jeudi 11 mars 2021

Etre soi et "avoir lieu"- L' héccéïté (texte de Philippe Lançon extrait de son livre: "le lambeau")

    


                Le texte de Philippe Lançon va jusqu’au bout d’une perspective philosophique et métaphysique forte qui porte sur le rapport qu’entretient un être humain conscient avec l’évènement. Lorsque nous sommes sommés ou désireux de définir un tant soit peu qui nous sommes, nous faisons spontanément refluer notre mémoire ou notre auto évaluation vers des actes anciens, marquants, vers des réalisations dont nous sommes fiers, ou bien vers la façon que nous avons expérimenté de faire face à des épreuves, etc. Et nous en déduisons des sentences, des qualifications assez définitives: je suis comme ceci ou je suis comme cela, mais c’est complètement faux, nous le savons bien, non seulement parce que nous pouvons nous soupçonner à bon droit de complaisance ou au contraire,  d’acharnement obsessionnel, mais aussi parce que ce que l’on dit de soi-même ou de quelqu’un d’autre est un discours. C’est du discursif qui, comme son nom l’indique rompt une cursivité, une dynamique, un flux continu, mouvant. Ce que l’on est ou ce que les autres sont s’effectue davantage dans le mouvement continu de cette cursivité que dans un « discours ».
                    


                    Mais cette cursivité n’exprime aucunement un « trajet », une ligne qui suivrait une direction linéaire. Ce n’est pas un tracé sur une feuille, c’est une intensité dans un champ. C’est cela l’aïon des grecs par opposition à la perception chronologique. Ce que l’on est VRAIMENT, c’est cette intensité qui se libère continument mais aussi au gré de chiffres extrêmement variables. C’est en tant qu’intensités que nous composons avec toutes les composantes d’un évènement « un champ d’immanence ». Quelque chose d’extrêmement profond se fait jour quand vous réalisez que les hommes, les animaux mais aussi les volumes, les couleurs, les températures, etc. « durent » plus qu’elles ne « sont ». Le rouge n’est pas rouge, il rougeoie. C’est exactement ce que disent les Stoïciens. Une couleur n’est pas cette couleur, elle intensifie plus ou moins le fait d’être rouge sans jamais assumer cette détermination (elle ne le peut pas, cette couleur est une classification linguistique). Elle persévère dans son être. « Etre rouge », c’est ce vers quoi elle s’efforce ou disons que cela qualifie sa zone d’efficience, de persévérance en elle-même. Vous pouvez vous satisfaire des mots mais vous savez bien que ceux-ci ne font que nous « aider » (mais ce n’est pas forcément une aide) à circonscrire des seuils, des paliers grâce auxquels nous disons: "globalement c’est là que ça se situe: être moi en ce moment, dans cette zone là "
                  

Le miracle en écriture qu’est Virginia Woolf, c’est celui d’être une femme assez perspicace et surtout assez tenace littérairement pour situer son style « là », c’est-à-dire dans cette conscience qu’on n'est jamais seulement ceci ou cela, que les mots sont seulement utiles pour qui acquiert la totale lucidité de leur efficience asymptotique (il se rapproche, définissent un cap mais jamais un fait, une expérience, une réalité) et cela donne la promenade dans Londres de Mrs Dalloway: « Elle ne dirait plus de personne, il est ceci, il est cela. Elle se sentait très jeune ; et en même temps, incroyablement âgée. Elle tranchait dans le vif, avec une lame acérée ; en même temps, elle restait à l'extérieur, en observatrice. » C’est du génie parce que Virginia Woolf utilise le dis-cours mais avec une intensité stylistique à même de faire signe de ce flux d’intensité que l’on est vraiment: « stream of consciousness ».
        Cela a un rapport avec l’Héccéïté parce que cela se distingue de la quiddité et de la possibilité. La quiddité, c’est le souci de la définition: je suis ceci ou je suis cela. Quelle est cette chose. Le Socrate de Platon exprime toujours le souci de la quiddité: quelle est cette chose dont on parle? Mais justement dans chacun des dialogues de Platon on finit par se rendre compte que se mettre d’accord que la convergence des définitions sur l’objet de la discussion n’est pas du tout le point de départ du dialogue mais pointe vers ce que pourrait être son aboutissement. Si nous savions déjà de quoi l’on parle, aurions-nous encore le besoin d’en parler? L’héccéïté court-circuite la quiddité en posant qu’avant qu’une chose soit, la situation « est ». Les choses et les êtres ne sont jamais qu’en situation, composées avec plein d’autres éléments. Cet effort d’abstraction par le biais duquel nous extrayons des choses et des êtres est finalement déjà « faux ». Bien sur aucune discipline de savoir objectif ne peut se déclencher autrement qu’à partir de cette extraction mais cela n’empêche pas que l’on est déjà en train de parler d’autre chose.
        Nous comprenons exactement ce que veut dire Mrs Dalloway: plus jamais elle ne dira de personne « il est ceci ou cela » parce que les personnes ne sont jamais qu’en situation. La vérité pure, effective, c’est ça: rien n’est qu’en situation. « Un homme plus un homme plus une femme plus une rue, plus un chien plus une grille, plus une lumière, etc. » Saisir le « il y a »  propre à une situation c’est réaliser que rien jamais n’est en dehors de cela, c’est comprendre que la plupart du temps, la réflexion  philosophique joue avec ses cubes: étant entendu que Philippe Lançon existe, que lui est-il arrivé?  Mais Philippe Lançon n’est jamais autre ni ailleurs que dans des situations où sa personne doit se composer avec plein d’autres éléments et il en va de même pour nous. La violence et la soudaineté de cet évènement là: le mitraillage de la rédaction a momentanément plongé Philippe Lançon dans cette lucidité de l’héccéïté, dans l’émergence pleine et indiscutable de l’Aïon. Et là les mots sont effectivement rendus à ce qu’ils sont vraiment: à savoir « en retard » par rapport à trois réalités:
- la factualité pure d’un instant T
- La fluidité d’une conscience qui ne se perçoit plus comme une succession d’épisodes mais comme une libération d’intensités.
- Un plan d’immanence au sein duquel il est impossible de séparer des choses ou des individus.
            

                        Nous touchons ici au paradoxe le plus complexe, le plus difficile à percer:  « ce sont les héccéïtés qui s‘expriment dans des articles et pronoms indéfinis: « un » « un cinq heures moins le quart », mais des indéfinis qui ne sont pas indéterminés, dans des noms propres qui ne désignent pas des personnes mais marquent des événements, dans des verbes à l’infinitif qui ne sont pas indifférenciés mais constituent des devenirs ou des processus. C’est l’héccéïté qui a besoin de ce type d’énonciation. Héccéïté=évènement. »
                Ce qu’ « il y a », ce sont des situations, des évènements et c’est TOUT. Le fait que nous ne cessions d’alimenter des monologues intérieurs avec des pronoms personnels créent l’illusion d’optique de l’existence personnelle: « il m’est arrivé telle chose » (tout histoire qui commence par « Je » est déjà une histoire au sens de « raconter des histoires », c’est déjà un mensonge) , la vérité étant qu’il est arrivé une situation dans laquelle être moi a été une composante et être moi sera toujours à jamais une composante. Que je sois conscient de moi-même ne prouve pas du tout que j’existe, comme le croit Descartes, mais seulement que des situations existent et ce ne seront jamais, JAMAIS autre chose que des situations. Dés que votre esprit s’abstrait de la situation pour dire « je », il divague, il hallucine, il raconte autre chose que l’authentique réalité (du coup, pour savoir ce qui se passe vraiment il faut passer du mode personnel au mode le plus impersonnel qui soit). C’est la raison pour laquelle nous ne sommes jamais plus proche de la vérité que lorsque nous utilisons des articles indéfinis. C’est bel et bien ça qu’il se passe: des « Cinq heures moins le quart ». 
            On perçoit bien ça dans le langage courant: quand nous voulons faire comprendre qu’il s’est produit un évènement particulier nous utilisons étrangement des termes indéfinis: « une sorte de…Une espèce de…le fameux « quelque part » ». Ça a joué « quelque part » alors que ce que nous voulons dire justement c’est que cela a joué dans un lieu très précis, pas n’importe lequel. Nous cerclons la singularité irréductible d’un lieu par de l’indéfini, parce que ce « où? » nous échappe.  C’est un peu comme si le principe d’indétermination de Heisenberg prenait une dimension très effective et très expressive. Dire où ça se trouve, c’est se retrouver condamné à ne pas pouvoir dire à quelle vitesse effective ça se passe. L’authenticité de la perception met en demeure l’inefficacité de la langue à réaliser vraiment de quoi elle parle et à lui faire avouer qu’elle n’en a aucune idée.
                    
        La littérature des très grands écrivains ou des grandes écrivaines consiste alors à explorer la capacité d’une langue à exprimer l’impersonnalité des situations, leur anonymat, leur factualité inassignable, leur fluidité incohérente pour que nous percevions à quel point c’est dans ce creuset là que nous sommes et pas un autre. Mrs Dalloway est pris dans un discours intérieur mais en même temps, elle ne fait que noter en pure observatrice des voitures, des rues, des passants, des grilles, des bus, etc. Elle ne se raconte pas d’histoire à elle-même et si effectivement elle dit je ce je est comme un il dont l’emploi est aussi impersonnel que lorsque nous disons qu’« Il » fait froid. Nous réalisons que ce que nous sommes: des composantes de situations. En même temps, il faut réaliser que cette froideur glacial des héccéïtés suffit à contenir tout ce qui fait notre unicité, notre soi-disant jardin intérieur. Nous n’avons rien de spécifique par nous-mêmes, c’est hors de nous mêmes dans ce grand dehors là que se situe le secret même de notre originalité.  Plus nous parviendrons à nous rapprocher de l’impersonnalité pure, plus paradoxalement nous serons proche de ce qui nous fait être vraiment ce que l’on est, en dehors de la prétention d’une définition ou de la caducité de ce qui n’est que « possible ». L’unicité de notre individu se fonde en réalité sur la fulgurance sidérante et inimitable des situations dans lesquelles nous nous incarnons, nous « pointons » comme à l’usine sauf qu’ici c’est d’une étrange fabrique dont il est question: celle de l’effectuation des instants, de l’héccéïté des évènements, étant entendu que rien n’échappe à cette condition de s’effectuer dans « UN » évènement: « Le monde dit Wittgenstein, est tout ce qui a lieu ». La croyance d’être une personne dotée d’un moi doit s’incliner devant cette évidence: « ce que je suis c’est la composante d’un « avoir lieu » » . C’est sur cette vérité là que les mots de Philippe Lançon prennent acte d’un retard précieux et philosophiquement, littérairement révélateur.


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