vendredi 5 mars 2021

Cours HLP Groupe 2 (05/03/2021) - "Le Lambeau" de Philippe Lançon: Aïon et héccéïté

   


 

Texte de Philippe Lançon extrait du livre: "Le lambeau"

"Je cherche simplement à circonscrire la nature de l'événement en découvrant comment il a modifié la mienne. Je cherche, mais je n'y arrive pas. Les mots permettent d'aller plus loin, mais quand on est allé si loin, d'un seul coup, malgré soi, ils n'explorent plus, ne font plus de conquêtes ; ils se contentent maintenant de suivre ce qui a eu lieu, comme de vieux chiens essoufflés. Ils fixent des limites artificielles, trop étroites, au troupeau anarchique des sensations et des visions.

A terre, j'ai de nouveau ouvert mon premier œil sur quelques mètres carrés et sur ce monde sans limites. Les décombres n'étaient faits ni de poussière, ni de cendres, ni de verre, ni de plâtre. Ils étaient faits de silence et de sang. Je ne sentais pas le sang, dans lequel je baignais pourtant, je n'avais pas même encore vu le mien, mais j'entendais le silence, je n'entendais même que ça. Il m'enveloppait et prenait mon corps pour le faire léviter au-dessus de moi-même et des autres, léviter à l'aveuglette et sans fin pendant quelques secondes, quelques minutes, une éternité, léger, léger, tandis que l'homme d'avant, celui qui était presque déjà mort et qui restait collé au sol, me disait : « Mais que s'est-il passé ? Est-il possible qu'il ne me soit rien arrivé ? Je suis vivant, je suis là ? Ou bien non ? » Ou quelque chose comme ça. Le demi-mort a ajouté : « Il n'est peut-être pas parti, celui qui disait « Allah Akbar ». Ne bougeons pas. » Tout se réduisait encore à l'apparition d'une paire de jambes noires et à l'attente de son retour.

Pour le reste, les mots que le demi-mort prononçait étaient un peu semblables, je crois, à ceux qu'on dit pendant un rêve : à la fois clairs pour le dormeur et incompréhensibles pour celui qui, réveillé à ses côtés, les écoute. Je ne pouvais déjà plus tout à fait comprendre celui que j'avais été, mais je ne le savais pas. Je l'écoutais parler et je pensais : mais qu'est-ce qu'il dit ?

J'étais couché sur le ventre, la tête tournée vers la gauche, c'est donc l’œil gauche que j'ai ouvert en premier. J'ai vu une main gauche ensanglantée sortant de la manche de mon caban, et il m'a fallu une seconde pour comprendre que cette main était la mienne, une nouvelle main, taillée sur le dos et découvrant la blessure entre deux articulations dites métacarpo-phalangiennes, celle de l'index et du majeur. Ce sont des mots que j'ai appris ensuite, parce qu'il m'a fallu apprendre à nommer les parties du corps blessées, les soins qu'on leur apportait et les phénomènes secondaires qui s'y développaient. Les nommer, c'étaient les apprivoiser et pouvoir vivre un peu mieux, ou un peu moins mal, avec ce qu'ils désignaient. L'hôpital est un lieu où chacun, en paroles comme en actes, a pour mission d'être précis.

La voix de celui que j'étais encore m'a dit : « Tiens, nous sommes touchés à la main. Pourtant , nous ne sentons rien. » Nous étions deux, lui et moi, lui sous moi plus exactement, moi lévitant par-dessus, lui s'adressant à moi par-dessous en disant nous.

Essai philosophique
La conscience de soi suppose-t-elle le dialogue ?

    



                    Il faut se représenter la « scène de cette façon »: Philippe Lançon est dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo comme tous les jours. Ce moment s’inscrit dans l’écoulement chronologique de sa journée, de sa semaine, de sa vie: « je fais ceci puis ensuite je fais cela et ainsi de suite. »… Puis voilà qu’en une seconde, un évènement par effraction entre dans sa vie mais pas seulement pour en constituer un épisode, plutôt pour y insinuer un autre plan d’agencement des faits, du rapport entre son moi et les faits. De quel plan s’agit-il?
           
De ce que Gilles Deleuze appelle dans certains de ses livres «  l’Aïon » reprenant la distinction que faisaient les grecs de ‘l’antiquité entre Chronos, Kayros et Aîon:
- Chronos c’est le temps linéaire
- Kayros, c’est  le temps opportun, c’est ce qui tombe à pic (ce terme va revêtir un trés grand sens politique)
- Aîon est un terme cher aux Stoïciens parce que c’est la compréhension qu’il y a quelque chose de profondément impersonnel dans le temps. C’est le contraire absolu d’un temps psychologique. L’évènement « est » et nous, les sujets ne consistons que dans l’écume de ces blocs, de ces météorites d’évènements qui « sont ». L’évènement, c’est « le calme bloc d’ici bas chu d’un désastre obscur » de Mallarmé, c’est « ce qui arrive » ce qui n’est que ça: « être là » intensément, pleinement. Que l’évènement dans son contenu soit violent ou pas, qu’il me fasse du mal ou du bien ne change rien au fait qu’il est brutal dans sa forme parce qu’il se passe, parce qu' il « s’effectue ».

        La très grande difficulté à cerner cette dimension de l’aïon, dans tout ce qui l’oppose à la vison chronologique du temps réside dans son rapport au sujet. Prenons l’exemple de cet attentat: il est impossible d’en rendre compte authentiquement, vraiment sans souligner que cette violence est arrivée à des personnes, à des subjectivités dont celle de Philippe Lançon. Ce qui s’est produit n’est pas « un » attentat dans l’actualité, mais cette brutalité là dans ce corps là qui a fait tel dommage avec cette balle-ci, etc. Il y a héccéïté d’abord en ce sens là: Haec qui signifie « ce » en latin plus que Ecce, qui signifie « voici » (Deleuze revient à cette origine latine qui vient de Jean Duns Scot). Ce qui s’est passé n’est pas un fait divers que l’on peut évoquer dans les journaux télévisés. La grande force du témoignage de Lançon c’est de nous situer immédiatement dans ce décalage là: on peut parler comme cela a été fait d’un attentat à Charlie Hebdo, la vérité pure et neutre c’est que des balles ont déchiqueté des corps et que des consciences n’ont pu faire autrement que de s’extraire de ce monologue intérieur et continu qui accompagne chacune de nos expériences vécues pour devenir des dialogues entre deux étrangers: le moi d’avant et le moi d’après. On pourrait avoir l’impression que les évènements sont perçus dans l’aïon en tant qu’ils arrivent à des sujets particuliers, dans le vécu de certaines subjectivités, mais c’est faux et il faut aller encore plus loin. Le principe d’individuation des évènements ne vient pas de ceci qu’ils frappent des personnes particulières qui ont un moi et un nom propre mais plutôt de ceci qu’ils sont en eux-mêmes et par eux mêmes des particularités, des jaillissements purs de données factuelles irréductibles à tout recoupement, à toute banalisation, à toute comparaison, des noms propres. Ce principe d’individuation là ne se confond pas avec celui des personnes ou des objets, lesquels peuvent être définis par ce que l’on appelle la quiddité, l’essence: « voilà ce que je je suis, voilà ce qu’est cette chose ». L’évènement n’a aucune quiddité, son héccéïté dépasse la possibilité de sa quiddité. L’héccéïté, c‘est ce qui ne peut se ramener ni à la possibilité ni à la quiddité.        
         

                    Il est possible, après un traumatisme ou au réveil d’une opération, que nos souvenirs réapparaissent moins au gré de l’ordre de leur succession dans cet « avant l’opération » qu’au gré des intensités affectives dans lesquelles elles ont consisté. Il faut envisager que ce principe d’individuation des évènements  par le biais duquel ils sont des intensités plus ou moins fortes n’ait aucun rapport avec la sensibilité particulière des sujets qui les éprouvent mais qu’il les constitue en propre comme des réalités propres, comme des « cinq heures moins le quart ». Il faut aller jusqu’à ce degré d’impersonnalisation, d’anonymat à la lumière duquel les évènements ne sont mêmes plus « des faits qui arrivent à des personnes » mais des intensités qui se libèrent dans un seul et même plan de consistance ou d’immanence. Ce qui arrive arrive avant de m’arriver mais en même temps le fait qu’il m’arrive à moi fait partie intégrante de ce qu’il est en tant « qu’intensité pure »
              

                
Ce qui s’est produit aurait pu arriver à n’importe qui d’autre, c’est un aléa. Mais en même temps c’est à moi qu’il est arrivé, et pas à cet autre. Faut-il en déduire que je suis élu choisi par cet évènement comme quelqu’un d’exceptionnel? Aucunement, ce qui est exceptionnel c’est l’évènement. Il y a toujours un moment où nous essayons de tirer la couverture à nous et à nous arroger l’unicité d’un destin d’une vie, d’un nom. En un sens, c’est vrai, notre existence est bel et bien unique mais pas du tout parce que nous sommes quelqu’un d’exceptionnel, plutôt parce que nous ne pouvons vivre que des instants exceptionnels. L’exceptionnalité, paradoxalement, c’est notre lot commun. Nous sommes voués à cette exceptionnalité là. C’est comme une sorte d’héroïsme dont il nous faudrait assumer d’être les antihéros. Si nous possédions une sorte d’instrument d’optique à rayons infra-rouges grâce auquel nous pourrions pressentir, intuitionner la nudité pure des instants que nous vivons, nous nous rendrions compte qu’ils ne consistent authentiquement que dans des unités de mesure intensive. Chacune, chacun de nous participe de ce plan d’immanence qui est comme un corps composé de toutes les sensibilités mondaines (incluant celles de tous les animaux, végétaux, etc.) sur le fond desquelles les évènements libèrent leurs degrés, leur « quanta ».
          
Il faut situer l’héccéïté grammaticalement pour en saisir le sens (autant qu’on le peut). Quand je dis: ce au sens de celui-ci, celui-là (Haec) j’utilise un pronom démonstratif qui fait bien signe d’une unicité: celui là et pas un autre, mais comme le dit Gilles Deleuze dans Dialogues: « Ce sont les héccéïtés qui s‘expriment dans des articles et pronoms indéfinis: « un » « un cinq heures moins le quart », mais des indéfinis qui ne sont pas indéterminés, dans des noms propres qui ne désignent pas des personnes mais marquent des événements, dans des verbes à l’infinitif qui ne sont pas indifférenciés mais constituent des devenirs ou des processus. C’est l’héccéïté qui a besoin de ce type d’énonciation. Héccéïté=évènement. »
         
            En fait, nous pourrions essayer de passer l’évènement: « attentat de Charlie Hebdo au crible de plusieurs modalités de compte rendu pour déterminer à laquelle correspond l’héccéïté:
- On regarde un bulletin d’information et on nous dit que ce matin des hommes que l’on va nommer ont mitraillé la rédaction de Charlie Hebdo. C’est de l’actualité: on nous dit ce qui est arrivé en nommant les protagonistes mais en même temps, cette désignation de noms rompes ne nous fait aucunement saisir la nature évènementielle de l’attentat. Elle prend corps au sein d’autres évènements dont les journalistes ont décrété qu’ils en étaient. C’est le degré zéro du compte rendu en ce sens que l’exceptionnalité de l’attentat est bel et bien décrite comme évènement mais comme évènement d’actualité. C’est de l’indéfini indéterminé.
- On peut essayer de se rapprocher de cette dimension évènementielle en décrivant ce que ça fait pour des personnes que d’être mitraillées. On passe ainsi à la dimension du témoignage: moi Philippe lançon, je vous dis qu’il m’est arrivé telle chose. C’est du défini personnalisé. Cette « chose » m’est arrivé à moi.
- Et puis on peut aller encore plus loin dans l’héccéïté: cette chose qui m’est arrivée à moi n’en est pas moins en tant que « chose arrivée à la sensibilité d’un moi » UNE chose, UN évènement, mais cet usage du pronom indéfini UN n’est aucunement indéterminé, au contraire, il est très déterminé, il est « typé » mais exclusivement par le fait qu’il compose un arrangement unique. Ce qui fait l’unicité, l’exceptionnalité des situations n’est jamais l’unicité des êtres ou des choses qui y sont impliquées mais c’est le fait de cette implication, de cette incorporation là, incorporation qui regroupe exactement ce que voulaient dire les stoïciens: l’incorporel de l’évènement ne vient pas de ceci qu’il est abstrait mais de cela qu’il incorpore des indéfinis et constitue dans cette incorporation là des exceptionnalités, des moments uniques qui ne se reproduiront jamais de la même façon et nous ne vivons que ça. Nous ne cessons de passer de situations incorporelles à d’autres situations incorporelles. On pourrait dire que la corporéïté blessée de Philippe Lançon s’effectue authentiquement dans un processus d’incorporation à des situations qui sont des arrangements:  UNE balle + UN lieu + UN terroriste + UN cri: « Allah Akbar »+ UN silence + Des corps blessés (comme dans la chanson du groupe Téléphone: « un homme plus un homme + un homme). Des éléments épars se composent et constituent ici ou là des intensités évènementielles multiples mais toujours uniques.


            Nous ne sommes plus du tout dans une conjugaison de vies, dans un croisement de destins personnels ou dans l’entrechoquement de biographies mais dans une cartographie pure de configurations qui sont des collections de pronom indéfinis dont le rapport « fait » dans une perspective complètement immanente l’évènement. Soit on pense qu’une autorité supérieure fait advenir les évènements d’en haut et à ce moment là, on croit en Dieu, au destin, à l’inévitabilité, soit on se penche plus modestement sur cette insoupçonnable machine à faire des instants qu’est l’évènementialité même, c’est-à-dire l’Héccéïté.  A quoi faut-il adhérer pour comprendre vraiment cette dimension là qui est finalement la seule authentique? A l’idée que notre unicité de personne (qui est bel et bien une certitude) est la plus impersonnelle qui soit, la plus anonyme, la plus désubjectivée et la moins volontaire qu’on puisse se représenter. Ce n’est pas du tout parce que je suis une personnalité unique que je vis des évènements particuliers, c’est parce que l’évènement même dans sa composition est unique (un agencement exceptionnel d’éléments bruts) que je suis une personne unique. Nous ne pouvons pas être autre chose qu’uniques, non pas parce que nous aurions une intériorité riche et hors du commun mais bien au contraire parce que nous ne consistons que dans cette écume événementielle passée à la moulinette de ces instants dont chacun est composé d’héccéïtés brutes. De cette perception linéaire de nos vies au fil de laquelle chacun de nous suivrait le cours linéaire de son cheminement chronologique, il nous faut passer à ce plan d’immanence à la hauteur plane de laquelle nous ne faisons que passer au crible d’évènements improbables, imprévisibles, exceptionnels.  Ce que décrit ici Philippe Lançon, c’est la brutale émergence de ce plan là dans le cours historique d’une existence qu’il n’est plus possible de concevoir seulement d’un point de vue autobiographique. 

  



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