lundi 23 mai 2022

Terminales 2/4/5/6: Peut-on avoir raison contre l'état?


 (Il n'est pas du tout question ici de traiter vraiment ce sujet par une dissertation, mais de le rendre "traitable" dans une perspective d'examen. Vers la fin, le propos s'oriente vers une réponse possible, mais l'essentiel est de percevoir l'amplitude du champ problématique proposé par une telle question)

Qu’est-ce qu’un état? C’est un territoire sur lequel s’exerce une autorité fondée sur le Droit et appuyée par une force publique, ou en d’autres termes, c’est un espace sur lequel s’exerce en plus des lois naturelles des lois non naturelles, des lois civiles unissant entre eux des citoyens qui vivent tous dans le cadre d’existence régi et défini par ces lois.  En d’autres termes, dans ce « lieu », ce que l’on peut faire physiquement est doublé ou redoublé de la question de savoir si on peut le faire légalement. C’est comme si en plein milieu d’une partie d’échecs, vous vous demandiez si vous pouvez bouger votre roi de trois ou quatre cases. Vous pouvez le faire physiquement mais alors, vous sortez du cadre de toute partie d’échecs. Vous n’avez pas le droit de faire ça. Vous n’avez pas « raison » de le faire. Le fait même que vous fassiez une partie d’échecs inclue que vous en ayez accepté les règles et si pouvez gagner contre vote adversaire, vous ne pouvez pas l’emporter sur les règles qui rendent simplement possible le fait que vous soyez en train de jouer. On sait ainsi la puissance élémentaire, basique, fondamentale de l’Etat: puis-je être dans mon droit contre l’autorité qui institue le droit sur un territoire donné? Puis-je avoir raison contre l’autorité grâce à laquelle le territoire sur lequel je vis n’est pas un lieu quadrillé par des lois naturelles mais administré et régi par des lois rationnelles?  Puis-je être dans mon droit contre le droit au sein d’un état? 

Evidemment, si nous en restions là, nous ne verrions pas comment la réponse positive serait envisageable. Or il faut bien qu’elle le soit puisque la question nous et posée. Des exemples peut-être nous viennent en tête pour lesquels il nous semble évident que certaines lois ne sont pas juste, c’est-à-dire que le droit appliqué dans tel ou tel pays à tel ou tel moment n’étaient pas justes et incitaient à ce que Thoreau a appelé « la désobéissance civile », mais avant de les envisager, il faut bien saisir le poids du mot « raison » et son lien structurel avec la notion d’Etat. La Raison désigne finalement cette faculté par le biais de laquelle nous considérons toute situation, toute réalité, toute idée, toute existence, sous l’angle de l’universel, c’est-à-dire sans faire entrer en compte quelque référence que ce soit à une situation singulière, à un privilège, à une anomalie ou à un traitement de faveur.  Vivre dans un état implique donc que chaque citoyen adhère à un raisonnement fondamentalement « universel » à la lumière duquel il est un être anonyme au regard de l’application des lois, par « anonyme », on peut entendre dont le nom ne donne droit à aucun traitement d’exception.

Nous retrouvons ici le paradoxe apparent (mais ce n’en est pas un) de la philosophie d’Emmanuel Kant et plus particulièrement de la notion de loi morale: la loi est l’expression et la manifestation de la liberté humaine parce que c’est par l’exercice de notre raison que nous sommes humains, autonomes, sujets « constituants ».  Tout ce qui en nous nous est dicté par nos sentiments, nos sens, nos passions, nos pulsions est naturel, animal, et nous ramène à un statut de passivité fondamental et surtout non-humain. Un état c’est un lieu dans lequel ni la force naturelle ni la passion ni les sentiments, ni les envies ne font droit. C’est donc un espace dont les habitants acceptent de toujours faire prévaloir leur raison sur leurs appétits, sur leurs sensibilités, sur leur force naturelle.  Nous sommes des Humains parce que nous sommes dotés de cette aptitude à l’universel grâce à laquelle le monde n’est pas exclusivement régi par des lois naturelles mais aussi par des lois civiles dans la construction desquelles la liberté humaine, son activité s’effectuent par l’universalité de la loi morale.  Aucun humain ne peut être soumis par des lois puisque c’est en tant que tout humain est législateur qu’il s’y soumet.  Un état c’est finalement un lieu dans lequel se concrétise, de ce point de vue, l’humanité de l’homme par l’application de lois qui s’imposent uniformément à tous les citoyens. 

On réalise alors toute l’amplitude problématique de ce sujet: puis-je avoir raison contre l’autorité dont le critère de légitimité et la justification même est la raison?  La question n’est pas du tout celle de savoir si l’on peut renverser l’Etat, mais si l’on peut en quelque sorte prendre l’Etat à son propre piège ou du moins le dépasser dans son territoire de prédilection, peut-être faire valoir une logique encore plus étatique contre l’Etat lui-même, être plus universaliste que l’universalisme le plus avéré, le plus efficient, le plus radical.


L’illustration qui nous vient toutes et tous en tête est celle du dialogue entre Antigone et Créon dans la pièce éponyme de Sophocle, plus particulièrement à cette réplique dans laquelle affleure le fond du sujet proposé: « J’ai désobéi à la loi car ce n’était pas Zeus qui l’avait proclamée, ce n’était pas la justice qui siège auprès des Dieux infernaux, et je ne pensais pas que tes décrets à toi fussent assez puissants pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables des dieux. Elles ne datent celles-là ni d’aujourd’hui ni d’hier et nul ne sait le jour où elles ont paru. »

Créon n’est pas un dictateur paranoïaque. Il est l’archonte, celui qui incarne l’autorité de l’Etat dans la cité de Thèbes. Sa décision de ne pas enterrer Polynice est exclusivement dictée par une logique citoyenne qui n’est pas absurde ni complètement arbitraire: il faut que la paix civile règne à nouveau sur la cité en pointant les coupables du doigt d’une stigmatisation violente, du genre de cette violence légitime dont Max Weber nous dit qu’elle est le monopole de l’Etat. 

Mais qui sont ces Dieux infernaux dont Antigone se réclame pour contrarier « l’Etat Créon »?  Les Dieux infernaux ne sont pas du tout des entités du mal mais Hadès et Perséphone qui sont simplement les divinités en charge du royaume des morts, et finalement, en n’enterrant pas Polynice, Créon leur fait insulte, les prive de ce qui leur revient « de droit ». Mais ce qui revient ici de plein droit aux Dieux revient en réalité à Polynice lui-même qui quelque soit son crime (et en l’occurrence il s’agit ici seulement du fait d’avoir perdu)  est « Humain », et en tant que tel a droit à une sépulture parce qu’il n’est pas qu’un corps offert à la décomposition à l’air libre. Antigone n’a pas raison contre Créon parce qu’elle est Antigone mais parce qu’elle porte en elle la revendication d’un devoir humain par lequel s’effectue quelque chose de notre Ethos le plus sacré, le plus profond, le plus irrévocable, celui d’être vivant « pas que vivant », de Zôon Politikon, un type d’attitude faisant entrer en ligne de compte autre chose que la seule soumission à l’exigence de survivre organiquement.  Le rite funéraire c’est seulement ça, en fait: l’efficience non organique d’une créature organique, le fait que l’humain est un animal vivant mais pas que…

De ce fait nous voilà plongés exactement dans le vice de procédure de tout gouvernement humain de l’humain comme Kant plus tard l’exprimera avec une clarté cristalline: « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître..mais où va-t-il trouver ce maître? Nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine. Mais ce maître est lui aussi un animal qui a besoin d‘un maître. » Toutefois Antigone nous propose une solution à cette aporie du pouvoir humain.  En quoi réside en effet le critère de légitimité qu’elle oppose à la légalité du pouvoir de Créon? Non pas dans la religion mais dans le religieux, dans l’attitude éthique qui trace comme un chemin qui reste perpétuellement ouvert, perpétuellement à faire et qui est l’Humain. L’humain est un indéfinissable qui brouille les cartes de tout programme fusse-t-il génétique, organique.  Il est la variable inconnue de tout ADN, ce corps irréductible au corps. Il est ce que Giorgio Agamben appelle le visage.




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