans des locaux de police pour y être interrogés. Je sais que ce que je dis là sera mal interprété par certains, mais je sais que j'ai raison et qu'au fond de vous-mêmes vous le reconnaissez. Si je parle ainsi, c'est parce que je suis solidaire de vous. Je l'ai dit déjà et je le répèterai : tout ce que fait la police parisienne me concerne et je ne me séparerai pas d'elle dans les responsabilités. C'est pour cela qu'il faut que nous soyons également tous solidaires dans l'application des directives que je rappelle aujourd'hui et dont dépend, j'en suis convaincu, l'avenir de la préfecture de police. "
 
                
              Revenons à cet article 24 de la loi sécurité globale: la vague d’opposition récente qu'il a suscitée a provoqué le recul de la majorité gouvernementale et la réécriture de l’article en question par une commission. Pourquoi?
         La mise en perspective de cet article avec ceux qui le précèdent permet de saisir la continuité d’une intention dans la mesure où il y  est question de l’utilisation de drones dans le cadre de missions dites de sécurité. Il s’agit de donner aux agents de l’état chargés de maintenir l’ordre et la sécurité sur le territoire la possibilité de tout voir sans être vu, un peu sur le modèle décrit par Michel Foucault dans son livre « surveiller et punir »:  le panoptikon typique des sociétés dites  de surveillance (il s’agissait d’une prison dont les cellules seraient entièrement vitrées et disposées en cercle de telle sorte que deux gardiens suffiraient à en assurer la surveillance complète et continuelle). Gilles Deleuze, déjà en 1990, reprenait les analyses de Michel Foucault pour décrire une évolution des sociétés occidentales vers ce qu’il a appelé, reprenant un terme de William Burroughs: « les sociétés de contrôle ».
        Quiconque observe l’évolution des techniques de gestion des populations par le pouvoir relève assez rapidement la grande pertinence des thèses défendues par ces deux auteurs et l’article 24 de la loi Sécurité globale en est la parfaite illustration. Dans les développements suivants, nous utiliserons à la fois les travaux de Michel Foucault dans « Surveiller et punir » et celles de Gilles Deleuze dans « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle extrait de « Pourparlers ».
         

            L’obsession du « panoptique » correspond exactement à cet idéal de surveillance qui, né dans les sociétés dites disciplinaires fera la jonction avec « les sociétés de contrôle », celles qui correspondent au modèle utilisé, consciemment ou pas, aujourd’hui. Pour bien le comprendre il s’agit d’abord de bien saisir à quel point le « tout visible » a toujours été l’objectif privilégié des pouvoirs. Le symbole du pouvoir transcendant est l’œil, et cela probablement depuis la Bible et la description de l’errance de Caïn qui après avoir tué Abel est poursuivi jusque dans la tombe par l’exil de l’Éternel, lequel symbolise à la fois le pouvoir de l’absolue vison mais aussi le trouvent intérieur du remords: « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn »  Qu’il y est au-dessus de nous mais aussi en nous, un œil à la vision duquel aucun acte acte ne peut se soustraire sur cette terre, c’est le fantasme délirant de l’exercice de tout pouvoir transcendant qu’il soit religieux, moral ou politique.  
 

            De l’oeilleton du bâtiment central et de la formation en arc de cercle de la saline d’Arc-et-Senans jusqu’aux écrans de  télévision (étymologiquement: « voir loin ») de 1984 de Georges Orwell, c’est le même fantasme qui suit son cours, celui du pouvoir de toujours être en capacité d’espionner « la potentia multitudinis », la puissance du peuple. L’architecture même de Paris en porte la trace et quand nous nous extasions des perspectives dégagées de la capitale il faut se souvenir que Haussmann obéissait en cela aux directives de Napoléon III qui avaient pour but de favoriser les mouvements de troupe dans Paris en cas d’insurrection. En fait, dés que nous profitons dans une cité quelconque de la sensation d’un espace ouvert et dégagé, il conviendrait que nous pensions immédiatement au bénéfice qu’en retirent les organes chargés de la surveillance de la population.
         

                La multiplication des " open space"  qui  s’applique aujourd’hui à tous les personnels dans de nombreuses entreprises illustre exactement cette évidence: il n’est rien qu’un pouvoir chérisse davantage que la visibilité totale des citoyens, que leur repérage, que leur détectabilité et jamais nous n’avons été plus proche de ce but qu’aujourd’hui, précisément parce que c’est paradoxalement sous le couvert de la liberté de consommer, de jouir d’une multiplicité de directives allant toutes dans le sens d’améliorer son confort personnel et d’assurer sa sécurité que les sociétés dites de contrôle aujourd’hui sont opérationnelles, conformément aux prévisions de Michel Foucault et de Gilles Deleuze. Le droit à la sécurité et la liberté font partie des droits fondamentaux de notre constitution, mais c’est précisément en s’appuyant sur ces droits que les sociétés de contrôle renforcent leur pouvoir. C’est la raison pour laquelle, une fois de plus, se pose la question de savoir jusqu’où nous devons accepter que l’on cadre notre existence au nom de cet intérêt supérieur qui consiste à sauvegarder notre vie.
 

             Dans Matrix, après tout, la « vie » des hommes est protégée. Elle l’est d’autant plus que c’est en tant que « vivants » qu’ils fournissent aux machines leur source d’énergie. L’exercice d’un pouvoir sur une population ne se fait jamais contre la conservation de sa vie, mais toujours en son nom, c’est la raison pour laquelle toute mesure que nous suspectons animée d’une intention plus ou moins totalitaire se reconduit en chacune et en chacun de nous par l’interrogation sur ce qui nous importe le plus: de vivre ou d’exister. Mais exister où, si l’Etat « voit tout »? Une figure intéressante pourrait contenir logiquement des éléments de réponse même s’il conviendrait de l’approfondir et de la théoriser, c’est la figure du labyrinthe, des tours est des détours d’une architecture multipliant les plis et les replis rendant finalement toute surveillance impossible. Un lycée parisien interrogeant ses élèves sur la meilleure architecture d’une cour de récréation a reçu de la part des lycéens des schémas intéressant reprenant finalement la configuration labyrinthique. Dans le personnage du Minotaure, mi homme mi animal, dévorant des humains dans son repère, se dissimule peut-être un discrédit intéressant, porteur.
         


            Pour bien saisir toute la portée de ce passage que nous vivons à des sociétés de contrôle, il faut comprendre grâce à Foucault les étapes d’une transition qui de la société de moyen-âge à la notre suit le fil d’une continuité plutôt inquiétante, soit celle qui permet à un pouvoir de gérer une puissance en parvenant à lui faire oublier que son autorité supposé transcendante n’émane en réalité que d’elle, c’est-à-dire du bas. Ce qui se poursuit dans cette transition, c’est la capacité « d’enfumage » d’un pouvoir visant à nous faire adhérer à l’illusion de la transcendance pour nous dissuader de réaliser l’efficience de la puissance immanente. Il importe bien de saisir à quel point ce fantasme traverse les questions de « bords politiques ». La volonté de tout pouvoir de nous faire croire qu’il est transcendant est commune aux totalitarismes de droite et de gauche. Ce n’est pas une question de politique en ce sens là, mais c’en est une évidemment si l’on donne au terme de « politique » son seul sens authentique: celui de « cité » (Polis)
        Michel Foucault voit se succéder dans l’histoire, en France, trois régimes de gestion des populations:
- Du moyen-âge à la fin du 18e, s’exerçait le pouvoir des sociétés dites « de souveraineté » dont, comme le dit Gilles Deleuze commentant Foucault, le but et les fonctions étaient de prélever  plutôt qu’organiser la production des biens et décider de la mort plutôt que gérer la vie. Le pouvoir royal ou révolutionnaire s’inscrivait dans la chair des condamnés, de façon exemplaire, démonstrative et sans appel. Mais cette extrême violence de la répression et de l’exercice de l’autorité dissimulait mal un cadrage très « laxiste » de la vie proprement dite au sein du royaume ou de la toute jeune république. Les forces de l’ordre interviennent peu, ponctuellement mais de façon brute et aveugle. La formule de Foucault est resté  célèbre: « Faire mourir et laisser vivre », ce résumé étant précisément à interpréter comme l’inverse des sociétés de contrôle sous la tutelle desquelles nous vivons aujourd’hui: « Faire vivre et laisser mourir »
- Avec Napoléon notamment, la France entre dans l’ère des sociétés dites « disciplinaires »: « Foucault a situé  les sociétés disciplinaires aux XVIIIième et XIXième siècles; elles atteignent leur apogée au début du XXe .  Elles procèdent à l'organisation des grands milieux d'enfermement. L'individu ne cesse de passer d'un milieu clos à un autre, chacun ayant ses lois : d'abord la famille, puis l'école (« tu n'es plus dans ta famille »), puis la caserne (« tu n'es plus à l'école »), puis l'usine, de temps en temps l'hôpital, éventuellement la prison qui est le milieu d'enfermement par excellence.[…] » Dans ces sociétés on considère que le meilleur moyen de gérer la population est de la regrouper dans des  manufactures, puis des usines, des lieux dits d’éducation, de formation militaire. On répartit dans l’espace et on ordonne dans le temps, on cadre les journées des travailleurs, des élèves, des patients de l’hôpital, on centralise les lieux de production, d’éducation, de soins. Pour assurer l’ordre on répartit la population dans des systèmes clos.
- En fait ce modèle va connaître une durée de vie assez courte et, à partir de la seconde guerre mondiale, on voit peu à peu apparaître de nouvelles figures de l’exercice du pouvoir valant dans ce que Foucault appelle: « les sociétés de contrôle ». L’une des fictions donnant le plus idée de ce nouvel ordre est peut-être le roman de Philipp K Dick (1956) Minority Report dans lequel on voit opérer des brigades d’intervention cadrer suffisamment une population pour prévoir les crimes avant qu’ils soient commis. Il faudrait remplacer dans ces fictions le rôle des "precogs » (pre-cognoscere) par celui des caméras de surveillance comme c’est le cas dans la série « person of interest » de Jonathan Nolan.
             

                Il est un terme très utilisé dans les lycées qui renvoie parfaitement à ces sociétés d’un nouveau type, c’est celui de « contrôle continu ». On se donne les moyens d’assurer un suivi dans l’évolution des tests de la compétence d’un élève, ce qui signifie qu’on tente de diminuer les surprises, les processus de réalisation soudains, susceptibles de se produire de façon complètement inattendus. On suit ainsi de façon plus lisibles les progrès d’une programmation qui suit son cours.
               Selon Gilles Deleuze, le moteur de cette transformation des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle est l’évolution d’un capitalisme industriel en capitalisme « dispersif ». Ce nouveau type d’organisation repose sur le développement des technologies de communication et il semble garantir une plus grande liberté des individus, des espaces-temps plus souples, mais ce n’est qu’une apparence. L’individu est en réalité orienté de façon insidieuse par des techniques de propagande qui agissent davantage à la racine même des comportements notamment par le marketing (Bernays), par le contrôle continu et par des techniques numériques de sondage dont on pourrait presque dire qu’elles sont déjà plus directement en prise avec le système de récompense (SVT). Ces sociétés, celles des ordinateurs (au sens propre: ordonnateurs), des dispositifs informatiques de télésurveillance et de la cybernétique  n’ont pas encore complètement aboli les précédentes, selon Deleuze. Mais elles émergent à la faveur de la décomposition des institutions disciplinaires en procédés plus souples et plus insidieux d’assujettissement. « Aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant » dit ironiquement Gilles Deleuze.
          On retrouve exactement les processus à l’œuvre dans ce passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle dans cet extrait de l’article de « Gilles Deleuze »:
            Les sociétés disciplinaires ont deux pôles : la signature qui indique l’individu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse. C’est que les disciplines n’ont jamais vu d’incompatibilité entre les deux, et c’est en même temps que le pouvoir est massifiant et individuant, c’est-à-dire constitue en corps ceux sur lesquels il s’exerce et moule l’individualité de chaque membre du corps (Foucault voyait l’origine de ce double souci dans le pouvoir pastoral du prêtre – le troupeau et chacune des bêtes –, mais le pouvoir civil allait se faire « pasteur » laïc à son tour avec d’autres moyens).
            Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l’essentiel n’est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre : le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots d’ordre (aussi bien du point de vue de l’intégration que de la résistance). Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l’accès à l’information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques ».
    


        Aujourd’hui l’une des chercheuses qui suit avec le plus de continuité les intuitions de ces deux penseurs est Antoinette Rouvroy et son concept de « gouvernementalité algorithmique »: « La gouvernementalité algorithmique est l'idée d'un gouvernement du monde social qui serait fondé sur le traitement algorithmique des données massives plutôt que sur la politique, le droit et les normes sociales. » C’est finalement l’idée selon laquelle nous nous rapprocherions d’un exercice paradoxalement anarchique du pouvoir, au délire d’un pouvoir tombant dans l’illusion démesurée de s’auto-fonder indépendamment de la puissance de la multitude.
        Il faut analyser cet article 24 et les réactions qu’il a suscitées à la lumière de ce passage décrit par Foucault des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle. Probablement l’actualité récente de violences policières exercées, aussi bien aux USA qu’en Europe ont-ils contribué à la levée de cette opposition mais grâce à Foucault, à Deleuze et à Antoinette Rouvroy, nous réalisons que ce qui a ici été remarqué n’est que la partie immergée d’un iceberg incroyablement plus menaçant  à l’œuvre dans les Big Data.



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