lundi 7 décembre 2020

CSD Tle HLP (Groupe 1) Cours du 08/12/2020 Qu'est-ce que le moi?

 


1) Les figures du moi dans la mythologie grecque: Narcisse, Oedipe et Antigone
        Nous connaissons toutes et tous le sens du mot: « narcissique »: qui s’aime trop soi-même, mais nous ne sommes pas toujours au fait du mythe lui-même qui est à l’origine de ce personnage.
        Dans le livre 3 des métamorphoses d’Ovide (poète latin 43 avt JC - 18 après JC)? Narcisse est un chasseur, fils du Dieu fleuve Céphise et de la nymphe Liriope violée par le Dieu. Très beau, il provoque l’émoi de toutes les jeunes filles et de tous les jeunes garçons, mais il reste indifférent, voire froid à leurs hommages (il envoie même une épée à l’un de ses soupirants qui se tuera d’amour avec). Cette figure est rattachée à celle d’œdipe, non seulement parce qu’il est né prés de Thèbes, mais aussi, si l’on y réfléchit, parce qu’il existe un rapport évident entre ces deux héros: c’est le rapport à soi-même qui va provoquer leur perte. Toutefois si l’on suit cette comparaison, elle aboutit sans aucun doute au fil d’une distinction très porteuse car autant Oedipe veut surtout savoir d’où il vient et manifeste un grand intérêt à faire des enquêtes, à résoudre des énigmes ou des mystères, autant Narcisse est pris dans la fascination de sa propre image.
           

Personnage commun aux deux mythes, Tirésias interrogé sur la longueur de la vie du nouveau né dit que Narcisse atteindra un âge avancé  « s’il ne se connaît pas ».  Narcisse repousse systématiquement ses prétendantes et prétendants avec mépris, dont la nymphe Echo. Celle-ci punie par Héra pour l’avoir malencontreusement empêché d’espionner son mari Zeus a été condamné à répéter les paroles du dernier à avoir parlé. Amoureuse de Narcisse, elle le suit et se fait l’écho de toutes ses paroles. Le mythe décrit ainsi ce double phénomène de captation par l’écho du son et de l’image qui prendra Narcisse au piège de son reflet sonore est visuel. Un jour Narcisse voit son visage à la surface de l’eau et tombe amoureux de lui-même, soupirant incessamment « Hélas, hélas! » suivi par l’écho de son amoureuse. Il s’enfonce un poignard dans le coeur, pris qu’il est dans la contradiction entre un amour pour les autres qu’il ne veut pas concrétiser et un amour pour soi-même qu’il lui est impossible d’assouvir. Il est tué par l’amour de soi dans l’effet de répétition sonore d’Echo reprenant ses dernières paroles: « Hélas! Hélas! ».
Sur le lieu de sa mort on découvre à la surface des fleurs blanches avec la corolle rouge de son sang auxquelles on donnera le nom de « narcisses ».
           
Parmi toutes les caractéristiques de ce mythe, l’une des plus significatives est, sans aucun doute, son rapport avec celui d’Oedipe. Par « rapport », il convient d’entendre à la fois les ressemblances et les différences. Qu’est-ce qui relie ces deux héros? Cette évidence selon laquelle ils auraient été heureux s’ils avaient renoncé à leur identification. C’est bien le sens de l’avertissement de Tiresias à la naissance de Narcisse « oui, s’il ne se connaît pas ». Pour Oedipe, le devin avait été beaucoup plus clair énonçant dés sa naissance son destin horrible, sans mentionner que le moteur le plus puissant de cette fatalité serait en fin de compte la volonté du fils de Laïos de connaître son origine, son vrai « moi ».

        Il faut appliquer aux deux héros la distinction que fait Paul Ricoeur au coeur même de la notion d’identité: la mêmeté et l’ipséïté.
- La mêmeté désigne le rapport à un moi que l’on subit, que l’on ne peut considérer que « donné », fixe. Il désigne toutes les caractéristiques physiques ou les habitudes que l’on s’est données et dont on ne peut plus se détacher. C’est ce que l’on veut dire quand on affirme qu’il nous faut ceci ou cela pour commencer notre journée »: on se donne à soi-même des caractères inamovibles avec une secrète et mystérieuse satisfaction à se définir dans le creuset de ces plis quotidiens là. La mêmeté, c’est plus simplement la croyance à l’idée que « l’on puisse « être » ceci ou cela », ou, en d’autres termes, l’adhésion à l’idée d’une définition figée d’un individu: « tu es comme ça ». On n’échappe à ce qu’on est, à ce qu’on était.
- L’ipséïté fait signe d’un rapport actif à soi-même. On se donne l’épaisseur d’une décision, d’un engagement, mais surtout d’une continuité s’effectuant dans le futur. Ce que je dis, fais ou promets aujourd’hui se perpétuera demain. On se donne la consistance d’une durée, d’une teneur grâce à laquelle les êtres auprès desquels nous nous engageons peuvent et doivent nous croire. L’ipséïté, c’est notre capacité à nous donner à nous-mêmes une permanence dans le temps, une solidité, un ancrage, à poser à l’existence d’un fil peut-être ténu mais bel et bien efficient, fil auquel tient notre individualité, notre personne, notre devenir soi-même. 

          
A la lumière de cette distinction, une distinction notable apparaît entre Narcisse et Oedipe, à savoir que la mêmeté est un piège qui leur est tendu et dans lequel Narcisse sera pris, jusqu’à la mort. Il est capturé, pris dans la souricière d’un reflet gratifiant dans l’auto-complaisance duquel il se ruine, se détruit lui-même, se contemple et s’annihile. Il se prend pour ce reflet magnifique qu’il voit à la surface de l’eau et l’idée selon laquelle cette image est la sienne le statufie littéralement, jusque dans la résonance de ses propres paroles répétées par la déesse psittaciste Echo (répétition mécanique, syndrome du perroquet). Les dieux tendent un peu le même piège à Œdipe non seulement par la fatalité qui le frappe et le «  définit », mais aussi parce que cette quête désespérée de son origine, cette enquête qu’il diligente sur l’origine de la peste à Thèbes précipitera sa perte, mais Oedipe ne meurt pas. Il se crève les yeux. On ne peut pas s’empêcher ici de se dire que c’est exactement ce qui aurait sauvé Narcisse de la mort, et donc, a contrario, de réaliser toute la pertinence du geste d’œdipe, comme s’il s’agissait maintenant pour lui, une fois revenu de l’espoir d’être reconnu comme humain par ses semblables, puisque il a commis l’irréparable, « le crime absolu » qui ne peut envisager la moindre réparation auprès des groupes et des sociétés humaines.

          
          Une nouvelle vie commence ici pour Oedipe, une vie « sentie » et non plus visible, une vie intérieure et plus une vie reflétée, une vie propre et non une vie engoncée dans la quête perpétuelle de l’approbation du jugement d’Autrui. Oedipe effectue donc « le grand saut » de  devenir ce dont il n’a aucune idée préalable, de prendre la route avec sa fille et d’errer de ville en ville sans jamais se fixer en aucune. Là, Oedipe déjoue enfin le piège de la fatalité, non seulement parce qu’il sait, plus que tout autre humain, ce qu’il est, « celui » qu’il est, mais aussi parce que chaque pas qu’il accomplit dans son errance s’effectue dans une zone étrangement et incroyablement  désertée du rayon d’action des dieux, zone où ne s’accomplit plus leurs décrets aveugles et terrifiants, zone où l’individu se dessine dans le fil épuré du rapport que l’homme tisse avec ses actes, et seulement avec ses actes. En d’autres termes, dans cette ultime période de sa vie, Oedipe déjoue le piège de la mêmeté tendu par les dieux eux-mêmes. Il explore une autre modalité d’identification. Peut-on soutenir que cette nouvelle modalité consiste dans l’ipséïté?

        Oui si nous mettons cette errance en rapport avec celle qui partage son exil: Antigone qui incarne au plus haut point la figure mythologique de l’ipséïté. L’engagement qu’elle s’est donnée à elle-même d’enterrer son frère Polynice constitue la figure la plus forte et la référence la plus citée de la puissance infinie de l’ipséité face à l’exercice limité du pouvoir politique. Ce qui s’est transmis dans cet exil partagé, c’est avant tout une certaine modalité de rapport à soi dont la quasi totalité de la vie d’Oedipe a consisté à explorer la face noire, désertée, négative et l’intégralité de la vie courte d’Antigone la face positive, affirmative, pleine.
           

Ce que la mythologie grecque semble suggérer par le fil de cette comparaison entre trois personnages thébains, c’est finalement la trame continue des aventures du moi, c’est-à-dire trois façons différentes de se comporter à l’égard de ce point aveugle caché dans le développement de nos vies respectives et capable d’en aspirer la texture existentielle avec la puissance dévastatrice d’un déversoir, d’un tourbillon mu par l’énergie du vide et de la mort: « me connaître moi ». Si Narcisse s’y laisse prendre sans résistance, Oedipe y survivra et formera Antigone de façon exemplaire. Mais pour quelle leçon? Probablement celle-ci: l’aventure être soi ne commence qu’à partir de l’instant où nous nous détachons de la croyance dans notre reflet, c’est-à-dire où nous évitons le piège identitaire dans lequel est tombé Narcisse, piège dont nous retrouvons aujourd’hui des formes perverses, sournoises, et incroyablement puissantes aussi bien dans le nationalisme politique, l’intégrisme religieux que dans la profusion "selfiée » des biographies FaceBookées.
        La profondeur de l’histoire de ces trois personnages mythologiques se situe donc sans aucun doute dans le rapport au « moi » suivant le fil d’une progression dont on peut concevoir qu’elle nous mène, de Narcisse à Antigone, de la mêmeté à l’ipséité.  
            
Le rapport au moi est caché dans la vie de Narcisse comme le ressort fatal à partir duquel il restera figé dans la stérilité d’une contemplation de son image. Il ne serait pas inutile de rapporter son aventure à un autre personnage monstrueux de la mythologie grecque, à savoir Méduse, car Narcisse est « médusé » et la présence d’Echo, répétant à Narcisse ses dernières paroles: « Hélas, hélas ! » manifeste assez clairement le sens du mythe, à savoir l’effet de « clôture », d’enfermement sur soi de cette passion étrange dont on est à la fois l’objet et le sujet. Il n‘est aujourd’hui pas un seul selfie qui finalement ne résonne de l’Echo de l’aventure de Narcisse et c’est probablement à l’espèce humaine qu’il ne serait pas complètement inutile de rappeler le drame du jeune chasseur thébain tant il est vrai que son histoire rappelle l’évolution d’un espèce animale plus encline à s’auto-congratuler de ses progrès qu’à porter ses regards vers l’extérieur, vers ce dehors qui pourtant constitue notre vrai milieu. De l’humain aujourd’hui, nous pourrions dire qu’il est l’animal qui s’est structuré comme un égo-système au sein même d’un écosystème. Narcisse est probablement le mythe grec qui, du passé, s’adresse à notre présent avec le plus d’urgence et de justesse.

          
Il convient donc d’analyser efficacement « son avertissement ». L’erreur de Narcisse n’est pas tant d’être amoureux de son moi que celle de l’être au travers de son reflet. Il porte bien son regard vers un extérieur mais cet extérieur est celui d’une image de soi à laquelle il s’identifie. Il ne sort de lui que pour revenir à lui. C’est exactement le contraire de ce que fait oedipe en se crevant les yeux, à savoir que le roi de Thèbes lui se condamne à n’avoir de regard qu’intérieur mais paradoxalement cet enfermement lui ouvre les portes d’une extériorité radicale telle qu’aucun homme ne peut en faire l’expérience selon Aristote, c’est celle d’un animal apolitique, hors cité, errant. Oedipe se cherche, se trouve et devient Autre là même où Narcisse se  voit, s’identifie et se tue par amour de lui-même. Il ne se perd pas de vue, il se perd par la vue, par son adhésion à la croyance qu’il est bien son reflet. Autant Oedipe nous décrit finalement, contre toute analyse de premier niveau, comment l’homme peut échapper à un destin écrasant, autant Narcisse se laisse prendre au piège d’un « présupposé » sournois oeuvrant au coeur de toute psyché humaine et socialisée en vertu duquel nous serions notre image. Oedipe, lui,  finit par réaliser la matrice du destin à savoir son désir de gloire, sa soif de pouvoir, son intelligence de décrypteur d’énigme.    

        Ce que la vie d’Antigone rajoute encore à ses deux modalités de rapport au moi qu’illustre Narcisse et Oedipe, c’est l’ipséïté pure. Il n’existe plus dans l’existence d’Antigone de rapport à l’image ni au destin. Le moi est une énergie toute entière vouée à un acte (enterrer son frère et peut-être comme le soutient Judith Butler, incarner la sororité, être la soeur du genre humain) dans la revendication duquel Antigone se construit comme une identité pure, une intensité voulante, un devenir soi contre les lois des hommes, contre l’autorité des tyrans, contre les usages de la vie sauvegardée à tout prix. Qu’est-ce donc que le moi pour chacune de ces figures mythologiques? Une image que l’on aime pour Narcisse, une ligne de fuite (errance) que l’on trace à grand peine contre la fatalité pour Oedipe, le cap d’une continuité éthique que l’on suit fermement, totalement, pour Antigone (ipséïté).
 

2) Le stade du miroir - Jacques Lacan
       
        L’histoire de Narcisse n’est pas seulement troublante par l’avertissement qu’elle semble contenir en germe, mais aussi par le lien qui s’y impose avec ce que le psychanalyste  Jacques Lacan appelle le stade du miroir, stade fondamental dans le développement de tout enfant humain. Cette fascination devant sa propre image reflétée par le miroir, c’est selon lui exactement un moment par lequel non seulement nous passons tous, mais plus que cela: au fil duquel nous atteignons une certaine maîtrise psychomotrice. Nous ne nous identifions pas autrement que par le biais de cette image, autant dire que toute identification est « imaginaire », et il convient vraiment que nous réfléchissions à ce terme: « imaginaire » désignant à la fois « par l’image » et « fictif », voire utopique. Se pourrait-il que tout processus d’identification soit « faux », de la même façon que l’existence de Narcisse médusée par l’image de son reflet soit comme frappée de plein fouet par une forme mortelle d’inauthenticité? Finalement Narcisse meurt de l’impossible coïncidence à soi de la vie reflétée. Si nous croyons Jacques Lacan, cette non coïncidence à soi est toute aussi opérationnelle pour chacune et chacun de nous que pour Narcisse. Elle est ce qui fait de nous, selon Lacan, des sujets « fendus », fondamentalement divisés. La scission entre notre corps et son reflet, c’est ce que l’on pourrait appeler le mode d’être humain selon le psychanalyste français: la « schize" du sujet.
  


        Pour bien comprendre le stade du miroir, nous préférons nous appuyer sur la description qu’en fait Maurice Merleau-Ponty dans l’un de ses cours, notamment parce que sa formulation est plus claire que celle de Jacques Lacan (vocabulaire psychanalytique et ésotérique):
            « La compréhension de l’image spéculaire consiste, chez l’enfant, à reconnaître pour sienne cette apparence visuelle qui est dans le miroir. Jusqu’au moment où l’image spéculaire intervient, le corps pour l’enfant est une réalité fortement sentie, mais confuse. Reconnaître son visage dans le miroir, c’est pour lui apprendre qu’il peut y avoir un spectacle de lui-même. Jusque là il ne s’est jamais vu, ou il ne s’est qu’entrevu du coin de l’œil en regardant les parties de son corps qu’il peut voir. Par l’image dans le miroir il devient spectateur de lui-même. Par l’acquisition de l’image spéculaire l’enfant s’aperçoit qu’il est visible et pour soi et pour autrui. Le passage du moi intéroceptif au  « je spéculaire » , comme dit encore Lacan, c’est le passage d’une forme ou d’un état de la personnalité à un autre. La personnalité avant l’image spéculaire, c’est ce que les psychanalystes appellent chez l’adulte le soi, c’est-à-dire l’ensemble des pulsions confusément senties. L’image du miroir, elle, va rendre possible une contemplation de soi-même, en termes psychanalytiques d’un sur-moi, que d’ailleurs cette image soit explicitement posée, ou qu’elle soit simplement impliquée par tout ce que je vis à chaque minute. On comprend alors que l’image spéculaire prenne pour les psychanalystes l’importance qu’elle a justement dans la vie de l’enfant. Ce n’est pas seulement l’acquisition d’un nouveau contenu, mais d’une nouvelle fonction, la fonction narcissique. Narcisse est cet être mythique qui, à force de regarder son image dans l’eau, a été attiré comme par un vertige et a rejoint dans le miroir de l’eau son image. L’image propre en même temps qu’elle rend possible la connaissance de soi, rend possible une sorte d’aliénation : je ne suis plus ce que je me sentais être immédiatement, je suis cette image de moi que m’offre le miroir. Il se produit, pour employer les termes du docteur Lacan, une  «  captation  » de moi par mon image spatiale. Du coup je quitte la réalité de mon moi vécu pour me référer constamment à ce moi idéal, fictif ou imaginaire, dont l’image spéculaire est la première ébauche. En ce sens je suis arraché à moi-même, et l’image du miroir me prépare à une autre aliénation encore plus grave, qui sera l’aliénation par autrui. Car de moi-même justement les autres n’ont que cette image extérieure analogue à celle qu’on voit dans le miroir, et par conséquent autrui m’arrachera à l’intimité immédiate bien plus sûrement que le miroir. L’image spéculaire, c’est  «  la matrice symbolique, dit Lacan, où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre. »
 M. Merleau-Ponty, Les relations à autrui chez l’enfant, éd. Les cours de la Sorbonne, pp.55-57.

        Dans l’étude de ce texte et tout ce qui s’y énonce dans la question du rapport au moi, il FAUT toujours avoir en tête que l’auteur Maurice Merleau-Ponty décrit ici la thèse d’un autre: Jacques Lacan. On sait que Merleau-Ponty dans ses livres défend l’existence d’un autre rapport de l’individu à son corps baptisé « le corps propre », lequel précisément n’est pas du tout le corps projeté dans l’image du miroir, mais plutôt le corps senti.
        Jacques Lacan insiste beaucoup sur la comparaison entre le développement de l’enfant humain et du bébé chimpanzé. On observe en effet que le chimpanzé dépasse en agilité et en vitesse le bébé humain jusqu’à 6 mois environ, seuil à partir duquel approximativement l’enfant humain se reconnaît dans le miroir et manifeste dés lors une maîtrise de son corps qui, selon Jacques Lacan va égaler et dépasser celle du chimpanzé. Le psychanalyste français veut ainsi clairement marquer que quelque chose de spécifique ici s’effectue, quelque chose de propre à l’homme (on sait néanmoins depuis que l’homme n’est pas du tout le seul animal à se reconnaître dans le miroir, ce qui atténue évidemment l’impact de cette particularité (fausse) mais sans diminuer en rien l’intérêt des analyses de Lacan: que l’homme ne soit pas le seul à se reconnaître dans le miroir ne change rien à ce qu’il s’ensuit pour l’homme que de s’identifier à son reflet).
         
Entre 6 mois et un an, l’enfant humain « réalise » que cette image qui lui face est la sienne. Quel est la nature du rapport qu’il entretenait auparavant avec son corps? Sentie, exclusivement, mais, de ce fait, « confuse » car on ne se distingue pas soi-même dans la sensation. Au contraire, on ne fait qu’un avec ce que l’on sent. Pour prendre un exemple, si je suis adulte devant un feu , je perçois mon corps devant le feu et je perçois la chaleur du feu comme affectant ce corps que je me sais avoir, que je me « vois » avoir, mais si je suis un enfant et que je n’ai pas passé le stade du miroir, mon corps ne fera qu’un avec la chaleur du feu et cette chaleur « sera »  mon corps, durant tout le temps de la sensation. Un corps senti est un corps variable, « extensible », clignotant, changeant, mutant, qui finalement se constitue d’affects plutôt que de chair. Il ne se découpe pas dans l’espace, il se continue dans la durée et se transforme au fil des sensations. Tout l’apport de ce texte est de nous faire comprendre à la fois tout ce qu’il s’ensuit de se reconnaître dans le miroir mais aussi toute la difficulté de revenir à ce corps qui pourtant fut notre, qui nécessairement d’ailleurs l’est encore, et qui n’est pas forcément le plus faux des deux (corps senti/ corps vu).

        Se reconnaître dans le miroir, c’est faire un rapprochement, c’est s’approprier une image, un visage et dire, « c’est à moi », c’est « moi », mais en même temps cette identification  reste toujours une « appropriation », comme un bout de terre qu’on achète et dont on devient le propriétaire. En d’autres termes, si je me dis que je suis cette image, il n’en reste pas moins que ce corps que je suis a été compris par moi, au cours du stade du miroir, comme étant ce que « j’ai », et ce point est vraiment fondamental, car si je me l’approprie comme un bien que je fais mien, que j’inclue à mon « patrimoine », alors cette image de moi reste une sorte « d’attribut » de « chose », d’apparence dont je me rends compte qu’elle est aussi pour les autres, une façon de me percevoir « moi ».
          
C’est la raison pour laquelle Maurice Merleau-Ponty insiste autant sur la notion de « spectacle ». Même si avant le stade du miroir il avait aperçu certaines parties de son corps, il n’est pas du tout évident qu’elles lui soient apparues comme participant de « son corps » car c’est d’un corps morcelé qu’il prenait alors conscience, pas d’un corps « identifié ». C’est exactement comme ces angles fragmentés d’une chaise dont on ne peut pas faire « UNE » chaise parce que l’on n’en synthétise pas toutes les perspectives. Dans le stade du miroir, l’enfant ne se contente pas de voir simplement une apparence dont ils e dit qu’elle correspond à la sienne, il expérimente un principe de maîtrise psycho-motrice de soi: telle impulsion sentie de mon bras coïncide avec telle posture gestuelle vue, identifiée comme mienne. Ce qui est absolument fondamental ici, c’est que la capacité à impulser le corps en tant que corps mien et « UN » s’effectue d’abord par l’identification à cette image que je vois projetée hors de moi. Qu’est-ce qu’il en était avant? « je » me sentais bien vivre puisque justement mon corps était senti, mais que ce corps puisse être autre chose que ce clignotement continu d’affects, c’est ce qui ne me venait pas à l’idée, car, pour cela, il fallait que je vois ce corps reflété dans l’espace, devant moi, un peu comme un pantin, mais précisément un pantin que l’on peut animer d’un principe de « direction ». Mon moi est porteur d’initiatives qui ont des conséquences dans l’espace, qui s’accomplissent dans cet espace. « Etre », c’est un fait qui a des implications dans un extérieur, qui s’effectue en s’incarnant dans le visible. Avant le stade du miroir, je consiste dans un flux continu d’affects passifs, après je suis une forme animée d’un principe directif et centralisé capable de se mouvoir et d’entrer en interaction avec l’extérieur. On passe de la puissance sentie au pouvoir d’agir, de faire mouvoir.

        On comprend ainsi la clarification psychanalytique du stade du miroir par Maurice Merleau-Ponty. Avant ce seuil, l’enfant a un « Soi » il se sait bien exister, mais pas tout à fait en tant que « Moi ». Le corps senti éprouve des affects et des pulsions. L’image de soi dans le miroir rend possible la contemplation de soi comme silhouette découpée dans un espace, comme « corps » capable de s’identifier, donc de se juger, voire de se reprocher quelque chose, de se percevoir lui-même comme l’objet de son propre jugement. La fierté, la honte, l’auto-évaluation perpétuelle de soi-même vu par soi-même et vu par autrui sont des sentiments et des processus opérationnels à parti du stade du miroir. Il n’est donc pas complètement hors de propos de rapprocher le ça du corps senti et le sur-moi du corps reflété, le moi étant des lors cette instance mitoyenne, s’efforçant de rendre compatible ces deux expériences du corps si différentes.
          
Maurice Merleau-Ponty fait référence à Narcisse, comme si ce mythe nous avertissait, au-delà des siècles, de tout ce que le stade du miroir implique de danger, de risque pris par l’individu. Si en effet, nous gagnons à cette identification de pouvoir nous concevoir nous-mêmes comme un corps visible dans l’espace et capable d’interagir avec lui, nous y perdons la réalité d’une efficience intime avec le sentiment intérieur d’exister. Notre visage par exemple est totalement parasité par la nécessité de « faire bonne figure » et nous perdons le sentiment de ce qu’un visage « est », non plus en tant qu’il est visible mais en tant qu’il est « senti ». Il convient en effet de ne jamais oublier que c’est d’abord en tant qu’« autre » que je fais mien mon corps visible et qu’en fait cette altérité ne cessera jamais d’en être une, comme le prouve tragiquement ce parasitage de notre rapport à notre corps vu par les codes des modes, des apparences imposés par autrui. On se fait un devoir absurde d’être ce qu’autrui veut que nous soyons, de projeter de soi le corps qui correspond aux diktats d’autrui. Comme nous ne nous identifions à nous-mêmes qu’en tant que corps « Autre » reflété par le miroir, nous ne vivons plus le fait d’être nous-mêmes qu’en tant qu’il est médiatisé par cet « autre ». Passé le stade du miroir, toute identification est en même temps aliénation. Nous avons effectué ce passage du pareil (ce reflet autre) au même et du coup c’est toujours en tant qu’autre que je suis même (identification) et en tant que même que je suis toujours autre (aliénation) comme une personne dont le rapport à soi est comme hanté à jamais par l’autre.

        Les comportements socialisés qui s’expliquent à partir de la réalisation du stade du miroir selon laquelle toute identification à soi est aussi aliénation sont extrêmement nombreux. Nous pouvons dire que ce sentiment de faire semblant, de « donner le change », de simuler finalement l’existence trouvent ici leur origine. Nous sommes à jamais marqués par ce stade du sceau de « l’apparence », de la nécessité de faire bonne figure, de jouir de ce petit bonheur de « paraître » heureux plutôt que de cette plénitude de se sentir joyeux. Tout en nous devient spectacle, signes extérieurs, réputation, « one man show », reflet, désir de faire impression aux yeux des autres ainsi qu’aux siens.
        Il nous arrive de nous interroger sur ce sentiment de dépendance que nous éprouvons à l’égard du regard des autres: pourquoi sommes nous aussi systématiquement impliqués dans le désir d’être admis, d’être accepté, d’être jugé favorablement? Pourquoi sommes nous aussi soucieux de faire toujours bonne impression? Pourquoi sacrifions-nous aussi systématiquement l’apparence à la sensation? Le stade du miroir nous apporte une réponse plausible, efficiente: tout simplement parce que cette scission entre le corps senti et le corps vu a creusé très tôt en nous une brèche, une sorte de « droit de visa » accordé à autrui, de trouble « identitaire » dans le mouvement même de cette identification qui est en même temps « aliénation ». Je ne puis me concevoir comme même qu’en m’assimilant à un autre, à ce jumeau spéculaire qu’est mon reflet dans le miroir, ce qui signifie qu’en conséquence tout vie humaine est reflétée, aliénée, simulée, contrefaite. Il faut bien saisir la portée de cette thèse de Jacques Lacan: elle ne consiste pas seulement à affirmer que le moi s’identifie à des images de soi mais que s’identifier à soi-même, c’est déjà de l’image, c’est-à-dire de l’imaginaire. Le processus même de l’identification de soi à soi est spéculaire.
         

        Dés lors qu’est-ce que le moi, selon Jacques Lacan? « Le moi, dit-il, c’est le symptôme humain par excellence, c’est la maladie mentale de l’homme », affirmation que nous ne pouvons comprendre qu’en y insinuant le terme d’aliénation: l’être humain est l’animal pour lequel l’aliénation n’est pas une possibilité, un accident, que mésaventure qui « pourrait » lui arriver, mais bien au contraire, cela même qui fait partie intégrante de son processus d’identification. Il n’est pas étonnant dés lors qu’il se méconnaisse (et qu’il ait besoin d’une analyse pour se reconnaître, ou du moins « pour se méconnaître un peu moins ». Qu’est-ce qu’un symptôme? C’est ce par quoi une réalité éventuellement traumatique s’indique en se méconnaissant. Mais alors de quel trauma le moi est-il le symptôme? Du stade du miroir, c’est-à-dire de la même mésaventure que celle de Narcisse. Cette expérience est le type même d’épreuve dont le moins que nous puissions en dire est que nous ne nous en sortons pas « indemne » puisque le rapport à soi qu’était celui que nous avions avec notre corps senti en est totalement altéré, transformé de fond en comble. Elle ne désigne pas seulement une expérience dont nous sortons « autre » mais l’expérience même par la médiation de laquelle nous sommes nous-mêmes un autre.

        La difficulté de la dernière phrase fait directement référence à l’ensemble des thèses de Jacques Lacan:  «  L’image spéculaire est la matrice symbolique, dit Lacan, où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre. »  En fait cette scission par le biais de laquelle c’est en s’identifiant à un reflet autre que l’on se considère comme même n’est que le premier moment d’une autre dissociation toute aussi fondamentale: celle du sujet de l’énonciation et du je de l’énoncé. Dire « je », c’est entériner une coupure entre le Je qui le dit (énonciation)  et le je qui est dit (énoncé). Quoi  que je dise à partir de cet énoncé: « je », on pourrait tout aussi bien dire que c’est précisément parce que je ne le suis pas que je dis que je le suis.  Ce que je dis que je suis, n’est pas ce que je suis, « fatalement ». Entre soi et soi, ce n’est pas seulement l’image qui s’insinue mais le symbole, faisant ainsi naître un fossé encore plus « incomblable » que le précédent. Parler, dire « je », c’est fondamentalement être un menteur potentiel et invétéré. Si le moi est un symptôme, le « je » est un menteur.
 

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