lundi 1 mars 2021

HLP - Pourquoi faire tant d'histoires de l'Homme? Violence, Histoire et Humanité

   

Bref, si notre histoire est violence c’est parce que notre être consiste fondamentalement dans une violation, dans l’hybris, la démesure, et c’est ce dont nous nous rendons bien compte quand nous posons à propos de l’homme les trois questions qui constituait le plan du texte de Sophocle:
- Que peut l’Homme? Tout
- Quel est son devoir? L’autolimitation, ce qui revient finalement à répondre également tout: limité par rien, il est une créature d’interdits, de tabous, de lois, de commandements, de rite et de rituels (c’est finalement ce que dit parfaitement la notion de « pharmakon »: artifice, charme, remède et poison mais aussi bouc émissaire, victime expiatoire d’un pouvoir qui le définit
- Qu’est-il fondamentalement? Historique.
        Nous comprenons ainsi parfaitement ce que signifie cette référence au Deinos: le lien entre l’histoire et la Tragédie, ce point de rencontre entre le réel et la fiction, c’est-à-dire cette apparition étrange dans l’histoire « inventée », imprégnée de mythologie d’Antigone d’un Stasimon qui finalement énonce une vérité indépassable, tente une définition paradoxale en ceci qu’elle décrit l’homme comme un processus qui ne connaît pas la moindre limitation naturelle. L’homme est contenu dans ce chant entièrement. Il ne peut pas y échapper et c’est comme un destin humain qui s’effectue, s’annonce et se termine dans ce chant sauf que….s’il est contenu dans ce chant c’est paradoxalement parce que ce chant le définit comme « l’incontenable même » comme la créature qui pose problème en ne se conformant pas au dessein naturel de la création et c’est cela qui fait histoire dans les deux sens du terme: c’est cela qui fait tragédie et c’est cela qui fait la discipline historique, ou en d’autres termes qui définit l’histoire comme le mode d’être généalogique de l’homme.  Que l’homme soit sujet d’histoire peut ainsi s’entendre en plusieurs sens:
- Il se raconte des histoires (mythologie)
- Il est cette anomalie d’une créature qui choisit son mode d’évolution, qui le garde en mémoire par l’écriture (rétention tertiaire)
- Cette évolution varie en fonction des vitesses, des aléas de son histoire et des pharmaka. Cela signifie que tout en l’être humain est objet d’histoire: de sa vie, ses façons de penser, de vivre, d’être jusqu’à sa mort ou à sa détermination sexuelle (c’est historiquement que nous déterminons comme homme ou femme et pas naturellement). Il est la créature dont on peut dire que la généalogie historique s’est substituée à toute évolution naturelle.
- L’homme est également sujet d’histoire parce qu’il est impliqué dans la tentative de donner du sens à sa vie. Il est prêt à supporter les pires souffrances pourvu qu’on les intègre dans une visée, dans une réalisation. C’est en ce sens qu’il ne vit que pour faire histoire.
              

                Ce dernier trait est fondamental dans la mesure où cet impératif qui fait partie intégrante de la motivation de l’être humain à exister se conjugue avec l’absurdité d’évènements historiques humains comme les génocides, l’épuisement des ressources naturelles au nom d’un impératif démesuré de croissance, des modes de vie incluant des économies fondées sur des désirs artificiels et non nécessaires.
            Il nous faut aller jusqu’au bout de la logique dialectique de cette donnée fondamentale de l’être humain: s’il agit de façon absurde, démente et démesurée c’est pour avoir de quoi faire sens, c’est parce que la tâche de donner du sens ne peut se concevoir qu’à partir d’une réalité chaotique. Il se manifeste ici un « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde) crucial pour réaliser le plus que nous le pouvons, l’histoire dans laquelle nous sommes embarqués.  Que l’homme soit cette créature auto-limitative implique qu’il s’engage dans un jeu de limite et de dépassement sans fin, puisque la limitation ne pouvant s’effectuer que par l’homme, rien ne saurait s’opposer à la tentation offerte qu’il la franchisse, ne serait-ce que pour la raviver.
        L’être humain a donc à la fois besoin de s’interdire à lui-même certains actes en les créditant d’une fausse transcendance soit en les assignant à des lois divines, soit en les faisant appliquer comme des lois civiles, mais puisque en réalité rien ne saurait assumer cette autorité de l’extérieur, l’homme se retrouve dans cette situation paradoxale de violer sans cesse cela même qu’il ne cesse d’instituer et conséquemment d’agir absurdement afin que cent fois sur le métier du chaos des affaires humaines il puisse remettre l’ouvrage de faire sens à partir de l’incohérence.
        L’occident n’aurait donc été qu’une parenthèse de platonisme et de religion transcendante dans un bloc de pure immanence tragique. C’est bien là l’une des thèses les plus profondes de Nietzsche et ici de Castoriadis: « il ne peut pas y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question: dans le monde platonicien et dans le monde chrétien. » Notre histoire est tragique parce que la tragédie est la vérité de l’histoire, c’est-à-dire que cette condition tragique d’être à soi-même à la fois ce qui se limite et ne cesse de violer ce qui se limite pour que cela ait à se limiter encore et à s’outrepasser de telle sorte que mesure et démesure, sens et non sens, chaos et Raison « tricotent » ainsi le fil d’une histoire toute à la fois magnifique et désespérée est indiscutablement la notre. On ne voit donc pas comment l’histoire pourrait décrire autre chose que de la violence à partir du moment où l’homme en temps que fils du Deinos est à la fois auto limitation et violation de cette auto limitation. Que l’homme ne cesse de s’auto-limiter ne peut avoir pour corollaire que l’évidence de son autodestruction.
          

Si nous voulons qu’il cesse de s’auto-détruire, il importe donc qu’il cesse de s’auto-limiter, mais cela ne signifie pas du tout qu’il donne libre cours à toutes ses pulsions. Cela suppose qu’il transforme le rapport qu’il a institué avec les pharmaka. L’avertissement de Thammous à Teuth est toujours et plus dramatiquement encore d’actualité. Les innovations et les rétentions tertiaires ne doivent pas s’imposer à nous comme l’occasion de ne plus faire l’effort de nous souvenir, de penser, d’agir, d’être, ou encore de devenir. La solution à ce problème est assez claire: il importe que la finalité de la technologie soit détachée de celle de la production, du gain spéculatif et des impératifs d’une croissance économique effrénée. Cela suppose, en termes grecs que la techné soit détachée de la poiesis pour devenir de la praxis et ainsi se confondre avec le summum de la praxis, à savoir l’esthétique. Nous retrouvons ici une hypothèse déjà formulée: il faut envisager la possibilité que l’ode à l’homme de Sophocle dans Antigone formule un problème dans la forme même de sa solution, à savoir que l’esprit tragique en tant qu’il est cela même qui s’effectue au sein d’une oeuvre d’Art décrit comme un mode d’existence dont la caractéristique est la célébration et l’immanence.
        Que notre histoire soit une succession de tragédies, c’est ce à quoi nous ne pourrons remédier qu’en écrivant des tragédies au cours même de notre histoire. Nous nous sommes pris au jeu de la tragédie jusqu’à l’intégrer violemment dans notre histoire, il importe désormais d’inverser le mouvement et de remonter jusqu’aux origines de telle sorte que notre histoire se réduise à la pure célébration de la Tragédie comme style d’écriture. Que l’être humain célèbre le fait d’exister par la tragédie plutôt que d’exister tragiquement au fil de l’histoire, c’est bien là l’enjeu crucial des années à venir, c’est l’intelligence indépassable de la quasi-causalité Deleuzienne qu’il va s’agir pour nous de mettre en oeuvres au sens propre comme au sens figuré. La quasi-causalité désigne la capacité de devenir quasiment la cause des évènements tragiques qui nous frappent en évitant l’écrasement par le jeu d’une bifurcation artistique (le jazz manouche créé par l’accident de Django Reinhardt, le blues par la captivité des esclaves, la plainte élégiaque par le malheur de Job, l’errance d’Oedipe et Antigone par l’implacabilité du destin). La quasi causalité c’est une façon joyeuse et inespérée de constituer un stoïcisme moderne.
 

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