lundi 22 mars 2021

Cours en distanciel du 23/03/2021- HLP groupe 1 de 10h05 à 12H00

 (Nous reprenons le fil du cours sur Histoire, humanité et Violence)

2) Le sens de l’histoire

a) L’Histoire: épopée lyrique ou poème surréaliste 
                   

Peut-être y voyons nous plus clair dans ce rapport entre Violence, Histoire et Humanité, grâce à Sophocle et aux différents auteurs qui ont proposé plusieurs interprétations de cette ode à l’homme. L’être humain est « violation » et cette violation, c’est l’histoire, en ce sens que l’homme crée de toute pièce une nouvelle temporalité qui ne s’inscrit plus dans les cycles naturels. De l’homme on ne peut pas vraiment dire ce qu’il est parce qu’il se fait advenir d’une certaine façon qui lui est propre. « L’essence de l’homme est l’auto-création » dit Castoriadis. Si l’Histoire de l’homme est « tragique », c’est qu’elle se joue à chacun des instants d’un développement improgrammable et surtout incontrôlable. De ceci qu’il est auto-création il suit la nécessité qu’il soit également auto-limitation. Mais cette auto limitation ne peut s’exercer qu’à partir  des violations et se met ainsi petit à petit en place une sorte de processus tragique de l’Histoire qui voit l’homme s’auto-créer, s’auto-limiter, s’auto-détruire pour rendre encore plus nécessaire l’auto-limitation. Une dialectique est ici à l’oeuvre: pour que l’histoire humaine fasse sens, c’est-à-dire pour que nous puissions, nous humains, tisser le fil de ce sens dans la matière même des évènements auxquels nous donnons lieu et matière à exister, il faut que ces évènements eux-mêmes ne soient pas sensés. L’homme crée de l’histoire sensée là même où il ne semble exister  aucune possibilité d’en produire. Pour que cet acte de donner du sens s’effectue, il faut qu’il s’exerce sur du chaos, sur du non-sens absolu, sur de l’innommable, exactement comme Job ne peut articuler les accents élégiaques de sa plainte que plongé dans les souffrances d’un Dieu inique et improbable, « absent ».
               

Ce que décrit l’âge de la tragédie selon Nietzsche et Castoriadis, c’est une sorte d’éclair de lucidité au cours duquel les grecs de la période archaïque  avaient parfaitement saisi cette dialectique en la mettant en scène dans plusieurs tragédies de Sophocle et d’Euripide, mais avec le platonisme et le judéo-christianisme s’est installée une sorte de paravent de protection ou de processus de dénégation protectrice au gré de laquelle les hommes se sont rassurés en créant de toutes pièces des autorités ultimes donnant des réponses à toutes les questions. La république de Platon, la cité céleste de Saint Augustin sont autant des descriptions idéales de ce que les hommes pourraient faire advenir sur la terre s’ils suivaient les décrets de ces autorités ultimes que sont les Idées de Platon ou le dieu de Saint Augustin, mais l’esprit tragique reprend le dessus lorsque l’être humain se retrouve « en question ». L’humanité, c’est fondamentalement l’existence d’une condition que l’on pourrait décrire de la façon suivante: celle de la question sans réponse. C’est une existence qui ne se pose qu’en questions, c’est-à-dire qu’au fil d’évènements qui sont moins des réponses que des questions.
        La tonalité de tout ce que crée l’être humain se situe dans le suspens de cette question humaine et la tragédie, c’est l’acuité humaine à ce suspens, au regard juste et sans concession sur cette créature pour laquelle tout toujours se joue « sur un fil ». L’auto-création humaine ne peut opérer d’auto-limitation qu’en agitant et en actualisant le spectre de l’auto-destruction. C’est la raison pour laquelle l’histoire est à chaque instant le tissage d’un sens et l’imbroglio d’un chaos, ce qui donne lieu à la fois à des théologies ou à des philosophies de l’histoire d’un coté et de l’autre à des constats sans appel sur le tragique de l’histoire: « L’histoire est un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot. » Shakespeare formule ici une thèse intéressante: que l’Histoire des hommes fasse récit ne fait aucun doute mais encore faut-il préciser la nature de ces récits. S’agit-il d’une grande épopée épique et édifiante ou d’un cadavre exquis surréaliste (ou encore de « l’horreur » du Colonel Kurtz dans Apocalypse Now))?

        b) Les théologies de l’histoire
               
  La meilleure illustration de ce qu’il faut entendre par « théologie de l’histoire » a été écrite par l’évêque de la cour de Louis XIV à l’attention du Dauphin. Bossuet rédige le discours sur l’histoire universelle en 1681: « Pendant que vous les verrez tomber [les empires] presque tous d’eux-mêmes, et que vous verrez la religion se soutenir par sa propre force, vous connaîtrez aisément quelle est la solide grandeur, et où un homme sensé doit mettre son espérance. » …..sous-entendu: « en Dieu »
        Comment trouver, en effet, dans l’Histoire, telle qu’elle est, des raisons d’espérer, des raisons de se réconforter en évoquant ce qu’elle devrait ou ce qu’elle pourrait être? Comment voir dans l’Histoire guerrière, indécise, chaotique quoi que ce soit qui nous permettrait de ne pas désespérer de l’existence de Dieu, de la certitude qu’il y a du bien qui à quelque niveau se fait en lieu et place de ce chaos que l’on voit pourtant aussi s’installer?
        On mesure bien ici la pertinence de l’opposition déjà décrite par Castoriadis: les théologies de l’histoire n’ont pour but que d’étouffer l’éclair de lucidité du tragique de l’histoire en le recouvrant de l’espérance en Dieu. Le but avoué de Bossuet était de transmettre au fils de Louis XIV, promis au trône la perspective du Dieu catholique. Rien ne pouvait mieux convenir à cette démonstration que l’image même de l’anamorphose. Le monde est exactement comme ces toiles « à clé » qui apparaissent de prime abord comme des chaos de formes et de couleurs mais qui s’ordonnent à l’aide d’un miroir ou bien dans l’angle d’une perspective spécifique, laquelle ne peut se révéler qu’aux yeux experts des initiés tenus au courant des conditions de conception de  l’oeuvre. 
         

  L’homme est capable de supporter les souffrances les plus vives et les plus dures à partir du moment où il est convaincu qu’elles ont une finalité, un objectif, même et finalement surtout s’il ne voit pas du tout ces objectifs. Aucun individu ne peut disposer du miroir grâce auquel  les formes et les épisodes chaotiques de l’histoire se mettent en perspective de telle sorte que l’on pourrait voir un ordre, une raison, un sens s’y déployer. Pourquoi? Parce qu’il n’est pas au pouvoir d’un individu fini de se placer au niveau de cet être infini qu’est Dieu. Aucune foi ne peut se concevoir autrement qu’articulé à l’absence totale de raisons d’adhérer rationnellement à la thèse défendue, laquelle ne peut donc faire l’objet que d’une croyance. 
        La théologie de l’histoire développe donc en réalité ce que l’on appelle un « credo qui aburdum », c’est-à-dire un « j’y crois puisque c’est absurde » qui remonte à cette citation apocryphe commentant ainsi la résurrection du christ: « Le Fils de Dieu est mort ? IL FAUT Y CROIRE PUISQUE C'EST ABSURDE. Il a été enseveli, il est ressuscité : cela est certain puisque c'est impossible »
        On peut ainsi situer le discours de Bossuet et toutes les théologies de l’histoire par rapport à ces différents sens du terme histoire: on raconte des histoires (fictions, fables) sur l’Histoire (discours historique) pour que personne ne voit clairement « le tragique de l’histoire », à savoir qu’aucun Sens, qu’aucune providence divine ne s’y effectue. Il s’agit de dissimuler le plus possible aux hommes la tragédie de leur solitude en leur faisant miroiter l’accomplissement d’une finalité supérieure en lieu et place du chaos pur des actions historiques, lesquelles manifestement ne totalisent nulle part.
        c) La Raison dans l’histoire (Hegel)
               
Il n’y a là rien de surprenant puisque Bossuet est un évêque de l’Eglise Catholique, mais l’idée selon laquelle quelque chose de la bonne santé mentale de l’Humanité se joue dans ce processus historique et paradoxal de dissimulation du Tragique de l’histoire se confirme par l’examen de la plupart des philosophies du 18e et 19e siècle, lesquelles développent des interprétations rationnelles accréditant l’existence d’un sens de l’histoire.
        Autrement dit, quelque chose semble s’opposer à l’idée selon laquelle l’affirmation d’un sens de l’histoire repose entièrement sur un « credo quia aburdum », principalement à l’occasion de l’étude du livre de Georg Wilhem Friedrich Hegel, « La raison dans l’histoire. Toute la question qui se pose alors à nous est celle de savoir si un « credo quia absurdum » ne s’activerait pas, à l’insu même de son auteur, dans ce « j’y crois parce que c’est rationnel » efficient dans « la ruse de la raison ». De quoi s’agit-il?
        Par « ruse de la raison » Hegel désigne cette aptitude de la Raison à s’effectuer dans l’histoire à l’insu même des acteurs principaux de l’histoire. Ainsi, par exemple, Napoléon ne suit probablement que la motivation de son ambition glorieuse, mais il se trouve que cette aspiration, aussi démesurée et personnelle soit-elle accomplit quelque chose de la raison: la diffusion dans l’Europe grâce à ses victoires, des idéaux éclairés portés par la révolution française. Quiconque est donc capable de se mettre à distance de la violence pure des campagnes Napoléoniennes, des ravages qu’elles ont causées et des conséquences démographiques qui s’en sont suivies pour l’Europe en général et la France en particulier verra s’effectuer quelque chose de rationnel en utilisant comme un moyen les passions des grands hommes. Evidemment cette thèse suppose comme acquis le ralliement à des principes fondamentaux: 

- Qu’il existe bel et bien une sorte de « niveau », de hauteur, de point de vue possible (un peu comme un panorama) à partir duquel la violence pure des actions humaines finalise dans une bonne voie.
- Que les idéaux de la révolution française s’inscrivent dans cette perspective là.
           


                    L’analyse de l’histoire par Hegel repose sur un schéma de pensée beaucoup plus global imprégnant la totalité de la philosophie de cet auteur. Il faut se représenter la Raison comme une instance supérieure. Ce n’est pas la raison des individus, ce serait plutôt, en fait, l’impossibilité  de concevoir pour Hegel quoi que ce soit qui puisse échapper au rationnel, au logos. C’est comme si une loi faisait constamment agir de la raison dans l’histoire de telle sorte que rien ne peut s’y produire sans que ce soit rationnel à quelque niveau.  La raison, ou ce que Hegel appelle parfois « l’Esprit » est une instance qui a besoin de se reconnaître, de faire retour à soi, mais elle ne peut l’accomplir qu’à titre d’extériorité, ce qui suppose qu’en tant qu’éternelle, elle se fasse reconnaître non pas éternellement mais temporellement. L’histoire, c’est l’effectuation de cette reconnaissance par le biais de laquelle une instance éternelle s’éloigne d’elle-même et se récupère historiquement de telle sorte que pas un seul moment de l’histoire ne peut s’effectuer sans que la raison ne s’y retrouve? Rien de ce qui s’effectue dans l’histoire n’est autre chose qu’un mouvement d’éloignement et de reconnaissance de soi par soi de la Raison.



 

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