jeudi 10 décembre 2020

CSD Terminale 2: Cours du 11/12/2020

   


            A bien des titres, c’est finalement comme si nous allions au bout de l’expression: « qu’est-ce que ça veut dire? » Reprenons littéralement cette formulation: «  qu’est-ce que le ça veut dire en moi? » Quelle forme imposée au sujet très, très tôt va exercer sur lui un pouvoir suffisamment envahissant pour que l’expression de ces pulsions sexuelles puissent s’y couler, s’y revêtir et épousant ainsi sa structure, la logique de ses déplacements, de ces glissements, de ses substitutions. Devant un rêve un trouble de comportement la question qu’il faut nous poser est donc celle-ci: qu’est-ce que le ça (refoulé) veut dire par là?
            b) La langue maternelle
        Avant de décrire une analyse de Freud dans laquelle cette structuration linguistique de l’inconscient apparaît pleinement il faut comprendre pourquoi Freud a vu incroyablement juste dans cette importance de la langue dans la constitution de notre psychisme humain:
            « J’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi pour étudier les démarches d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de son premier jeu, qui était de sa propre invention (…) Cet enfant avait l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc. En jetant loin de lui ses objets, il prononçait avec un intérêt et de satisfaction le son prolongé o-o-o-o qui, selon les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection mais signifiait le mot « Fort » (loin). Je me suis aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de trainer cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture, mais tout en maintenant le fil il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « da ! » (voilà). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fut évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir.
L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition (…) Une observation exempte de parti pris laisse l’impression que l’enfant a fait de l’événement qui nous intéresse l’objet d’un jeu, c’est pour la raison suivante : il se trouvait devant cet événement dans une habitude passive, le subissait pour ainsi dire : et voilà qu’il assume un rôle actif, en le reproduisant sous la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. »
                
        Dans son analyse (non psychanalytique) de l’enfant à la bobine, Freud fait preuve d’une lucidité philosophique indépassable. Observant son neveu dont il devait assurer la garde, Freud constate qu’il joue avec une bobine reliée à sa main par un fil. L’enfant jette la bobine en criant Hooo! Et il tire sur la ficelle pour la faire réapparaître en criant Haaa! L’enfant a deux ans et il déclenche des colères très graves quand sa mère s’absente, ce qui arrivait souvent. On pourrait dire en termes Deleuziens que le jeu est la manifestation effective de la quasi causalité de l’absence maternelle. La bobine est la mère mais, par cette dialectique de la disparition et de la réapparition, l’enfant est le maître de ce qu’il subit dans la réalité.  Il exprime donc un désir de maîtrise du réel qui précisément lui fait défaut. Or l’analyse de Freud se porte également vers un second niveau de symbolisme: celui-là même de la langue maternelle. Oooh préfigure le terme allemand Fort qui signifie « loin » et « Haaa » annonce le « da » qui signifie « voici ». L’enfant ne se contente pas de simuler par le jeu la maîtrise qu’il n’a pas dans la vraie vie, il est aussi est train d’apprendre la langue, cette langue même qui une fois maîtrisée lui permettra d’appeler la mère, de lui exprimer clairement son mécontentement et de la faire apparaître en la nommant. Autrement dit ce n’est pas par le symbolisme qu’il acquiert le langage par le jeu , c’est par le jeu qu’il acquiert le symbolisme du langage. La maîtrise que l’enfant est en train de conquérir est absolument cruciale: non seulement la syllabe anticipe sur le mot, mais le rapport entre les situations réelles signifiées et les symboles signifiantes s’instaure très, très tôt. La pulsion du ça qui veut la mère est en train d’apprendre à symboliser, d’apprendre à parler.
         
  Le ça « parle », l’exigence de satisfaction des pulsions sexuelles revêt une forme expressive linguistique. En même temps que le sujet conscient apprend à parler, il fourbit sans le savoir les armes dont vont se servir les pulsions refoulées pour le tourmenter. Apprendre à parler c’est armer son pire ennemi de structures linguistiques, sémantiques et syntaxiques grâce auxquelles il va réapparaître sous l’apparence d’un symptôme ou d’un rêve dont la transformation lui aura été dictée par la langue. Par conséquent, l’acquisition de sa langue par le sujet détermine déjà les modalités de la perte de maîtrise de sa pensée, de la façon dont il va se laisser déborder par des manifestations inconscientes et éventuellement pathologiques. Nous maîtrisons bien quelque chose par l’acquisition de la langue comme l’enfant par le symbolisme de son jeu mais cette maîtrise a une contrepartie terrible: nous serons traversés manipulés comme des pantins par des effets de déplacements métonymiques et des tournures linguistiques dont le ça refoulé se servira pour s’exprimer.

        Il est vraiment très probable que Freud lui-même n’ait pas perçu l’incroyable portée de ces observations, leur profondeur philosophique et linguistique. Il est vrai que l’analyse que l’on peut faire a posteriori est de nature à éclairer la psychanalyse sous l’angle de la linguistique et peut-être à lui faire perdre quelque chose de l’aura que son fondateur souhaitait lui donner. Il n’en est pas moins exact que grâce à Jacques Lacan,  notamment ces rapports entre psychanalyse et linguistique sont d’une profondeur abyssale.
        Se pourrait-il que la notion même d’inconscient revienne finalement en dernière instance à l’emprise que la langue maternelle a sur ses « sujets », terme qu’il faut réellement prendre ici au sens de « assujettis ». Cette part obscure dont il nous bien reconnaître en nous l’efficience ne serait elle pas exactement ce pouvoir que les structures et les tournures de la langue maternelle nous imposent de façon absolument autoritaire et sans que nous puissions vraiment nous en détacher dans la mesure exacte où c’est précisément par ces structures imposées qu’en même temps nous libérons un certain pouvoir sur les situations que nous vivons exactement comme le neveu de Freud? En fait, le médecin autrichien n’aurait-il pas découvert à son insu cette part d’influence qu’une pensée structurée par la langue impose à ses sujets les contraignant à agir et à penser d’une façon toujours préalablement formatée par des opérations de classement et de recoupement linguistiques?
        Ce que cela impliquerait alors c’est le fait que ce soit toujours les implications de la façon dont un désir refoulé se structure et se formule dans la langue maternelle qui crée le trouble, le symptôme. Nous ne sommes pas torturés par notre passé par nos traumatismes enfantins que par la forme linguistique qu’ils se voient obligés de revêtir pour se rappeler à nous. Nous sommes traumatisés par de la métonymie et par de la métaphore (figures de la langue)  davantage que par un passé qui nous hanterait. Cette hypothèse n’est pas seulement très intéressante, elle est aussi très crédible. Mais pour la saisir dans toute son ambiguïté, dans l’intensité dramatique de son double jeu, il convient de bien saisir ce qui se passe pour l’enfant à la bobine: il réalise, par le jeu, tout le bénéfice qu’il peut retirer de sa puissance symbolique. Eloigner tous ces jouets, les dissimuler à son regard, c’est mimer le phénomène de l’absence de ce à quoi il tient et qui lui est retiré. Le symbole permet à l’enfant de s’insinuer dans les plis d’une réalité qu’il percevait jusqu'alors  comme un bloc sans faille et intégralement voué à l’écraser. Quelque chose de l’aventure humaine pointe insensiblement, quelque chose comme le pouvoir par lequel de l’action humaine va « s’effectuer » grâce à la symbolisation. L’homme est fondamentalement un animal symbolique et c’est exactement ce que le jeu de l’enfant signifie résume et illustre à la perfection.
        Mais qu’est-ce qui nous permet d’être aussi affirmatif dans cette conclusion? Deux choses: le mimétisme et les interjections ah! et oh! qui prouve que le symbolisme est déjà en train de se transformer en acquisition de la langue maternelle.
 le mimétisme: que fait l’enfant après tout? Il répète, il imite ce jeu dialectique de présence et d’absence dont il voit sans fin se reproduire l’alternance. Les objets et les personnes ne cessent finalement de « clignoter » autour de lui, provoquant continument ces mouvements successifs de désespoir et de jouer qui tissent alors la trame de ces états d’âme. Mais voilà que par le jeu mimétique il se donne une capacité dont il était privé jusqu’alors, celle d’être l’orchestrateur de ces mouvements de disparition et d’apparition. Sans vouloir abuser de ce terme, il devient par le jeu la quasi-causalité de situations dont il était préalablement la victime passive.
L’acquisition de la langue: le fait que le lancement de la bobine soit accompagné du o-o-o-o et celui de sa réapparition par a-a-a-a n’est pas anodin. L’enfant comprend que l’opposition des tonalités ouvertes (a) et fermées (o) correspond à des alternances d’états et ce n’est pas autrement qu’un sujet apprend sa langue maternelle (on comprend ainsi que tout enfant apprend moins des mots que des différences vocales ou sonores qui renvoient elle-mêmes à des différences de situations).
            Le neveu de Freud est finalement en train de se constituer une insoupçonnable marge de manœuvre, comme on enfonce un coin dans la matière dure du bois pour finalement faire tomber l’arbre à force de coups redoublés.  On mime d’abord la réalité qu’on subit puis on la symbolise par un jeu de substitution (bobine=mère), ensuite on manifeste un pouvoir sur ces objets transitionnels, sur ces objets de substitution, lequel va se transformer dans le symbolisme plus pur des mots dits ou écrits. La maîtrise de cette logique de substitution va dés lors s’effectuer efficacement concrètement: l’enfant va pouvoir appeler sa mère avec son nom qui n’est finalement que le représentant sonore ou graphique de la mère réelle (c’est ce qui prend le relais de la bobine) et enfin l’enfant va pouvoir par les mots créer de toutes pièces la situation qu’il veut en appellera t’a mère ou en signifiant son désespoir de la voir partir. Paris du jeu, l’enfant dit « Je » et fait advenir la situation conforme à ses voeux. Au moins peut-il exprimer ce qu’il ressent ce qui aura un impact sur le réel et les absences de la mère.
            C’est finalement pour signifier les absences de sa mère que l’enfant se trouve entièrement impliqué dans une structure maternelle autrement plus envahissante qui ne le lâchera jamais et qui décidera de son sort: celle-là même de la langue: « Si la métaphore de langue maternelle a un sens, dit Lothar Kelkel, ce ne peut-être qu’en signifiant que nous sommes nés du langage ».
            c) Je de l’énoncé et Je de l’énonciation
         
Ce que Freud, en effet, ne mentionne pas dans cette observation mais dont certaines de ses analyses porte la trace, c’est qu’en même temps qu’il se dégage ainsi un champ d’action, au sens très fort de ce terme, le petit humain est en train de « se faire prendre dans les filets du langage » (l’expression est de Nietzsche) car cette assimilation du renversement d’une situation à une opposition d’interjections le livre, pieds et poings liés, au jeu de structures et d’opérations syntaxiques de sa langue maternelle. Par le symbole, sa pensée s’éveille et impacte sa réalité dans un sens qui lui est favorable mais du même coup sa pensée lui échappe en se structurant exclusivement au gré des opérations propres à sa langue maternelle. Il se libère par la symbolisation mais en même temps et dans le même mouvement il s’interdit de modeler une autre pensée que celle que les structures de sa langue rendent possible. C’est en devenant un sujet « je » qu’il devient un objet de pensée manipulable et soumis à sa langue. Il ne consistera plus que dans cette structure de renvoi d’un signifiant à un autre signifiant. La phrase de Jacques Lacan est précisément celle-ci: « un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. »

        Cette phrase est d’une telle importance et elle s’applique tellement bien à l’exemple de l’enfant à la bobine qu’il convient de l’expliquer réellement dans le détail. Nous verrons qu’en plus, elle nous permettra d’envisager une conception de l’inconscient entièrement liée, pour ne pas dire conçue, à l’insu même de Freud, dans une perspective linguistique. L’inconscient, ce serait finalement ce qu’il s’ensuit pour l’homme que d’exister en tant qu’être de langage, et donc à ce titre, d’être quasiment et littéralement dans des structures de renvois de sens qui sont celle de la langue.
        Ce que Jacques Lacan nous convie à faire d’abord, c’est de bien situer ce qui, selon lui, est absolument spécifique à l’homme dans l’observation du jeu avec la bobine. Les animaux prennent corps et sens dans leur milieu naturel, tandis que si l’enfant humain naît bien dans le monde, on pourrait dire qu’il prend sens au coeur d’un milieu symbolique et c’est exactement cela que décrit l’observation de Freud. Il saisit des phénomènes d’apparition et de disparition dont il rend compte par des symboles et par des interjections, elles-mêmes déjà préfigurant des mots, c’est-à-dire des signifiants.
        Le signifiant, c’est ce qui donne du sens, et c’est aussi ce qui, dans le mot, désigne sa réalité vocale ou graphique: « Fort » est le signifiant de « loin ». Le sujet c’est l’homme, ou l’enfant. Cela signifie qu’utilisant déjà le mot « fort » en allemand, l’enfant est aussi en train d’être utilisé par lui pour être intégré à son rapport avec le da: voici. Le sujet est embarqué, plié dans une opposition de sens qui ne vient pas de lui et qui ne lui donne aucune autre alternative que de se soumettre au préalable d’une structure binaire: « Fort/Da ». Le langage préexiste à la venue au monde de l’enfant humain, pas à celui du bébé tigre ou singe qui eux prennent leur sens au coeur d’un milieu naturel.
        Quiconque a déjà essayé de mener à bien l’expérience de faire un aquarium pour des poissons éventuellement exotiques, donc fragiles, comprendra ça facilement il se produit un agencement entre le poisson, les algues, l’eau, la lumière, etc. Le poisson prend sens et vie de la liaison de tous ces éléments qui constituent un petit écosystème. Mais selon Jacques Lacan, L’homme n’a pas de place assignée naturellement sur la planète parce qu’étrangement son environnement à lui n’est pas un lieu naturel mais celui d’une structure articulée qui s’appelle le langage. C’est lui qui joue le rôle d’interface, de médiatisation entre l’homme et le milieu naturel lequel n’est finalement jamais perçu directement par l’être humain. Le mot « fort » ou plus exactement l’interjection « O-o-o-o-o! » précédera toujours l’expérience physique de l’éloignement. La syllabe Pa, ou doublée pa-pa, précédera toujours l’expérience du père réel, lequel du coup se verra  médiatisé par le symbole, par la langue. Ce qui fait le sens de l’animal, ce sont les éléments de son milieu naturel ce qui fait le sens de l’être humain qui vient au monde, c’est la langue, c’est le symbole et les opérations qui relient entre eux des symboles. Un signifiant « Fort » représente le sujet pour un autre signifiant « Da ». Un sujet est l’effet des rapports de signifiants au sein d’une structure: la langue. Quand nous disons que nous sommes intelligents grâce aux signes, ce n’est pas faux, sauf que nous pensons que cette utilisation des signes nous rend maître des choses, alors qu’en réalité, nous sommes pris dans une compréhension imposée du réel qui est celle-là même que nous impose arbitrairement le langage. Nous saisissons un sens mais en vérité nous sommes surtout saisis par lui, pris par lui, plié en lui, jusqu’à nous résoudre purement et simplement dans un effet de langue.
        II reste à expliquer le deuxième moment de cette affirmation décisive de Lacan: « un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. » Le philosophe slovène, très influencé par les travaux de Jacques Lacan, Slavoj Zizek utilise l’image suivante qui est très parlante et particulièrement appropriée. Quand on est un patient hospitalisé, on met sur notre lit un panneau où se trouve consigné notre nom, âge, date d’entrée, maladie, courbe de température, etc. Même si le personnel hospitalier s’adresse à nous physiquement, ce que nous sommes à ses yeux d’abord en termes de soins va être remplacé par cette fiche. Par conséquent ces données constituent un signifiant qui définit  le sujet pour un autre signifiant qui peut être la médecine en général et qui ne représente pas le sujet. Le sens de cette fiche valant dans la structure même de l’hôpital, c’est à cela que mon était de sujet se résorbe. Je ne prends sens, en tant que patient  qu’au sein de ce rapport entre cette fiche et ce qu’elle veut dire pour tout le personnel de l’hôpital. Je ne revêts donc aucun sens en moi-même. Et même si je dis « je », le sens de ce pronom dans la structure même de ma langue se substituera implacablement à mon être physique. Un sujet humain n’est jamais physiquement, il « est » toujours en tant qu’il est d’abord pris dans la structure signifiante des mots et des symboles.



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