mercredi 10 mars 2021

EMC 2021: "Réfléchir" la catastrophe et la combattre (penser et panser) - Bernard Stiegler


(Tous les propos qui suivent reprennent une interview du philosophe Bernard Stiegler au journal Ballast)

« La presse, la machine, le chemin de fer, le télégraphe sont des prémisses, dont personne n'a encore osé tirer la conclusion,  pour les mille ans qui viennent »

                                        Nietzsche : le Voyageur et son ombre § 278 (1879)


 
            Comment prendre un minimum de recul par rapport à ce qui « nous » arrive et produire un effort de compréhension susceptible de parvenir à des constats crédibles?
                La première chose à faire est de remarquer que nous vivons une accélération des transformations des règles qui font société, et cela depuis 250 ans. Par "anthropocène" c’est-à-dire "ère climatique dans laquelle l’homme devient un dérégulateur de la température planétaire", nous désignons le franchissement d’un seuil, l’émergence de nouvelles données qui recomposent les termes d’un problème fondamental: l’impact écologique du développement d’une espèce sur son milieu. Entre 1780 et 1850, la machine à vapeur passe à 4 chevaux de puissance utile à 5000 chevaux: cela bouleverse les conditions d’extraction du charbon et du fer, donc de la production de l’acier. Cela va transformer totalement notre société en la faisant passer d’une société rurale à une société industrielle. Avec le taylorisme et l’invention des chaînes de montage au début du 20e siècle, cette transformation va de nouveau s’accélérer. Joseph Schumpeter conçoit une théorie s’efforçant de rendre compte de cette fuite en avant de l’économie capitaliste appelée « destruction créatrice »:
         « L'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle – tous éléments créés par l'initiative capitaliste. [...] L'histoire de l'équipement productif d'énergie, depuis la roue hydraulique jusqu'à la turbine moderne, ou l'histoire des transports, depuis la diligence jusqu'à l'avion. L'ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs et le développement des organisations productives, depuis l'atelier artisanal et la manufacture jusqu'aux entreprises amalgamées telles que l’U.S. Steel, constituent d'autres exemples du même processus de mutation industrielle – si l'on me passe cette expression biologique – qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c'est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s'y adapter. »
Joseph Schumpeter 1943 Traduction française 1951 Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, p. 106-107.
           
            Schumpeter théorise l’alignement d’une société à ce processus d‘évolution rapide. Non seulement les innovations technologiques détruisent les apports de l’ancien au profit du nouveau mais il convient à chaque fois de créer la demande dans la population pour les besoins du « marché ». Les industries culturelles sont là pour inciter les gens à consommer les voitures, les marchandises. Ford disait qu’au bout de 10 ans il produirait un million de voitures chaque année. Il y est parvenu mais évidemment, du coup, il faut que le marketing crée dans l’esprit des gens la nécessité totalement artificielle, en un sens, de l’acheter. Ce qui s’est réalisé alors dans l’Humanité est hallucinant: ce ne sont plus les produits qui sont créés pour satisfaire les besoins mais les besoins qui sont artificiellement suscités pour justifier que l’on génère autant de produits.
           Ce qui a vu le jour c’est le capitalisme consumériste, à savoir une idéologie fondée sur le marketing: la consommation incite les populations à vivre, voire à bien vivre en consommant plutôt qu’à exister, plutôt qu’à « consister » (ipséïté). Nous nous posons la question de notre "niveau de vie" et plus du tout celui de nos intensités d'existence. Cette mutation va encore être accélérée lorsque le World Wide Web rend Internet accessible à tout le monde. Les réseaux sociaux vont alors transformer totalement les rapports entre les gens au sein des pays et également les relations entre le peuple et les gouvernants, jusqu'à ce que ces derniers soient moins des dirigeants politiques que des organisateurs passifs des rendements de ce mode de vie transformé en mode de consommation. Nous devenons ce que nous consommons "au lieu de devenir ce que nous sommes". C'est exactement ce que le philosophe Gilles Châtelet  veut désigner quand il donne à l'un de ces livres le titre suivant: "vivre et penser comme des porcs."
            A travers les technologies algorithmiques du calcul intensif s’est imposée ce que l’on appelle une « data economy », c’est-à-dire une économie visant à générer des prescriptions contrôlant nos comportements de consommmateurs et nos relations sans que nous puissions exercer le moindre contrôle à son égard. Un trader de Wall Street travaille avec une machine de calcul dépasse la sienne de façon exponentielle. La vitesse nerveuse de l’information au cerveau dans un corps humain est de 2 m à la seconde. Celle des machines utilisées pour le calcul algorithmique est de 200 millions de mètres à la seconde. Le calcul nous prend de vitesse en permanence: ce par quoi nous calculons devient ce par quoi nous devenons calculables, c’est-à-dire « prolétarisés ».
           
   
                    Que désigne ce terme de prolétarisation? Un prolétaire c’est un salarié qui ne vit que de ce qu’il gagne, qui ne vit qu’à partir de son travail, autrement dit, qui ne comprend pas vraiment ce qu’il fait, tout occupé qu’il est à gagner chaque jour de quoi survivre. En un sens, le premier à avoir pointé le danger du prolétariat, c’est à dire le danger de faire une activité sans comprendre en quoi elle consiste est Socrate. Dans le Phèdre, il décrit l’histoire de Thamous avertissant le Dieu Teuth contre les dangers de l’écriture. Avec l’écriture, nous ne ferons plus l’effort de nous souvenir. Avec le GPS, nous ne ferons plus l’effort de nous rappeler des rues d’une ville. Avec un portable nous ne ferons plus l’effort de voir les gens pour leur parler et ainsi de suite.  L’ouvrier d’une chaîne de montage travaille sur des machines qu’il ne comprend pas.  Le problème n’est pas la technologie mais le fait que nous ne comprenons pas ce qui se fait quand nous faisons quelque chose. La prolétarisation, c’est ce mode d’activité qui ne s’accomplit que dans une profonde ignorance de ce que l’on fait. Le savoir est devenu une notion vide, inutile, inefficiente. On est prolétarisé quand nos possibilités de savoir sont court-circuitées.
                Quand mon ordinateur ou mon portable termine à ma place mes phrases et mes mots, je suis soumis à une telle prolétarisation. Nous ne transformons plus le monde à l’aide de nos savoir-faire, nous sommes court-circuités par des machines qui nous rendent stupides. La philosophe Simone Weil qui travaillera deux ans à la chaîne dans les usines Alstom  évoquera « la torpeur » de l’ouvrier. En fait, nous passons du concept de travail à celui d’emploi. On perd son savoir de telle sorte que l’on devient dépendant du marché de l’emploi qui peut nous utiliser à moindre frais comme ouvrier non qualifié puisque, de fait, nous n’avons pas de qualification.
            A une échelle plus grande encore, c’est exactement ce qui en train de se produire en ce moment, à savoir une utilisation des Big Data qui rend obsolètes quantité de savoirs: le droit, la médecine, la statistique, l’urbanisme sont des professions qui tôt ou tard seront envahies, débordées par les algorithmes, lesquels sont programmées pour accélérer le processus de destruction/création décrit par Schumpeter. Utiliser des algorithmes, c’est nécessairement être rapidement dépassés par eux.
           
        Le grand économiste Allan Greenspan a été accusé de n’avoir pas vu venir la crise des Subprimes en 2008, mais il a clairement répondu qu’il était absolument impossible de comprendre comment ce système économique fonctionnait. Un économiste de renom avoue que l’économie libérale est absolument incompréhensible du fait de la vitesse de calcul des machines utilisées. Cette prolétarisation accélérée dont toutes les professions font déjà ou feront l’expérience a été évoquée voire prédite par Karl Marx dans son introduction générael à la critique de l’économie politique. Il y avait l’hypothèse selon laquelle le capitalisme conduit à une automatisation généralisée.
           
            En même temps, il faut relativiser les apports de Marx. Il vivait à une époque où les pro­lé­taires de Manchester crou­pis­saient dans la misère abso­lue. Difficile pour lui d’entrevoir ces mêmes ouvriers au volant d’une voi­ture avec cli­ma­ti­sa­tion, GPS et smart­phone à la main ! Ou d’i­ma­gi­ner qu’une voi­ture qui sort des chaînes amé­ri­caines de General Motors puisse pos­sé­der plus de 500 cap­teurs à même de ren­sei­gner des algo­rithmes. Ni pré­voir que de nou­velles tech­no­lo­gies mises au point par l’entreprise Generali puissent mettre en place un contrat d’as­su­rance deman­dant votre accord pour que les data de votre voi­ture leur soient trans­mises, afin de vous pres­crire par la suite com­ment la conduire. C’est en cours au niveau des assu­rances ; c’est déjà le cas pour les assu­rances sociales. Vous allez vous enga­ger à trans­mettre vos don­nées et on va vous dire de man­ger moins de graisses, moins de sucre. Et nous allons devoir le res­pec­ter, sinon nous allons payer des primes.  Marx pensait que le prolétariat renverserait la bourgeoisie et le capital. Nous assistons exactement au contraire et à la prolétarisation croissante de toute la population mondiale. Il faut donc bien renoncer au modèle marxiste et concevoir que ce n’est pas le prolétariat qui changera quelque chose.
                Selon une étude récente du MIT 47% des emplois des EU sont susceptibles d’être automatisés et donc de disparaître. Oxford dit que cela concerne 50 % des emplois en France. Si on prête attention aux projets stratégiques d’Amazon pour créer des magasins sans employés ou cette banque qui songe à remplacer les conseillers bancaires  par un système d’intelligence artificielle, on réalise qu’en effet, des millions d’emplois vont disparaître. Une telle évolution du capitalisme est auto-destructrice parce que les gains de productivité constituent un impératif qui crée plus de dommages que de consommateurs, plus de chômeurs dont le pouvoir d’achat est réduit que d’acheteurs potentiels, de telle sorte que le système crée les conditions de sa propre destruction. C’est dans les intérêts de ce que l’on appelle le capitalisme entrepreneurial que la nécessité de redistribuer les gains de productivité va se faire sentir et s’imposer tôt ou tard. Tous les entrepreneurs qui réfléchissent un tant soit peu le savent.
          

                La solution (pour tout le monde)  est donc d’en­ga­ger un pro­ces­sus de dépro­lé­ta­ri­sa­tion. Si les robots per­mettent de gagner du temps, que fait-on de ce temps ? Il faut le consa­crer à la recons­truc­tion des savoirs. On n’a plus de savoirs, on ne sait plus écrire ni comp­ter, ni même éle­ver ses enfants, on ne sait plus enter­rer ses parents : on ne sait plus rien faire, en fait… « Apprenez l’or­tho­graphe en deux jours », pro­posent des spams : ça coûte 1 600 euros et c’est fait pour les cadres supé­rieurs qui ne savent plus écrire, parce que les cor­rec­teurs ortho­gra­phiques désac­tivent leurs connexions synap­tiques. Ils désap­prennent tout, comme vous et moi. La future voi­ture auto­nome va nous désap­prendre à conduire.
                Il faut réaliser que la tech­no­lo­gie est un phar­ma­kon et que, sans pres­crip­tions thé­ra­peu­tiques for­mées par des ins­ti­tu­tions de savoirs nou­velles, le phar­ma­kon est néces­sai­re­ment empoi­son­nant. Mais pour pro­duire ces nou­velles pres­crip­tions, il faut les mettre au cœur d’une nou­velle façon de pro­duire de la richesse éco­no­mique lut­tant contre l’ère Anthropocène, et pour pro­duire l’ère Néguanthropocène, laquelle sup­pose une nou­velle macro-éco­no­mie valo­ri­sant l’économie contri­bu­tive. Si la tech­no­lo­gie redonne du temps, la ques­tion est de savoir à quoi est consa­cré ce temps. Ce temps doit deve­nir celui de la dépro­lé­ta­ri­sa­tion et de la for­ma­tion et l’acquisition de savoirs nou­veaux. Marianne Wolf, une neu­ros­cien­ti­fique spé­cia­liste de l’ap­pren­tis­sage de la lec­ture et de l’é­cri­ture, montre qu’il y a deux pos­si­bi­li­tés : soit vous êtes en rap­port avec une tech­nique dont vous igno­rez tout du fonc­tion­ne­ment et vous y êtes asser­vi, c’est-à-dire « adap­té », soit vous adop­tez qua­si-cau­sa­le­ment cette tech­no­lo­gie en en pres­cri­vant aus­si bien les carac­té­ris­tiques fonc­tion­nelles que les pra­tiques sociales.

 accélère l'entropie

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