mardi 16 mars 2021

Terminales 1/2/3 - Comment se constitue un Corps Politique ? (3)

 


                Qu’il n’existe de communauté qu’à partir de la religion explique, en partie, cette méconnaissance. Il ne peut exister d’exercice du pouvoir qu’à partir de la multitude, mais en même temps, cette multitude ne peut accepter ce pouvoir que pour autant qu’il ne vient pas d’elle. Il importe donc qu’elle se méconnaisse en ne se reconnaissant pas comme l’origine et finalement l’ordonnatrice de ce pouvoir auquel elle va inconsciemment accorder une fausse transcendance. Personne n’accepte de pouvoir s’il ne lui semble pas justifié, et comme dira Rousseau, plus tard, nous n’acceptons pas d’autre justice que celle dont on pense qu’elle est décrétée par une autorité supérieure.
        Une autre réponse plus conforme à notre siècle et à notre situation géographique  pourrait alléguer ce que Nietzsche a appelé « la mort de Dieu », c’est-à-dire la désaffection de la religion en Occident, le fait que cette croyance a perdu de sa force en Europe. Mais qu’on y réfléchisse un peu: Dieu est peut-être l’un des premiers effets de capture de la puissance par un pouvoir ou pour le dire autrement, l’une des premières formes d’auto-aliénation de la multitude. Par conséquent, ce n’est pas parce que cette figure là serait historiquement en bout de course que le mouvement qui l’a impulsé lui le serait.

  


Résumons: il y a des hommes et ces hommes sont traversés par des passions, des affects individuels. Mais des effets d’imitation de deux ordres (socialisation primaire et effets de masse) vont s’exercer à l’intérieur de ce champ humain des passions. Cela va petit-à-petit donner naissance à des affects communs, lesquels définissent le creuset même de toute normativité sociale, c’est-à-dire des effets de puissance dont il ne faut pas se demander s’ils ne sont que bons ou mauvais parce qu’à la vérité, ils sont en-deçà du bien et du mal. Ils sont ce à partir de quoi « il y a » du bien et du mal. La fabrique des mentalités qui constituent les mouvements à partir desquels s’amorcent des effets de « puissance » (ce par quoi on se sent d’autant plus légitimés à penser ceci ou cela que l’on est « tout un peuple » à le penser) se situe donc au niveau des affects. Les affects étant animés de dynamiques d’imitation, il construisent des ensembles. Ils sont donc voués à constituer des communautés.
        Pourquoi? Parce qu’aucun droit naturel humain ne peut s’instaurer isolément.  Les affects communs créent des effets de puissance: si l’on est seul, on fait contre soi l’expérience de la puissance de tous, et si je n’ai aucune puissance individuelle contre la puissance de tous mon droit ne peut en aucune manière s’élever tous seul contre tous. La puissance et le droit naturel sont fondamentalement liés. Ils sont faits de la même étoffe. Autant de puissance autant de droit. J’ai le droit naturel de faire tout ce que je peux faire, mais tout seul non seulement je ne peux rien faire mais ma puissance d’agir est sans cesse menacée par celle des autres. Par conséquent, je ne peux avoir de droit qu’en suivant l’affect commun faisant advenir une puissance commune qui fait instituer une communauté (communauté de droits, de biens, de protection, de consentement). La force de la communauté devient dés lors la force de mon droit. On pourrait même dire que plus nette et effective est mon adhésion à cette communauté, plus puissant est mon droit naturel étant entendu que ce droit naturel que j’ai individuellement, je ne le tiens vraiment que pour autant qu’il est collectif, commun, qu’il s’intègre dans la potentia multitudinis en tant qu’il se fédère dans un Impérium.
        Finalement il n’y a qu’un point sur lequel Spinoza et Hannah Arendt s’oppose ici mais il est de taille, c’est celui de la liberté, de l’origine: Affect pour Spinoza, Liberté pour Hannah Arendt. Mais une fois posée cette distinction fondamentale, nous sommes devant le même phénomène qui est celui du politique pur: aptitude des hommes à réaliser des communautés (polis) à partir desquelles une puissance peut devenir un « agir ».
               

Toutefois pour que cette puissance de la multitude, devienne un agir, commun  il faut que cette puissance s’auto-affecte ou s’auto-aliène, se donne une transcendance falsifiée. Politiquement rien ne peut venir d’ailleurs que de cette multitude mais cette multitude ne s’obéirait pas à elle-même dans cette conscience lucide qu’elle le fait, qu’elle est à la fois ce qui ordonne et ce qui obéit. Il faut qu’elle se fasse croire à elle-même qu’elle est dirigée par une autorité dont la nature la dépasse, l’excède, la surpasse. Le roi est roi de droit divin. L’imperium avance toujours masqué, sans dire son vrai nom, sans livrer sa véritable origine. Nous n’obéirions aux ordres de l’Etat si nous pensions que l’Etat n’est rien d’autre que notre puissance à nous: la multitude, mais c’est pourtant bel et bien le cas. Evidemment, il est difficile de ne pas souhaiter que nous parvenions un jour à expérimenter cette lucidité, à la réaliser, dans les deux sens du terme, c’est-à-dire à l’accepter et à l’effectuer. C’est cela notre Eldorado, notre « Eden », l’axe vers lequel il convient que nous inclinions nos lignes politiques tendancielles. C’est l’avenir de la politique, ce à quoi il convient que nous ne renoncions JAMAIS. Que l’évolution de la politique aujourd’hui aille exactement dans le sens contraire de cette ligne tendancielle ne peut ni ne doit nous décourager, ne serait-ce que parce que les analyses de Spinoza sont d’une sobriété et d’une rationalité quasiment imparables.
             
Mais ce serait une grave erreur de se lancer dans cette quête sans d’abord comprendre les ressorts qui anime en profondeur la constitution d’un corps politique, et donc précisément cette dynamique étrange par le biais de laquelle la multitude a besoin de croire à une autorité transcendante. En fait tout cela vient de l’origine même du processus, à savoir de l’affect.  Que Dieu existe ou pas, il y a un affect religieux et cela est absolument irrécusable. Cet affect a probablement un rapport avec ce que Rudolf Otto appelle « le numineux », c’est-à-dire finalement le sentiment d’être « écrasé » par de l’infini.  De fait, l’individu fait l’expérience de sa finitude. L’institution de la religion va cristalliser cet affect là mais dés lors qu’historiquement, l’évolution d’une société va vers l’épuisement de cette croyance, d’autres concepts vont prendre cette place, des concepts sociaux: la propriété, le travail , la personne humaine en tant que « valeurs » vont investir ce temple déserté par les anciens Dieux. C’est ce que dit Emile Durkheim. Il n’y a que la terre et le ciel est vide, mais c’est nous qui, depuis la terre, ne cessons de peupler le ciel. « la divinité c’est la société transfigurée et pensée symboliquement. » En d’autres termes, le religieux a été la première forme de l’autorité du social, mais il ne peut en revendiquer l’exclusivité. Finalement le religieux est la première capture de la puissance de la multitude, première forme d’auto-affection de la multitude, première manifestation de la capacité de la multitude à se dissimuler à elle-même l’exhaustivité de sa puissance.

4)  Capture et complication de la "potentia multitudinis" par les institutions 

            

        Evidemment, nous nous situons ici dans une perspective qui est exactement celle de Spinoza mais qui, en même temps, requiert de la part du lecteur un effort de réalisation conséquent, voire probablement plus que cela. La notion d’ « impérium », ou d’Etat politique revêt un sens que l’on ne peut absolument pas comprendre si l’on a du mal à saisir les deux notions de transcendance et d’immanence. Pour Spinoza, rien n’existe autrement que sur le fond d’une puissance immanente qui est « Dieu » ou la nature, ou la vie. Cette puissance est celle qui anime  tout ce qui est. On pourrait dire qu’elle vient toujours du bas et que rien, absolument rien n’est au-dessus d’elle. Ce qu’ « il y a » c’est ce désir de persévérer dans son être tel qu’il se manifeste en toute réalité, en tout être. En un sens, on pourrait dire que la philosophie de Spinoza consiste à situer Dieu dans la réalité davantage que dans la religion. Quels que soient l’institution, le culte, le rite,  la philosophie, le pouvoir qui développent l’idée que quelque chose soit fondamentalement au-dessus de nous, ils « mentent ». Ce qu’il y a toujours avant c’est le social. En un sens, Spinoza est réellement le fondateur de la sociologie, tout simplement parce que ce qu’il y a humainement avant toute autre chose, c’est du social. Le religieux est probablement l’une des premières formes revêtues par le social mais il y en aura d’autres.
        L’imperium désigne cette capacité du social de s’élever au-dessus de chaque individu en exerçant ainsi une autorité. C’est donc le mouvement même du social que d’être  une puissance immanente qui va se donner plusieurs formes d’autorités transcendantes et parmi elles,  figure en très bonne place (puisque il s’agit de la première chronologiquement)  le religieux. L’imperium est donc finalement une puissance dotée de cette capacité de faire advenir des pouvoirs. C’est ainsi qu’elle ne peut manquer de susciter des tentations de pouvoir pour toutes celles et ceux qui veulent satisfaire un appétit de domination. Dés lors, il devient impératif de capter la puissance de la multitude pour s’en servir sur elle, pour se donner toute légitimité à exercer un pouvoir à partir de la puissance de la multitude et surtout sur elle. Quiconque se révèle capable de mener à bien un tel détournement acquiert un pouvoir quasiment surhumain. Finalement tout exercice du pouvoir est en un sens une usurpation de la puissance puisque en fait la seule origine de ce pouvoir est la puissance de celles et ceux sur qui elle s’exerce mais en même temps elle profite d’une capacité d’auto-affection qui se trouve bel et bien dans l’imperium lui-même. Il est difficile de rendre compte de cet étrange processus sans évoquer une auto-aliénation. Quelque chose de la puissance de la multitude semble avoir besoin de s’auto-aliéner pour s’exercer, pour s’effectuer. Il s’agit de se rendre sensible à cette efficience là sans la critiquer ni vouloir la refréner absurdement parce que c’est probablement impossible. Le social c’est ce dont la puissance ne peut se libérer qu’en s’aliénant. Il faut regarder cette vérité en face si l’on veut avancer sur cette question.

   



        Ce que Spinoza nous permet de penser ainsi, c’est une théorie politique de l’immanence qui nous fait réaliser que finalement l’exercice du pouvoir est toujours d’emprunt. Les hommes de pouvoir détournent une puissance qui ne vient aucunement d’eux mais de la multitude.  On sait que déjà La Boétie dans son discours sur la servitude volontaire avait « détricoté » cette étrange filiation en rétablissant très exactement cette relation gouvernant / gouvernés dans son rapport originel, premier: « Comment a-t-il  (le gouvernant) tant de mains pour vous frapper s’il ne les prend de vous?  Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous si ce n’est pas vous ?» Finalement dans une manifestation réprimée par l’autorité de la force publique, les mains qui nous frappent, ce sont les nôtres, et ce n’est pas là une remarque symbolique, c’est une simple remise à l’endroit d’un processus que nous avons coutume de prendre toujours à rebrousse poil: ce n’est jamais à partir d’une transcendance effective posée comme valant de droit (divin ou pas) que s’exerce un pouvoir sur les hommes, c’est parce qu’il y a d’abord des hommes dotés en eux-mêmes par eux mêmes d’une puissance (l’imperium) qu’il y a le pouvoir de quelques-uns sur tous les autres.
        La multitude est dotée du pouvoir de s’auto-affecter, c’est-à-dire de susciter des passions dont elle est à la fois celle qui les reçoit et celle qui les provoque. Elle est touchée par des affects dont elle est également celle qui les suscite. Mais évidemment cette puissance va se voir l’enjeu de plusieurs captures par des pouvoirs de type religieux, institutionnel, politique en un certain sens (il y a une distinction entre pouvoir et puissance d’un point de vue politique aussi), économique, etc. Or, une fois capturée, cette puissance d’auto-affection que l’on peut appeler l’imperium va changer de forme, elle va passer d’une puissance d’affection immédiate à une puissance médiate, et c’est ainsi que naît finalement le pouvoir. C’est toujours sur le fond d’une puissance que naît l’illusion d’un pouvoir. Un intermédiaire va confisquer à son profit cette puissance d’auto-affection et la retourner vers celles et ceux qui, conséquemment vont s’ignorer comme source même de cette puissance d’auto-affection. C’est ainsi ce que l’on peut appeler l’entrée de la multitude dans l’ordre institutionnel. Qu’est-ce qu’une institution? C’est une capture de la puissance  de la multitude.        
              

                Ainsi commence une sorte de cycle: l’affect commun théologico-superstitieux  s’offre à la capture qui  donnera naissance à l’institution de l’Eglise et à son pouvoir spécifique: le pouvoir des prêtres. Passant du statut d’immédiateté à celui de médiateté, l’imperium qui était la souveraineté du social devient l’exercice d’une souveraineté qui sera celle de l’institution, souveraineté politique. Ainsi l’imperium est d’abord cette force morale de la société comme l’avait définie Durkheim, puis cette puissance va s’offrir à la capture institutionnelle de plusieurs pouvoirs. Tout part donc fondamentalement d’une capacité d’auto-affection que l’on pourrait qualifier de socio anthropologique, c’est-à-dire qu’elle se situe au niveau de l’Homme. Le premier pas de la capture inaugure un processus au fil duquel les institutions vont s’enchaîner les unes aux autres en s’appuyant les unes sur les autres. C’est ce que dit Alexandre Matheron: de l’affect théologico religieux découle le pouvoir de l’Eglise, lequel engendre le pouvoir politique (de droit divin). Du pouvoir politique vient le pouvoir monétaire. Parce que je crois à la divinité (affect commun) j’adhère à son église, je reconnais le pouvoir politique du Roi qui l’est « de droit divin » et j’accepte le signe monétaire. 
                Plus les intermédiaires se succèdent, plus la puissance d’auto-affection de la multitude est déguisée, dissimulée, plus la multitude s’ignore elle-même. C’est ce qui explique que si nous analysons les sociétés aujourd’hui, nous avons d’autant plus de difficultés à revenir à l’imperium parce qu’il est recouvert de toutes les couches institutionnelles dont l’effet est de cacher à la multitude qu’elle est la source même de tous les pouvoirs, ce dont ils ne sont que des effets de capture. L’ordre institutionnel est devenu tellement compliqué qu’il est difficile voire impossible de remonter à la source. On ne peut le faire qu’en recourant à la fiction d’une scène primitive.
           

            La société est toujours déjà institutionnalisée, structurée, prise dans ces effets successifs de capture qui en dissimule la nature authentique qui est de s’auto-affecter. C’est aussi par ce processus que la société se trouve fracturée, divisée, morcelée en classes sociales avec des pouvoirs différents, lesquels donnent plus ou moins de pouvoir à tel ou tel au sein même de cette société. L’auto-affection devient par la même un processus d’auto-aliénation.
        Mais alors comment définir cette multitude qui finalement est l’origine de tout pouvoir sans le savoir? Elle n’est pas une catégorie sociologique, ni définissable ou détectable concrètement, réellement. La multitude n’a pas de réalité paradoxalement puisque elle est en même temps l’origine même de l’état actuel de la société. Elle est la puissance génératrice et invisible du social, ce sans quoi rien de la société ne serait mais en même temps ce qui ne se donne à voir que défiguré, méconnaissable. La multitude n’est pas la masse, la foule, « les gens » ou quelque représentation du grand nombre, et surtout pas la majorité. Ce qu’est la multitude, c’est peut-être ce que l’on perçoit quand on pointe l’indétermination ou l’instrumentalisation réitéré du vocable de « peuple ». Tous les hommes politiques prétendent représenter le « peuple » sans jamais y parvenir et surtout sans être jamais capable d’identifier réellement ce concept toujours revendiqué mais jamais défini. Ce qui fait l’unité du peuple en réalité c’est cette puissance d’auto génération d’affects mais celle-ci jamais ne se donne à voir ni à expérimenter.

   


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