lundi 29 mars 2021

Bac Blanc Tle 1/2/3: La reconnaissance de l'inconscient nous décharge-t-elle de toute responsabilité?

 


 (Il n'est pas du tout question ici de proposer un corrigé, mais d'approfondir une éventuelle troisième partie grâce à laquelle une distinction vraiment essentielle peut être travaillée avec profit dans une "optique bac": celle qui oppose le particulier et le singulier)

 La reconnaissance de l’inconscient nous décharge-t-elle de toute responsabilité?

Il est possible de structurer un plan autour des différents sens que l’on peut donner à la notion de responsabilité:
- Légale
- Morale
- Individuelle

        Dans cette 3e partie le sujet prend une nouvelle dimension. Nous avons bien une responsabilité de citoyen membre d’un état de Droit, c’est la responsabilité légale. Nous avons également une responsabilité d’être humain ayant une conscience et éventuellement doté de cette intuition qui est à l’origine de la notion de droit naturel. C’est la responsabilité morale. Mais qu’en est-il de cette responsabilité individuelle qui laisse donc entendre que c’est en tant qu’individu que j’ai à assumer la charge d’une certaine responsabilité?
        Pour répondre il faut comprendre ce qu’est un Individu, au sens le plus profond de ce terme. Un individu, comme son nom l’indique, c’est un corps qui ne se laisse pas « dividualiser ». Ce terme, lui par contre est étrange: il est spécifiquement philosophique et renvoie à des auteurs comme Gilbert Simondon, Gilles Deleuze et dernièrement Bernard Stiegler. Pour bien comprendre ce qu’est un individu en ce sens, il faut d’abord saisir cette distinction fine entre le particulier et le singulier.
        En effet particulier et singulier s’opposent tous les deux à général mais pas du tout de la même façon: le particulier s’oppose à général parce qu’il désigne ce qui est de l’ordre de la partie, alors que singulier désigne ce qui est seul , unique « en son genre ». Consister dans une particularité, c’est simplement fait partie d’un ensemble qui constitue dans un plus grand ensemble une petite partie, une minorité. Etre particulier, c’est faire parie d’une minorité, mais pas du tout être unique, suivre un chemin absolument  irréductible à tout autre chemin. L’artiste est une singularité, même quand on tente à toute force de le faire rentrer dans un mouvement. Ce n’est jamais de son plein gré à lui. S’il est artiste c’est parce qu’il est une singularité, il crée des oeuvres incomparables, uniques. Le singulier brise toute possibilité de comparaison, de ralliement, de rapprochement.
        On peut définir trois critères de distinction entre la particularité et la singularité:
- La particularité, c’est ce qui identifie en distinguant. Un code barre est particulier en ceci qu’il permet de distinguer le prix d’un produit par rapport à un autre type de produit, mais du coup plusieurs produits ont le même code-barre. On réalise ainsi que le code-barre crée tout autant une modalité d’identification que de particularisation. Par la singularisation qui ne marque à aucun niveau la moindre dynamique d’identification à un groupe aussi petit soit-il. En d’autres termes, la particularisation ne fait pas obstacle au conformisme, parce que l’on peut vouloir se faire admettre d’une minorité en conformant ses habitudes à celle de cette minorité. La singularisation ne manifeste aucune velléité de se conformer à quelque  groupe que ce soit.
- La particularité est reproductible, pas la singularité. On reproduit un code-barre, on ne reproduit pas un Cézanne ou un Picasso (on le « duplique », ce qui n’a rien à voir). Notre prénom est une particularité et on peut avoir le même prénom qu’une autre personne. On s’intègre alors dans le groupe des Pierre, Paul et des Gertrude. On ne peut absolument pas avoir la même singularité qu’une autre personne. La singularité brise toute dynamique de groupe, toute logique d’assimilation. On ne se conforme pas à un comportement singulier alors qu’on peut se conforme à un type de comportement particulier.
- La particularité est substituable. En tant que l’on est considéré comme ayant elle particularité, on peut être remplacé par telle autre personne qui a la même que nous. On ne peut pas être remplacé par une autre singularité en tant qu’aucun singularité n’est jamais et par aucun biais identique à une autre singularité. Si l’on prend l’exemple de la gémellité, on réalise que l’on ne parle pas du tout de la même chose quand on dit de personnes jumelles qu’elles sont particulières et quand on dit qu’elles sont des singularités. En tant que particularités, on désigne le fait qu’elles sont jumelles et donc identifiables à un groupe de personnes qui ne sont pas la majorité (puisque l’humanité n’est pas majoritairement constituée de jumeaux). Si l’on évoque leur singularité, on veut dire que leur gémellité n’enlève strictement rien qu fait que ces personnes sont uniques en leur genre. La particularité, c’est faire partie d’une minorité, la singularité c’est l’unicité absolue, cette dimension des êtres et du monde où l’on tourne le dos à la ressemblance, à l’assimilation, à la moindre tentative de généralisation possible (c’est de l’art à l’état pur)
   



                L’individualité désigne ce qui ne peut se diviser comme on a longtemps pensé que c’était le cas pour l’atome. Prenons une personne et considérons ces caractéristiques: nous en trouverons beaucoup que l’on peut appliquer à d’autres personnes, mais nous finirons nécessairement par découvrir des traits ou des faits, un trajet de vie singulier, ce qui en fin de compte fait que cette personne n’est réductible aucune autre. On parvient alors à ces données qui font d’elle un individu, ce qui ne saurait s’appliquer à personne d’autre. L’individualité, c’est donc la singularité plus que la particularité. La notion de responsabilité individuelle revêt dés lors un sens nouveau, original et particulièrement fécond: autant il pourrait, à la limite, être défendable que je n’ai pas de comptes à rendre à la société, aux autres, ni même à mon « moi », autant il est impossible de se dérober à la responsabilité qui m’incombe en tant qu’être singulier. Je ne peux me dérober à ce devoir là, celui d’être unique. Pourquoi? Parce que ce devoir est finalement un « FAIT ». On peut même aller plus loin, se décharger de cette responsabilité là reviendrait à nier une évidence, un poids, une charge mais précisément l’une de celles dont il est impossible de contester la pertinence, l’effet de justesse, l’exactitude, à savoir que la vie ne peut pas vraiment « bugger ».
            La notion même de vie induit une exigence de stylisation intransigeante et sans aucune exception, précisément parce qu’elle consiste à ne produire que des exceptions, à se situer sur un plan à la hauteur duquel rien n’est réductible à autre chose. La vie est l’explosion d’une multiplicité de singularités dont aucune n’est identique à une autre, mais cela n’est pas du tout dû à des distinctions de « moi », ni à des subjectivités spécifiquement et intérieurement riches. Ce n’est pas du tout lié à de l’intériorité mais au contrait à du Tout extérieur. La vie, l’univers, c’est l’explosion de situations diverses produisant comme des chaînes de montages étranges et opposées à celles que nous montons nous dans nos usines des produits absolument et rigoureusement « non sériels ». La vie c’est de la production à flux tendu de différances (avec un a: différer).
            En d’autres termes, la reconnaissance de l’inconscient ne nous décharge pas du tout de la responsabilité d’être ce que l’on est vraiment c’est-à-dire un individu. C’est ici que le sujet prend une ampleur vraiment problématique, car il s’agit de pointer une responsabilité qui n’est plus celle d’un moi, ni même celle d’un sujet, d’une subjectivité mais d’un individu, c’est-à-dire d’une singularité totale absolue, inconditionnelle et il ne semble pas possible de trouver cette irréductible singularité ailleurs quand dans la dimension la plus brute de notre existence, c’est-à-dire dans le fait que nous sommes dans le monde comme un évènement, comme une certaine heure différente d’une autre, comme une nuance de réel pur. C’est ce que l’on peut appeler l’héccéïté. La reconnaissance de notre inconscient ne nous décharge pas de notre responsabilité d’être une héccéïté, c’est-à-dire « un truc qui arrive » qui « a lieu ». Etre un individu c’est partager avec tout ce qui arrive, à chaque micro-seconde, cette caractéristique d’être une singularité totale. Contre des pouvoirs d’assimilation, de conformisme et de calculabilité qui n’ont jamais été aussi forts et manipulateurs qu’aujourd’hui, c’est dans cette voie qu’il faut nous orienter.
            Résumons: la reconnaissance de l’inconscient porte atteinte à notre responsabilité légale parce qu’en tant que citoyen, nous sommes tenus d’agir conformément aux lois civiles, lesquelles supposent que nous les comprenions, que nous obéissions consciemment à leurs décrets. En tant que sujet moral, il semble tout aussi évident que l’inconscient pose problème tout simplement parce que la loi morale décrit selon Kant cet impératif qui apparaît comme une évidence à toute bonne volonté impliquée dans l’acte de vouloir et non inclinée par la pente du penchant ou du désir. Une action morale ne peut être accomplie que par une bonne volonté débarrassée du moindre intérêt particulier. Il s’agit finalement de vouloir vouloir et ce redoublement est absolument impossible, irreprésentable à toute pensée qui reconnaîtrait en elle ne serait-ce qu’une part infime d’inconscient.
            Par contre, notre responsabilité individuelle n’est pas du tout réduite, détruite ni même atteinte par la reconnaissance de l’inconscient. Par ce terme, il s’agit d’entendre autre chose que citoyen, ou sujet moral. Un individu est fondamentalement cette part de chacune et de chacun de nous qui ne se laisse pas diviser ni dividualiser. Répondre de soi: mais quel soi? Qu’est-ce qui de nous est vraiment soi-même? Ce qui ne se laisse pas dividualiser.  
               
Le sociologue Japonais Keichiiro Hirano reprend de Deleuze cette notion, mais dans une perspective beaucoup moins péjorative que le philosophe français. En Japonais le mot individu se traduit par le terme « Kojin », mot dont il faut bien noter qu’il a été importé d’Angleterre. Au Japon traditionnellement, ce qui est indivisible c’est le groupe, pas la personne. Un autre mot est apparu au Japon qui contredit Kojin, c’est Bunjin: dividu. Dans son livre: « qui est moi? De l’individu au dividu », Hirano essaie de libérer ses compatriotes de l’idée selon laquelle ils ne peuvent jamais être eux-mêmes dés lors qu’ils sont avec autrui, selon le rôle et la place qu’occupe cette autre personne dans leur vie. La notion de dividu chez lui permet de briser celle d’individu. Toutes les personnalités que nous jouons selon les contextes sont vraies mais pas toutes en même temps. Nous sommes des dividus, des bunjin. De ce fait nous n’avons pas à répondre individuellement de ce que nous faisons puisque cette individualité n’existe pas. La thèse de Hirano pose réellement problème à la philosophie occidentale, y compris dans ses tout derniers représentants, tout simplement parce que ce n’est pas parce que nous remettons en cause l’unité de conscience du sujet moral ou du citoyen que nous pouvons évacuer celle de l’étant, de l’existant. Je peux bien être multiple dans la vérité des rôles que je joue en société, je n’en suis pas moins une composante unique de cet instant unique qui s’effectue « en cet instant », et cette responsabilité là m’incombe plus et mieux que tout autre car j’y suis engagé, impliqué singulièrement.
            Que je reconnaisse en moi l’existence d’un inconscient implique-t-il que je n’ai plus à répondre de rien devant personne? Avoir à répondre de….n’est pas seulement une forme de culpabilité mais aussi de constance, de continuité, de consistance. Cela revient donc à demander si l’on peut exister sans consister, c’est-à-dire finalement vivre sans exister, sans revendiquer rien, ni acte, ni pensée, ni présence. Rien. Et quelque chose résiste ici, mais quoi?
            L’ipséïté, c’est-à-dire l’évidence d’un cap , d’une consistance éthique à tenir, si peu que ce soit. C’est finalement la notion même de promesse. « Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. » dit Hannah Arendt. Selon elle, l’homme a deux obstacles à franchir: celui de l’irréversible et celui de l’imprévisible. Contre le premier l’homme doit développer son aptitude au pardon et contre le deuxième c’est la capacité à tenir ses promesses, donc ce que Ricoeur appelle l’ipséïté qui peut et doit se manifester. Quelque chose d’humain s’énonce dans cet « entre deux ». Entre l’irrévocable et l’imprévisible, l’humain dessine quelque chose comme « une zone de partage » au sein de laquelle « Répondre de » devient possible.

            

  Mais il est possible de donner à la thèse de Hirano plus de poids en désignant par « dividualité » la capacité redoutable d’une économie consumériste de nous segmenter en profils de consommateurs, d’usagers, de clients. Cette responsabilité là est d’autant plus difficile à reconnaître qu’elle se cache derrière une pseudo-liberté, celle de consommer ce que notre niveau de vie nous permet de consommer. Cet inconscient là, précisément n’est pas « reconnu » et c’est le terme important de ce sujet. Si je reconnais en moi la présence de l‘inconscient cela signifie que j’en ai conscience, mais si je ne dispose même pas du recul nécessaire à le pointer, alors, de fait, aucune responsabilité de saurait plus être assumée et c’est dés lors la mêmeté qui envahit le champ entier de la reconnaissance de soi.



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