lundi 7 décembre 2020

CSD Tle 3 - Cours du 07/12/2020


Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses , que nous étudions [...] le moi se sent mal à l'aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l'âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d'où elles viennent ; on n'est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi. [...] La psychanalyse entreprend d'élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi : « Il n'y a rien d'étranger qui se soit introduit en toi, c'est une part de ta propre vie psychique qui s'est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. [...] Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c'est suffisamment important, parce que ta conscience te l'apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d'une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s'y trouve pas. Tu vas même jusqu'à tenir "psychique" pour identique à "conscient", c'est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu'il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu'il ne peut s'en révéler à ta conscience. Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »
C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu'elle nous apporte : savoir que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n'est pas maître dans sa propre maison * .
FREUD
"Une difficulté de la psychanalyse",
in Essais de Psychanalyse appliquée, Idées Gallimard



        On mesure sans difficulté l’impact philosophique d’un tel texte sur ce que penser « est ». Définit-il l’acte par lequel on active sciemment un processus ou, au contraire « UNE » activité qui s’effectue en nous, par elle-même, et revêt des aspects tout à la fois conscients et inconscients? Freud et Nietzsche sur ce point sont parfaitement en accord. Penser se fait, ça pense en moi, plus encore: « que ça pense en moi, cela détermine le moi"; lequel n’est pas la cause mais l’effet de cette pensée « autre », « impersonnelle ». Une pensée sans sujet s’effectue dans le sujet et le transforme à son insu. « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison » L’erreur ici est d’accorder à la conscience une part trop forte, trop prééminente. Notre psychisme ne peut se constituer que d’éléments conscients. C’est exactement comme la matière noire: lorsque l’on fait le compte de toutes les particules décelables dans l’univers et qu’on la réfère à la masse de l’univers, on se rend compte que la matière visible constitue seulement 27% de la totalité de l’univers. Il est donc absolument impossible de rendre compte de l’existence du tout sans supposer une « énergie sombre », même si nous ne l’avons pas encore décelée.
          


            Cette comparaison convient parfaitement à l’inconscient, à son statut paradoxal, comme la matière noire, on pourrait dire qu’il est une hypothèse, mais en même temps, ce terme ne rend pas contre du fait que l’on est absolument certain qu’il existe. L’inconscient, il est absolument impossible que cela n’existe pas, mais en même temps si nous pouvions le toucher du doigt, le rencontrer, il cesserait d’être ce qu’il est, puisque nous en serions conscients.
        De l’inconscient, nous pourrions dire que c’est une réalité qui nous envoie exactement des signes de son existence et c’est le rôle de l’analyste, voire du patient (s’il le peut) d’interpréter ces signes. La matière noire, c’est une partie de l’univers qui échappe à la visibilité de l’univers par lui-même, exactement comme l’inconscient n’est pas décelable par le conscient, mais en même temps, c’est en nous, cela ne tient qu’à nous de partir en quête de cette énergie sombre qui s’active continument en nous-mêmes, et DE nous-mêmes. Ce n’est pas parce que l’inconscient   nous échappe qu’il n’est pas animé d’une spontanéité qui paradoxalement nous est propre. De mon propre mouvement  (il ne faut  jamais oublier que le sur-moi est une intériorisation de l’autorité parentale. Le sur-moi, c’est aussi « nous ») je soustrais à ma propre conscience des éléments déterminants.
        

        La comparaison avec le souverain est ici extrêmement éclairante et porteuse. Mais il faut vraiment se représenter un régime démocratique, à savoir que c’est le peuple qui place le souverain aux rênes du pays. Mais petit à petit, ce dernier s’isole, se coupe de sa base, comme on dit, va jusqu’à s’enfermer dans le mensonge d’une représentation du peuple fidèle à ce que lui disent ses conseillers, fidèle à ce que "lui" veut en voir, en penser. Le souverain se donne alors du peuple une fausse image qui correspond à ce qu’il voudrait qu’il soit: un partisan d’accord avec sa politique à lui, exactement comme ces présidents qui nous disent constamment qu’ils ont été élus par le peuple pour promouvoir une certaine politique sans se rendre compte que ce peuple n’est plus du tout là, qu’il ne l’a jamais été peut-être.
        De la même façon, notre moi se raconte l’histoire de pulsions soumises, consentantes, claires, bien polissées et se dirige ainsi sans s’en rendre compte vers une révolution.  Il faut alors retisser les fils entre le peuple (le ça) et son souverain (le moi).  L’analyse procède ainsi à partir des troubles manifestes à reconstituer le portrait robot de la pulsion cachée, comme on essaie de se faire une idée du puzzle en entier à partir de quelques pièces. En même temps, il faudrait garder en tête deux éléments essentiels, applicables à toute analyse en général et qui en sont comme des piliers inamovibles: la sexualité infantile et le complexe d’Oedipe. Quoi qu’il arrive, ce qui a été jugé comme incorrect par la censure, le sur-moi a rapport avec la sexualité. Celle-ci n’a pas cessé d’être présente dés la naissance du patient et orientée originellement vers le Père et la Mère comme objets originels et exclusifs de la pulsion sexuelle primaire. Fixer les troubles de comportement à partir de ces deux constantes livre nécessairement des clés absolument déterminantes dans la prise en compte finale par le patient de ce qu’il est et lui permet de se tenir à l’écoute de la parole du peuple, guéri, lucide et plus serein.

4) « L’inconscient est structuré comme un langage » - Jacques Lacan 

a) Contenu manifeste (symptômes) et contenu latent (scène primitive)

           Finalement Freud décrit ici un processus de dénégation qui est à l’œuvre dans ce qu’il appelle ailleurs « la résistance », c’est-à-dire la force qui s’oppose à la révélation du souvenir, ou de la scène initiale qui est à l’origine du rêve, du trouble ou du symptôme. Le souverain qu’est le moi se sentirait « mieux » s’il pouvait supprimer ces éléments perturbateurs qui contestent son autorité. Il n’est pas évident pour le moi de reconnaître qu’il ne maîtrise pas l’intégralité de ses pensées. Loin s’en faut. Si « le moi n’est pas maître dans sa propre maison », alors cela signifie que penser est une action dont le « je » n’est pas le sujet, comme déjà Nietzsche l’affirmait.  Nous sommes le décor, le théâtre de pensées qui nous traversent et qui nous font agir d’une certaine façon. Quand nous rêvons, nous sommes les spectateurs de ce qu’un acte de penser dont nous ne sommes pas les sujets fait advenir comme images mais aussi comme sentiments comme manifestations de désir. Si nous nous souvenons de ces rêves et sommes capables de comprendre ce que les éléments manifestes désignés en termes de pulsions cachées, alors nous réalisons en nous l’activité de désirs étranges, surprenants, assez monstrueux et cette pilule est suffisamment dure à avaler en terme d’aveu de perte totale de maîtrise, de découverte de soi comme un autre qu’inconsciemment encore nous résistons. L’idée de Freud est que le souci des convenances et l’impact de « la tenue correcte exigée » par le Sur-moi impose des déguisements à l’expression des tendances ou des traumatismes  pulsionnels. Nous avons honte de la violence de nos désirs, de leur crudité, de leur impudeur et de leur incorrection à l’égard des règles qui nous ont été imposées par nos parents et à travers eux par la société elle-même.       

                
            Pour bien se représenter cette honte, il suffit finalement de penser d’abord à ces mécanismes très conscients par le biais desquels nous nous interdisons parfois de nous laisser aller à des épanchements, à des déclarations, à des aveux de sentiments qui sont pourtant très puissants en nous mais dont l’expression nous placeraient socialement en fâcheuse posture. Nous formatons notre vie affective et la dynamique de nos attirances de façon parfois drastique jusqu’à n’aimer ou ne faire sembler d’aimer que les personnes qui nous sont autorisées.

        C’est un peu le même processus qui est à l’œuvre dans la résistance mais inconscient. Cela signifie finalement que la résistance de la censure est telle que l’inconscient ne peut s’avancer que masqué, que la pulsion ou le souvenir refoulé doivent user de tous les stratagèmes possibles pour se manifester à nous. La pulsion du ça repoussée par le gardien ne peut pas envisager de forcer ce passage sans se grimer, sans se donner une autre apparence, et c’est sur ce point particulier que le travail de l’analyste est herméneutique c’est-à-dire qu’il consiste à interpréter les éléments manifestes du rêve, du lapsus ou du symptômes pour en deviner les significations cachées. Que Cecily ne puisse plus boire signifie qu’elle a vu le chien de sa gouvernante boire dans la timbale de son père, père avec lequel elle entretient une relation suffisamment trouble (comme toutes les filles selon Freud) pour qu’elle refuse de donner à ce souvenir un accès libre à sa conscience, que le président Schreber soit paranoïaque « signifie" qu’il est homosexuel.
        Un vrai problème de « crédibilité » se pose ici: puisque il ne peut être conscient que d’interpréter et surement pas d’expliquer, comment être sûr que nos interprétations sont justes? Comment saisir le principe et les modalités de ce travestissement de notre inconscient? Pourquoi tel élément refoulé va surgir sous telle apparence dans tel rêve, dans tel symptôme, dans tel lapsus. Parfois les symptômes ou les signes manifestes sont relativement explicites, mais pas toujours et dans le cas des troubles de comportement grave, c’est rarement le cas.
        L’hypnose révèle clairement le souvenir refoulé mais cette méthode ne convient pas à tous les patients et elles suscitaient beaucoup de méfiance de la part des médecins viennois. En fait il suffit de réfléchir pour réaliser qu’il existe dans la pensée une structure susceptible non seulement de valoir dans la conscience  et dans l’inconscient mais aussi de créer un passage de l’un à l’autre par le biais de différentes figures ou opérations. Cette structure est évidemment celle de la langue. Quoi de commun aux rêves, aux lapsus, aux pensées qui se manifestent à nous? La langue. Il existe en effet dans nos rêves des opérations de déplacements qui suivent la logique de figures rhétoriques comme la métaphore, la métonymie, ou le symbolisme.
        A bien des titres, c’est finalement comme si nous allions au bout de l’expression: « qu’est-ce que ça veut dire? » Reprenons littéralement cette formulation: «  qu’est-ce que le ça veut dire en moi? » Quelle forme imposée au sujet très, très tôt va exercer sur lui un pouvoir suffisamment envahissant pour que l’expression de ces pulsions sexuelles puissent s’y couler, s’y revêtir et épousant ainsi sa structure, la logique de ses déplacements, de ces glissements, de ses substitutions. Devant un rêve un trouble de comportement la question qu’il faut nous poser est donc celle-ci: qu’est-ce que le ça (refoulé) veut dire par là?
         b) La langue maternelle
            Avant de décrire une analyse de Freud dans laquelle cette structuration linguistique de l’inconscient apparaît pleinement il faut comprendre pourquoi Freud a vu incroyablement juste dans cette importance de la langue dans la constitution de notre psychisme humain:

            « J’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi pour étudier les démarches d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de son premier jeu, qui était de sa propre invention (…) Cet enfant avait l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc. En jetant loin de lui ses objets, il prononçait avec un intérêt et de satisfaction le son prolongé o-o-o-o qui, selon les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection mais signifiait le mot « Fort » (loin). Je me suis aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de trainer cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture, mais tout en maintenant le fil il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « da ! » (voilà). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fut évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir.
L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition (…) Une observation exempte de parti pris laisse l’impression que l’enfant a fait de l’événement qui nous intéresse l’objet d’un jeu, c’est pour la raison suivante : il se trouvait devant cet événement dans une habitude passive, le subissait pour ainsi dire : et voilà qu’il assume un rôle actif, en le reproduisant sous la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. »


        Dans son analyse (non psychanalytique) de l’enfant à la bobine, Freud fait preuve d’une lucidité philosophique indépassable. Observant son neveu dont il devait assurer la garde, Freud constate qu’il joue avec une bobine reliée à sa main par un fil. L’enfant jette la bobine en criant Hooo! Et il tire sur la ficelle pour la faire réapparaître en criant Haaa! L’enfant a deux ans et il déclenche des colères très graves quand sa mère s’absente, ce qui arrivait souvent. On pourrait dire en termes Deleuziens que le jeu est la manifestation effective de la quasi causalité de l’absence maternelle. La bobine est la mère mais, par cette dialectique de la disparition et de la réapparition, l’enfant est le maître de ce qu’il subit dans la réalité.  Il exprime donc un désir de maîtrise du réel qui précisément lui fait défaut. Or l’analyse de Freud se porte également vers un second niveau de symbolisme: celui-là même de la langue maternelle. Oooh préfigure le terme allemand Fort qui signifie « loin » et « Haaa » annonce le « da » qui signifie « voici ». L’enfant ne se contente pas de simuler par le jeu la maîtrise qu’il n’a pas dans la vraie vie, il est aussi est train d’apprendre la langue, cette langue même qui une fois maîtrisée lui permettra d’appeler la mère, de lui exprimer clairement son mécontentement et de la faire apparaître en la nommant.  La maîtrise que l’enfant est en train de conquérir est absolument cruciale: non seulement la syllabe anticipe sur le mot, mais le rapport entre les situations réelles signifiées et les symboles signifiantes s’instaure très, très tôt. La pulsion du ça qui veut la mère est en train d’apprendre à symboliser, d’apprendre à parler.
        Le ça « parle », l’exigence de satisfaction des pulsions sexuelles revêt une forme expressive linguistique. En même temps que le sujet conscient apprend à parler, il fourbit sans le savoir les armes dont vont se servir les pulsions refoulées pour le tourmenter. Apprendre à parler c’est armer son pire ennemi de structures linguistiques, sémantiques et syntaxiques grâce auxquelles il va réapparaître sous l’apparence d’un symptôme ou d’un rêve dont la transformation lui aura été dictée par la langue. Par conséquent, l’acquisition de sa langue par le sujet détermine déjà les modalités de la perte de maîtrise de sa pensée, de la façon dont il va se laisser déborder par des manifestations inconscientes et éventuellement pathologiques. Nous maîtrisons bien quelque chose par l’acquisition de la langue comme l’enfant par le symbolisme de son jeu mais cette maîtrise a une contrepartie terrible: nous serons traversés manipulés comme des pantins par des effets de déplacements métonymiques et des tournures linguistiques dont le ça refoulé se servira pour s’exprimer.
        Il est vraiment très probable que Freud lui-même n’ait pas perçu l’incroyable portée de ces observations, leur profondeur philosophique et linguistique. Il est vrai que l’analyse que l’on peut faire a posteriori est de nature à éclairer la psychanalyse sous l’angle de la linguistique et peut-être à lui faire perdre quelque chose de l’aura que son fondateur souhaitait lui donner. Il n’en est pas moins exact que grâce à Jacques Lacan,  notamment ces rapports entre psychanalyse et linguistique sont d’une profondeur abyssale.
          

    Se pourrait-il que la notion même d’inconscient revienne finalement en dernière instance à l’emprise que la langue maternelle a sur ses « sujets », terme qu’il faut réellement prendre ici au sens de « assujettis ». Cette part obscure dont il nous faut bien reconnaître en nous l’efficience ne serait-elle pas exactement ce pouvoir que les structures et les tournures de la langue maternelle nous imposent de façon absolument autoritaire et sans que nous puissions vraiment nous en détacher dans la mesure exacte où c’est précisément par ces structures imposées qu’en même temps nous libérons un certain pouvoir sur les situations que nous vivons exactement comme le neveu de Freud? En fait, le médecin autrichien n’aurait-il pas découvert à son insu cette part d’influence qu’une pensée structurée par la langue impose à ses sujets les contraignant à agir et à penser d’une façon toujours préalablement formatée par des opérations de classement et de recoupement linguistiques?
        Ce que cela impliquerait alors c’est le fait que ce soit toujours les implications de la façon dont un désir refoulé se structure et se formule dans la langue maternelle qui crée le trouble, le symptôme. Nous ne sommes pas torturés par notre passé par nos traumatismes enfantins que par la forme linguistique qu’ils se voient obligés de revêtir pour se rappeler à nous. Nous sommes traumatisés par de la métonymie et par de la métaphore (figures de la langue)  davantage que par un passé qui nous hanterait. Cette hypothèse n’est pas seulement très intéressante, elle est aussi très crédible. Mais pour la saisir dans toute son ambiguïté, dans l’intensité dramatique de son double jeu, il convient de bien saisir ce qui se passe pour l’enfant à la bobine: il réalise, par le jeu, tout le bénéfice qu’il peut retirer de sa puissance symbolique. Eloigner tous ces jouets, les dissimuler à son regard, c’est mimer le phénomène de l’absence de ce à quoi il tient et qui lui est retiré. Le symbole permet à l’enfant de s’insinuer dans les plis d’une réalité qu’il percevait jusqu'alors  comme un bloc sans faille et intégralement voué à l’écraser. Quelque chose de l’aventure humaine pointe insensiblement, quelque chose comme le pouvoir par lequel de l’action humaine va « s’effectuer » grâce à la symbolisation. L’homme est fondamentalement un animal symbolique et c’est exactement ce que le jeu de l’enfant signifie résume et illustre à la perfection.
        Mais qu’est-ce qui nous permet d’être aussi affirmatif dans cette conclusion? Deux choses: le mimétisme et les interjections ah! et oh! qui prouve que le symbolisme est déjà en train de se transformer en acquisition de la langue maternelle.
 - le mimétisme: que fait l’enfant après tout? Il répète, il imite ce jeu dialectique de présence et d’absence dont il voit sans fin se reproduire l’alternance. Les objets et les personnes ne cessent finalement de « clignoter » autour de lui, provoquant continument ces mouvements successifs de désespoir et de jouer qui tissent alors la trame de ces états d’âme. Mais voilà que par le jeu mimétique il se donne une capacité dont il était privé jusqu’alors, celle d’être l’orchestrateur de ces mouvements de disparition et d’apparition. Sans vouloir abuser de ce terme, il devient par le jeu la quasi-causalité de situations dont il était préalablement la victime passive.
- L’acquisition de la langue: le fait que le lancement de la bobine soit accompagné du o-o-o-o et celui de sa réapparition par a-a-a-a n’est pas anodin. L’enfant comprend que l’opposition des tonalités ouvertes (a) et fermées (o) correspond à des alternances d’états et ce n’est pas autrement qu’un sujet apprend sa langue maternelle (on comprend ainsi que tout enfant apprend moins des mots que des différences vocales ou sonores qui renvoient elle-mêmes à des différences de situations).

             


                Le neveu de Freud est finalement en train de se constituer une insoupçonnable marge de manœuvre, comme on enfonce un coin dans la matière dure du bois pour finalement faire tomber l’arbre à force de coups redoublés.  On mime d’abord la réalité qu’on subit puis on la symbolise par un jeu de substitution (bobine=mère), ensuite on manifeste un pouvoir sur ces objets transitionnels, sur ces objets de substitution, lequel va se transformer dans le symbolisme plus pur des mots dits ou écrits. La maîtrise de cette logique de substitution va dés lors s’effectuer efficacement, concrètement: l’enfant va pouvoir appeler sa mère avec son nom qui n’est finalement que le représentant sonore ou graphique de la mère réelle (c’est ce qui prend le relais de la bobine) et enfin l’enfant va pouvoir par les mots créer de toutes pièces la situation qu’il veut en appellera ta mère ou en signifiant son désespoir de la voir partir. Paris du jeu, l’enfant dit « Je » et fait advenir la situation conforme à ses vœux. Au moins peut-il exprimer ce qu’il ressent ce qui aura un impact sur le réel et les absences de la mère.

            C’est finalement pour signifier les absences de sa mère que l’enfant se trouve entièrement impliqué dans une structure maternelle autrement plus envahissante qui ne le lâchera jamais et qui décidera de son sort: celle-là même de la langue: « Si la métaphore de langue maternelle a un sens, dit Lothar Kelkel, ce ne peut-être qu’en signifiant que nous sommes nés du langage ».

            c) Je de l’énoncé et Je de l’énonciation

                Ce que Freud, en effet, ne mentionne pas dans cette observation mais dont certaines de ses analyses porte la trace, c’est qu’en même temps qu’il se dégage ainsi un champ d’action, au sens très fort de ce terme, le petit humain est en train de « se faire prendre dans les filets du langage » (l’expression est de Nietzsche) car cette assimilation du renversement d’une situation à une opposition d’interjections le livre, pieds et poings liés, au jeu de structures et d’opérations syntaxiques de sa langue maternelle. Par le symbole, sa pensée s’éveille et impacte sa réalité dans un sens qui lui est favorable mais du même coup sa pensée lui échappe en se structurant exclusivement au gré des opérations propres à sa langue maternelle. Il se libère par la symbolisation mais en même temps et dans le même mouvement il s’interdit de modeler une autre pensée que celle que les structures de sa langue rendent possible. C’est en devenant un sujet « je » qu’il devient un objet de pensée manipulable et soumis à sa langue. Il ne consistera plus que dans cette structure de renvoi d’un signifiant à un autre signifiant. La phrase de Jacques Lacan est précisément celle-ci: « un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. »
        Cette phrase est d’une telle importance et elle s’applique tellement bien à l’exemple de l’enfant à la bobine qu’il convient de l’expliquer réellement dans le détail. Nous verrons qu’en plus, elle nous permettra d’envisager une conception de l’inconscient entièrement liée, pour ne pas dire conçue, à l’insu même de Freud, dans une perspective linguistique. L’inconscient, ce serait finalement ce qu’il s’ensuit pour l’homme que d’exister en tant qu’être de langage, et donc à ce titre, d’être quasiment et littéralement dans des structures de renvois de sens qui sont celle de la langue.
        Ce que Jacques Lacan nous convie à faire d’abord, c’est de bien situer ce qui, selon lui, est absolument spécifique à l’homme dans l’observation du jeu avec la bobine. Les animaux prennent corps et sens dans leur milieu naturel, tandis que si l’enfant humain naît bien dans le monde, on pourrait dire qu’il prend sens au cœur d’un milieu symbolique et c’est exactement cela que décrit l’observation de Freud. Il saisit des phénomènes d’apparition et de disparition dont il rend compte par des symboles et par des interjections, elles-mêmes déjà préfigurant des mots, c’est-à-dire des signifiants.
        Le signifiant, c’est ce qui donne du sens, et c’est aussi ce qui, dans le mot, désigne sa réalité vocale ou graphique: « Fort » est le signifiant de « loin ». Le sujet c’est l’homme, ou l’enfant. Cela signifie qu’utilisant déjà le mot « fort » en allemand, l’enfant est aussi en train d’être utilisé par lui pour être intégré à son rapport avec le da: voici. Le sujet est embarqué, plié dans une opposition de sens qui ne vient pas de lui et qui ne lui donne aucune autre alternative que de se soumettre au préalable d’une structure binaire: « Fort/Da ». Le langage préexiste à la venue au monde de l’enfant humain, pas à celui du bébé tigre ou singe qui eux prennent leur sens au cœur d’un milieu naturel.
           
     Quiconque a déjà essayé de mener à bien l’expérience de faire un aquarium pour des poissons éventuellement exotiques, donc fragiles, comprendra ça facilement il se produit un agencement entre le poisson, les algues, l’eau, la lumière, etc. Le poisson prend sens et vie de la liaison de tous ces éléments qui constituent un petit écosystème. Mais selon Jacques Lacan, L’homme n’a pas de place assignée naturellement sur la planète parce qu’étrangement son environnement à lui n’est pas un lieu naturel mais celui d’une structure articulée qui s’appelle le langage. C’est lui qui joue le rôle d’interface, de médiatisation entre l’homme et le milieu naturel lequel n’est finalement jamais perçu directement par l’être humain. Le mot « fort » ou plus exactement l’interjection « O-o-o-o-o! » précédera toujours l’expérience physique de l’éloignement. La syllabe "Pa", ou doublée "pa-pa", précédera toujours l’expérience du père réel, lequel du coup se verra  médiatisé par le symbole, par la langue. Ce qui fait le sens de l’animal, ce sont les éléments de son milieu naturel ce qui fait le sens de l’être humain qui vient au monde, c’est la langue, c’est le symbole et les opérations qui relient entre eux des symboles. Un signifiant « Fort » représente le sujet pour un autre signifiant « Da ». Un sujet est l’effet des rapports de signifiants au sein d’une structure: la langue. Quand nous disons que nous sommes intelligents grâce aux signes, ce n’est pas faux, sauf que nous pensons que cette utilisation des signes nous rend maître des choses, alors qu’en réalité, nous sommes pris dans une compréhension imposée du réel qui est celle-là même que nous impose arbitrairement le langage. Nous saisissons un sens mais en vérité nous sommes surtout saisis par lui, pris par lui, plié en lui, jusqu’à nous résoudre purement et simplement dans un effet de langue.


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