samedi 7 mai 2022

Terminales 2/4/5/6: Puis-je trouver mon bonheur à chercher la vérité? (3)

 


Résumé des épisodes précédents: Sommes-nous frappés de ce sceau qu’est le manque dé vérité? Si nous nous mettons en quête de vérité, c’est bien que nous en ressentons le manque, l’absence mais cela suppose que nous serions d’emblée marqués par cette empreinte qu’est la vérité comme la trace graphique d’un « négatif » qui serait comme le reflet inversé de cette vérité pure du modèle. 

Or, cette conception se heurte au premier chef à des expériences ou des observations comme l’expérience de Asch qui pointent une sorte de « réflexe » ou de peur d’avoir à assumer seul le poids de porter le vrai. Le cobaye de l’expérience de Asch préfère se tromper à plusieurs plutôt que d’avoir raison tout seul.  Finalement nous retrouvons dans la philosophie de Platon et la célèbre allégorie de la caverne l’explication métaphorique de ce comportement. Les prisonniers se font à leur situation parce qu’elle est plus commode et qu’après tout une certaine modalité d’existence inauthentique peut parfaitement s’installer dans la contemplation de ce dont on pressent peut-être la semblance, la nature illusoire ou seconde.

Contre ce contentement des apparences au fil duquel on voit tout ce petit monde de la caverne s’organiser ainsi que finalement l’a fait une cité entière contre Socrate qui est personnifié par le prisonnier libéré de ses chaînes. Il existe bien une certaine satisfaction à vivre dans le faux mais elle ne saurait égaler celle de cette ascension vers les essences pures que décrit Platon en filigrane de cet effort qui voit le prisonnier gravir la montagne pour y trouver la source de lumière de la projection des ombres à savoir le feu d’abord mais surtout le monde vrai, c’est-à-dire baigné de la lumière de soleil ensuite. 

Cette image qui en réalité occupe une place bien plus centrale dans toute l’oeuvre de Platon repose néanmoins sur ce que l’on pourrait appeler un postulat métaphysique dont d’ailleurs Platon ne peut donner idée qu’ au fil d’un mythe qui est celui de la réminiscence et de la dialectique ascendante.  Si le philosophe (ou Socrate) peut grimper la colline, c’est quand même qu’il sait « par où passer », c’est-à-dire qu’il sait comment, par exemple, à partir de ce cercle que je vois là dessiné devant moi je peux passer à l’essence même du cercle, à sa vérité, à savoir qu’il est une figure dont tous les points sont à égale distance du centre. Mais comment est-ce possible?  L’âme des philosophes, c’est-à-dire des chercheurs les plus acharnés de vérité, de l’essence pure des choses a été plus marquée que les autres par « l’expérience » des Idées divines de la Justice, de la Beauté, du Bien, de l’Un. 

 

Il est particulièrement intéressant de situer d’emblée le trajet de cette dialectique et de cette réminiscence par rapport à ces deux axes que sont l’expérience et  la connaissance, en gardant bien en tête que finalement la vérité est un idéal de connaissance et le bonheur de l’expérience. De cette différenciation naît finalement tout le problème posé par le sujet. Où et comment situer une expérience du bonheur dans le mouvement de recherche d’une lucidité en quête de vérité (connaissance)? Faut-il concevoir que l’un n’a rien à voir avec l’autre? 

Pour Platon, il existe bel et bien un bonheur authentique à tendre vers cette authenticité initialement vécue, même si ce n’est pas en tant qu’homme qu’elle l’a été mais en tant qu’âme. Cela veut dire que la connaissance avec tout ce que cela induit de quête, de recherche, de mouvement et de tension est « hantée », comme habitée par le souvenir d’une expérience à tous égards « extatique ». On ne connait que dans le mouvement de nostalgie d’une expérience « pure », pleine et radieuse. Connaître c’est reconnaître d’abord et aspirer à revivre ensuite, tout ceci n’étant compréhensible que si c’est aussi et peut-être surtout un « bonheur » que l’on recherche, bonheur de connaître. 

Mais force est de constater que cette expérience n’est pas terrestre, effective, opératoire dans notre réalité tangible, ou plus exactement qu’elle ne l’est qu’à titre d’horizon, d’inspiration et d’incitation à monter un à un les paliers de l’abstraction (du cercle réel sensible à l’idée pure, au concept de cercle). Il y a l’expérience sensible qui m’incite à la connaissance  de la vérité laquelle est guidée par le souvenir d’une expérience supraterrestre. Pas d’expérience sans incitation à la connaissance ni de connaissance sans motivation d’une expérience métaphysique dont le statut est, du point de vue de la manifestation sensible, insituable, privé de lieu, atopique. 

Aussi loin que l’on puisse aller dans l’adhésion à la conception des Idées de Platon,  on réalise que cette exclusion de l’expérience pure de la réalité sensible a pour enjeu philosophique de rendre compte de cet effet de reconnaissance que produit en nous les idées  ou les raisonnements vrais. Il se produit un effet de convenance qui se trouve être aussi de convenance à soi dans toute proposition reconnue comme vraie. Mais cet effet de convenance selon Platon ne peut résider dans l’instantanéité pure de la proposition vraie et de l’esprit qui la reçoit.  L’expérience que nous faisons d’une réalité dans la vie sensible n’est aucunement la garantie d’une vérité donnée, instante, immédiate. Elle n’est que l’occasion à partir de laquelle je peux me mettre en chasse de la vérité pure, conceptuelle, de la justice, de la beauté, du vraI.  


            Il ne peut y avoir dans la vie réelle de synchronicité, de compatibilité entre l’expérience et la connaissance vraie. Je ne peux vivre le bonheur d’être dans le vrai, mais seulement celui, instable et changeant, d’être inspiré par lui, par son souvenir.  C’est un peu comme si vivre (le bonheur) et connaître (la vérité) était mis sous tension dans le champ d’une polarisation magnétique décrivant finalement ce qu’a à être une vie humaine « noble », « droite », « philosophique ». Aucun bonheur n’est concevable hors de cette aimantation, mais aucun non plus n’est expérimentable dedans puisque c’est en tant que dynamique, que désir qu’il s’y voit inclus.

Nous sommes, pour Platon, marqués corps et âmes, du sceau de cette empreinte qu’est le manque de vérité. Cette épreuve du manque remonte à une expérience métaphysique, initiale, dont on pourrait dire qu’elle est « absolue »: la rencontre de notre âme avec les idées, voire les idéaux, de nature supraterrestre.  Notre existence terrestre s’effectue donc dans son intégralité dans la nostalgie d’une expérience absolue, même si toutes les âmes ne sont pas égales dans cette expérience, mais du moins est-elle déterminante. Dotés comme nous le sommes de ce schéma dynamique, il est possible d’articuler ce paradoxe à l’oeuvre dans nos conduites existentielles réelles, à savoir cette quête incessante d’un mieux, d’un meilleur, d’un accomplissement. Nous avons en nous à titre de souvenir l’expérience parfaite et cette réminiscence plus ou moins forte de cette expérience anime notre vie de personne de composé de corps et d’âme.

Cette expérience métaphysique est donc suffisamment « cruciale » pour considérer qu’aucune satisfaction authentique ne peut être ressentie sans être impliquée dans ce mouvement nostalgique de retour à l’expérience première, « prénatale » en un sens (puisque c’est en tant qu’âme que je l’ai effectuée). Il est bien sûr possible d’ignorer cette empreinte,  de vivre dans le déni de notre passé. C’est ce que font les prisonniers qui se satisfont de vivre dans les chaînes de la sensibilité, de l’ignorance, de la manipulation des « marionnettistes » dans l’allégorie de la caverne. Nous retrouvons ici le comportement de celles et ceux qui se contentent des images, des simulacres, avec cette intuition sidérante par Platon d’un champ de résonance social se constituant dans le seul effet d’aimantation, de polarisation de l’image et de la population. C’est exactement comme si Platon soutenait qu’un mode d’existence inauthentique est possible dés lors que l’on situe sa vie dans une efficience « spéculaire ». Les prisonniers voient ensemble les ombres et tissent entre eux des relations fondées sur ces ombres, sur leur adhésion commune à ces ombres. Le seul prisonnier à se détacher de ses chaînes et à mettre en question l’authenticité de ces images se met au ban de cette dynamique de groupe fondée sur la paresse et sur le conformisme.  Il existe donc bel et bien une satisfaction des prisonniers de la caverne mais elle est « fausse » aussi simulée et artificielle que sont les simulacres agités par les hommes tenant les figurines. Par rapport à l’inauthenticité de cette satisfaction, le bonheur à chercher réellement le vrai en sortant de la caverne et en suivant l’orientation imprimée par notre souvenir des essences est sans commune mesure. C’est bel et bien de bonheur dont il s’agit ici et le désir de connaître en tant qu’il est entièrement suscité par le souvenir de l’expérience métaphysique accomplie et parfaite est en lui-même « porteur » parce que porté par « l’Un », par l’unité, c’est-à-dire par ce qui ne peut se concevoir autrement qu’en même temps heureux et vrai.

 


                Ce qui pose néanmoins problème dans cette conception du rapport entre nos vies et la vérité, c’est cet étagement entre l’expérience sensible et l’expérience métaphysique. Aussi profondément distinctes, différentes et historiquement distantes que soient les thèses de Platon et celles de Descartes, on retrouve ce point commun qui consiste à décaler la nature de l’expérience en différenciant l’expérience sensible et un autre type d’expérience que nous ferions moins en tant qu corps qu’en tant que pensée ou âme. Cherchant une vérité hors de doute, Descartes rétrocède finalement de l’expérience que nous faisons sensitivement jusqu’au « je pense » qui fait l’expérience de ceci qu’il est avant tout une pensée, et une pensée qui dit « je ». Il y quelque chose du malin génie qui, dans les méditations métaphysiques de Descartes, joue le même rôle que les ombres dans la caverne de Platon. 

De quelque biais que l’on prenne ces deux philosophies, on ne peut s’empêcher d’y relever ce mouvement par lequel il faut s’éloigner d’un certain type d’expérience pour se rapprocher d’un autre type. Le rapport que ces deux philosophies entretiennent avec les mathématiques, (mathémata: ce que l’homme connaît d’avance sans avoir à l’extraire de son expérience des choses, du réel) doit ici retenir fortement notre attention et notamment creuser l’évidence de leur opposition avec la philosophie de Montaigne et avec l’importance que ce dernier accorde avec l’expérience sensible, existentielle. Montaigne insiste en effet sur l’idée selon laquelle ce n’est pas à l’expérience de se partager et de se transformer ou de se différencier en fonction de la vérité mais au contraire à la vérité de se situer par rapport à l’expérience et force est alors de constater que l’expérience est suffisamment changeante pour accréditer dans nos esprits cette idée selon laquelle la vérité n’est finalement qu’une question d’interprétation, laquelle varie au gré des expériences (pathémata). 

Le sujet s’éclaire considérablement au fil de cette opposition entre Platon et Descartes d’un côté et Montaigne de l’autre. Nous sommes interrogés sur la compatibilité entre l’expérience du bonheur et la quête de la connaissance de la vérité. Peut-on les synchroniser (à chercher la vérité)? La question n’est finalement pas tant de répondre oui ou non, parce qu’en l’occurrence Platon et Montaigne répondent tous les deux « oui » à cette question que de savoir laquelle de ces deux notions de connaissance et d’expérience va prendre le dessus sur l’autre dans l’affirmation de ce « oui ». On remarque alors que l’expérience varie en fonction de la connaissance du vrai (connaissance sensible ou intelligible) pour Platon et Descartes alors que c’est la vérité qui varie en fonction de l’expérience pour Montaigne.

 


            Or la critique du « je pense » que Nietzsche adresse au raisonnement de Descartes est ici sans appel. Elle pointe très précisément la faille de toute thèse métaphysique donnant à la notion de sujet, d’âme ou de substance le rôle « principal ou éminent. Le « je » découvrant qu’il pense tombe en réalité sur la routine grammaticale d’une langue dans laquelle c’est le verbe qui s’accorde avec le sujet. Penser n’est pas la manifestation d’une faculté métaphysique mais la manifestation d’une convention sur une communauté d’où résulte une réflexivité c’est-à-dire le rapport à soi d’un sujet. La communauté de sens en grec du mot logos qui signifie à la fois le langage et la raison est ici fondamental.  Nous sommes toujours « déjà pris dans les filets du langage » comme le dit Nietzsche, et ce que découvre finalement Descartes c’est l’effet de cohérence à soi d’une langue et d’un sujet pris dans la grammaire de cette langue. C’est la coïncidence entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. Descartes est certain de vouloir penser (et donc d’être) quand en réalité il est de bout en bout capturé par l’effet de cohérence à soi d’une langue qui applique ses règles, ses codes, sa sémiotique. Puis-je trouver mon bonheur à chercher la vérité dans l’effet de cohérence pléonastique d’une langue qui ne fait opérer que des effets de cohérence à ce qu’elle est, à savoir un système? Non.

La philosophie de Platon n’échappe aucunement à cette même évidence car ces idées de nature supraterrestre ainsi que cette connaissance de l’Un édifiée comme expérience métaphysique absolue ne sont rien d‘autre que les concepts posés, institués par l’effet de catégorisation et de classement du réel par la langue. Le gravissement ardu de la montagne par le prisonnier libéré de ses chaînes vers le soleil (l’Un), c’est pareillement des mots qui retournent à des mots, qui s’explorent en tant que mots. Les humains parlent, ce qui signifie qu’à leur voix (phoné) se greffe de la langue (logos) et que s’établit dés lors entre eux cet espace que Platon (magistralement, c’est vrai!) métaphorise par cette caverne, par ces simulacres (les figurines), par le feu, par la montagne par la lumière du soleil. 

Ce que nous retrouvons dans la logique et dans la rigueur cristalline des mathémata finalement, ce n’est rien d’autre que la cohérence à soi de la langue, laquelle est un système, c’est-à-dire la notion même de système. Nous comprenons ainsi parfaitement l’incroyable justesse de la formule de Galilée quand il affirme que la nature est écrite en langage mathématique, à cette différence fondamentale prés que, contrairement à ce qu’il pense, ce n’est pas Dieu qui l’a écrite comme ça mais c’est l’Humain qui en tant que mathématicien (et en tant que scientifique si l’on en juge sur la place centrale occupée par les mathématiques dans la plupart des sciences dites « dures ») choisit de l’interpréter de cette façon, mais, en fait, il y en a d’autres…Et puis il y a aussi l’extrême justesse de la perception de l’artiste qui, à l’enchaînement de propositions faisant valoir finalement une vérité finalement formelle et pléonastique, préfère éprouver le plus authentiquement possible le réel (le da sein et le dévoilement).

 


C’est bien une vérité qui est visée et même formalisée dans toute définition de la vérité comme jugement ou comme démonstration, raisonnement, logique, mais c’est une vérité que l’Homme pose organise conclue sans qu’à aucun moment il y sorte vraiment des jupes de sa  « mater linguisticae ». Si la fiction du film Matrix a vraiment un sens philosophiquement profond voire indépassable c’est à cette condition de définir la  Matrice comme matrice de la langue.  Descartes a conçu un raisonnement qui lui permet de vaincre le malin génie mais il ne s’aperçoit pas que c’est du fond d’une autre matrice qu’il le fait et cette matrice est celle de sa langue « maternelle ». 

Si l’on veut vivre une expérience authentique, ce qu’il faut « c’est tuer la matrice », ou plutôt convenir qu’il n’y en a pas, réaliser que nous sommes livrés brutalement à une expérience glaciale, terrifiante, anonyme et pure: celle que tout Da sein fait d’être jeté dans l’existence, et c’est déjà celle dont nous parlait Montaigne bien avant Heidegger quand il insistait sur la mortalité et sur la nécessité pour toute tentative de sagesse de ramener tout instant à la mort (il faut rappeler ici que Montaigne lui-même n’a fait que reprendre les intuitions géniales de nombreuses sagesses antiques comme celles des Stoïciens et des épicuriens, un peu écrasées dans la postérité de l’histoire de la philosophie par Platon). Trouver un bonheur qui ne soit pas préfabriqué, formaté, normalisé, frelaté par l’effet pléonastique de cohérence à soi de toute langue  humaine impose donc que l’on puisse faire l’expérience d’une réalité sans les mots pour la dire. Mais est-ce possible? Non, tant il est vrai que le langage participe de cet étonnement, de cet ennui du da sein projeté dans l’existence. Mais n’existe-t-il pas dans nos prises de parole, dans un certain style d’expression quelque chose qui tienne davantage de l’angoisse du da sein que de l’effet de clôture sur soi de la langue sur la créature humaine? Si et c’est exactement tout ce qui distingue la parole de la langue, le sémantique de la sémiotique, l’homme d’expérience du savant. Il y a dans toute prise de parole authentique quelque chose qui tient davantage du cri que de la communication et c’est cela qui nous intéresse ici, tout simplement parce qu’il n’est pas exclu que ce cri soit une clameur, ce que l’on appellerait «  un cri de joie », la réalisation d’un bonheur vrai.


(Nous reprenons maintenant le fil du plan suivi)




2) Par quel heureux hasard?

b) Les régimes de vérité

« Qu’est-ce donc que la vérité? »  Demande Nietzsche et il répond: «  Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui après un long usage, semblent à un peuple, stables, canoniques et obligatoires: les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l’effigie s’est effacée et qui ne comptent plus comme monnaie mais comme métal. »

Ce qui intéresse Nietzsche ici, c’est de pointer l’arbitraire, c‘est-à-dire le parti pris trop humain de toute langue à l’égard de la réalité à laquelle finalement elle tente de se substituer (c’est ce qui explique  que les pièces de  monnaie ne soit plus à l’effigie de quoi que ce soit mais valent en soi dans un système monétaire). Je dis « la pierre est dure » Est-ce vrai? Oui, si l’on concède une incroyable quantité de choses fausses, comme par exemple l’idée selon laquelle une image pourrait valoir pour une excitation nerveuse et a fortiori un mot pour une multitude de sensations diverses et incomparables. Je touche une pierre: que s’est-il produit? Une excitation de mes nerfs par une « réalité » extérieure. Je rends compte de cette excitation par une image, celle d’une pierre, c’est-à-dire que je me représente cette excitation nerveuse par une image qui manifeste déjà une transposition par rapport à l’excitation. Cela ne pose aucun problème à condition que je ne confonde par l’une et l’autre, ce que pourtant nous faisons. Comprenons bien que par « image », ce qu’il faut entendre ici n’est une forme de chosification par le biais de laquelle nous assignons à cette excitation une cause. Pourtant nous savons bien qu’il nous arrive de croire à une excitation causée par une chose extérieure sans qu’en réalité il n’y en ait aucune (rêve, auto-stimulation) mais cela ne nous empêche pas de supposer nécessairement une cause, une réalité extérieure à cette excitation et nous lui donnons une forme (première métaphore). Puis nous allons utiliser les phonèmes p/i/e/r pour rendre compte de cette excitation comme si la transposition d’une excitation en son ou en trace allait de soi (Deuxième métaphore). Nous allons ensuite dire que « la pierre est dure » comme si dure pouvait s’appliquer pareillement à cette pierre ou à cette tâche qu’il est « dur » de faire, ou à cette neige qui est « moins molle » que cette autre, comme si cette excitation de la pierre, celle de la tâche à faire ou celle de cette neige entretenaient des rapports ailleurs qu’au sein de cette convention purement humaine au sein de laquelle « dure » est un mot qui veut dire quelque chose.


            Une autre personne devant moi qui parle la même langue que moi va alors dire que « c’est vrai: la pierre est dure ». Mais que ce sera-t-il passé? Rien d‘autre que l’accord entre deux usagers de la même langue qu’ils parlent bel et  bien la même langue. C’est tout! Que la pierre soit dure est l’effectuation d’un consensus communautaire à l’occasion d’une réalité totalement transposée, métamorphosée, dénaturée, colonisée, ignorée, en elle-même. Et nous appelons cette dénaturation « vérité »! En « vérité », la vérité est une illusion consensuelle.

Dés lors, il faut bien acter cette étrange opération et observer en suivant l’évolution historique de cette notion totalement surfaite les métamorphoses sociétales qu’elle subit. C’est très exactement ce que Michel Foucault, épousant la dynamique impulsée par Nietzsche, nomme « les régimes de vérité. » Une fois revenus de l’illusion induite par l’utilisation du terme de vérité, nous pouvons observer tout ce qu’il s’ensuit pour les sociétés humaines de croire à des « vérités de superstition », à « des vérités d’opinion », à des « vérités de religion », à des « vérités scientifiques », sachant qu’aucune de ces vérités n’est vraie, mais qu’elles sont toutes des interprétations. Ce qui s’effectuent ce sont des mises en perspectives du vrai, mais jamais des intuitions pures du vrai.

Mais alors quel type de jouissance pourrions nous retirer de cette mise en perspective au gré de laquelle se délite totalement l’idée même d’une vérité « une », universelle, objective? Il existe une expression familière dans la langue française qui est souvent utilisée pour rendre compte de la joie festive ressentie dans une assemblée de personnes toutes prises dans une sorte de « transe » extatique et conviviale: on va « s’éclater ». Mais comment? En mille morceaux? Qu’est-ce que cela veut dire vraiment: « s’éclater »? Pourquoi est-ce ce terme qui vient à notre esprit en pareille occasion? Y’aurait-il étonnamment derrière ce terme une authenticité philosophique dont il serait envisageable de définir l’expérience? 

 


c) Multivers et Vérité (une réalité pluriverselle?)

S’éclater, c’est se disperser, renoncer à l’unité de mobilisation impliquée dans la recherche d’une vérité UNE. Que la vérité soit universelle semble évident à quiconque conçoit qu’évidemment l’univers est UN et c’est de toute façon ce qui est déjà impliquée dans la notion même d’uni/vers. Quelque chose de Nietzsche accomplit le mouvement impulsé par Montaigne. C’est à la connaissance de la vérité de s’adapter au fil mouvant des expériences mais à un point qu’il est même assez difficile voire impossible de concevoir. La vérité n’est pas que l’on peut tout interpréter comme on veut en disant « chacun a droit à sa vérité ». Rien n’est plus ruineux, stupide et consternant que ça. La vérité, c’est justement le contraire du dogmatisme, du complotisme, de l’annexion univoque d’un point de vue que l’on veut imposer comme une vérité d’Evangile. La vérité consiste au contraire à aller jusqu’au bout de la réalisation selon laquelle rien du réel  ne se donne à éprouver qu’en se prêtant à interprétation. Dés lors nous sommes projetés dans le ravissement d’une relation kaléidoscopique au réel par quoi rien ne se donne autrement à recevoir, à vivre, à capturer que de façon multiple, éclatée, interprétative. 

La plurivocité est bien autre chose qu’une façon de voir, c’est le mode d’effectuation du vrai. Se pourrait-il que le multiple soit la modalité même par le biais de laquelle la nature se fait naturante? 

 


        Les récentes découvertes mis à jour par plusieurs expériences de physique quantique ne sont pas sans donner à cette hypothèse ce que l’on peut appeler avec toutes les précautions d’usage un certain « droit de cité », mais rien de plus. Comment pourrait-il en aller autrement d’ailleurs puisque on ne voit pas comme une expérience serait à même de prouver ce principe de la multiplicité des modes (et des mondes) par lequel l’expérience se donne? 

Mais il nous faut, nous, en Philosophie, mettre en oeuvre toutes les ressources de cette pratique afin de mettre en regard ce perspectivisme dans le champ ouvert par cette réflexion sur le rapport de la vérité et du bonheur, ne serait-ce que pour envisager les conséquences heureuses ou pas d’une vérité qui consisterait dans l’efficience d’une donne plurivoque du réel.

Envisageons, ne serait-ce qu’un instant, que la réalité, la nature ou « Dieu » soit finalement une sorte d’usine incroyable, démente dans les chaînes de production de laquelle TOUT se ferait à flux tendu, sans pause, ni journée de repos. Par « Tout » , mais c’est à peine si nous pouvons prétendre en donner seulement la moindre idée, il faudrait entendre la totalité des possibles. Cela signifierait que cette impression que nous avons de suivre le cours tranquille d’une existence « Une » s’effectuant au fil de situations bien déterminées (certaines que nous avons choisies et d’autres pas), s’accomplirait sur le fond de toutes les autres existences possibles que finalement « nous » menons «  aussi » mais sans nous en rendre compte. 

Mais alors que suis-je en train de vivre en fait? Deux expériences très différentes: celle, consciente d’être un je à qui il arrive des évènements dans une existence nommée, identifiable, assignable (à mon nom propre) et quelque chose d’autre qui serait l’éclatement de tous les façons possibles d’être ce je, au gré de toutes les situations possibles nées de toutes les occurrences possibles au sein de tous les univers possibles, lesquels eux-mêmes se démultiplieraient au gré de toutes les distributions possibles de forces, de combinaisons de gravitation, d’atmosphère, de lumière, etc.  Le propos ici n’est pas du tout de s’interroger sur la possibilité qu’une telle considération pluriverselle de la réalité soit vraie mais peut-être de s’étonner de ceci qu’il n’est pas vraiment possible de la réfuter radicalement.  A la question cruciale qui nous vient tous en tête de savoir pourquoi nous sommes aussi convaincus de vivre exclusivement cette vie «  une », en ne cessant jamais d’être une seule et même personne, alors même qu’exister serait une expérience multiple au fil de laquelle les mille et une façon d’être moi seraient en ce moment même en train de se disperser, de bourgeonner dans la pluriversité de l’infinité des univers possibles, la moins mauvaise réponse serait peut-être celle qui consisterait à alléguer «  ce que peut en saisir « le fil ténu d’une attention ». Ce ne serait pas parce que la réalité est une que nous la vivrions comme telle au sein d’un UNIVERS donné, mais plutôt parce qu’elle se donne en se dispersant, en s’hétérogéneïsant continument, en s’éclatant, en se diffractant,  qu’exister, serait libérer les flux d’attention et de puissance d’agir « que l’on peut » à l’égard de cette explosion de possibles en qu’en cette puissance de capture des affects multiples dans la myriade desquels la réalité se fait, le fil d’une attention se constitue en captant ce qu’elle peut de ce Tout.

 


Une telle conception, aussi démente qu’elle puisse apparaître (mais il convient quand même de bien avoir en tête que sa démence à bien des titres ne souligne que notre limitation) donne à la question traitée une teneur incroyablement juste et pertinente car ce signe, cet « augure » auquel fait référence l’étymologie de la notion de « bon heur » trouve  un écho saisissant dans cette prolifération exhaustive de toutes les variables possibles de réalités perceptibles. Nous serions ainsi jetés dans ce miroitement de toutes les expériences possibles et sommés d’y déployer le champ de perpective le plus adéquat à ce que nous pouvons y expérimenter, sachant que rien d’autre ne se tisserait dans l’amplitude ouverte de ce champ qu’une certaine façon d’abonder à cette insoupçonnable fécondité pluriverselle de l’évènement. Trouver son « bon heur »  dans la recherche de la vérité, cela signifierait d’abord avoir renoncé au principe d’universalité du vrai pour adhérer avec Nietzsche à la genèse plurivoque du réel, puis comprendre que ce « bon heur » désigne en réalité le bon angle de la perspective au gré de laquelle se donne une réalité perspectiviste en sa nature même. Une fois acquis ce principe en vertu duquel il n’y a pas davantage de vérité Une à découvrir que de bonheur paramètré à suivre, tout n’est qu’une affaire de bon angle, d’incidence adéquate, bref de bon « heur ». 
 

                La formule utilisée pour les contes est « il était une fois ». Ce que nous venons  de développer, à partir de ce que l’on appelle le perspectivisme Nietzschéen pourrait se définir avec cette autre formule: « il est toutes les fois », c’st-à-dire que ce qui est, c’est la totalité de tous les possibles mais précisément pas sous le forme de possibles mais dans le jaillissement pur du réel. On peut donc reprendre ce principe d’une genèse plurivoque du réel. Les variables au fil desquelles tous les êtres vivants ne perçoivent pas cette incroyable profusion de possibilités réelles et « toutes », c’est précisément ce qui distingue les « mondes » (ou les milieux si l’on reprend la distinction monde/milieu fait par Heidegger). Cette hypothèse métaphysique est-elle n’importe quoi? Non même si, sans aucun doute, elle nous fait évoluer dans ces zones de la philosophie qui se trouvent être à la fois les plus fascinantes et aussi les plus incertaines. Il importe ici de bien garder en tête qu’il n’est rien de tout ce qui est ici avancé qui puisse être vérifié, qui puisse donner lieu à un examen sérieux à une expérimentation (autre que littéraire).

Cette hypothèse d’une genèse plurivoque du réel dans le jaillissement de laquelle « éclateraient » dans une profusion de mondes toutes les possibilités de toutes les variables de toutes les situations possibles est-elle vraie? Non, en tout cas, il n’est rien qui pourrait la « prouver », mais le simple fait de la formuler, de l’approfondir manifeste sans aucun doute possible un certain esprit de recherche du vrai et devant l’étourdissante conception du réel qui tente péniblement de se frayer un chemin dans l’effort de représentabilité de notre pensée, il serait hypocrite d’affirmer que cela ne provoque pas une sorte de vertige extrêmement intense et jouissif de « penser ». Donc, pourquoi s’en priver?




Parmi toutes les interprétations et les prolongements auxquels l’expérience imaginée par Erwin Schrodinger d’un chat enfermé dans une boîte, il en est une conçue par le physicien Hugh Everett qui donne à cette hypothèse une certaine résonance.

Mais l’expérience de Schrodinger est sujette à tellement de malentendus qu’il faut nous efforcer de la rendre le plus clairement et le plus rigoureusement possible.

La physique quantique se situe dans l’infiniment petit, c’est-à-dire à un tel degré d’invisibilité et de petitesse que les « choses », ou les particules y sont insituables comme étant ici ou là. On pourrait dire en philosophie que la physique quantique se déploie dans une dimension "atopique", du moins en ce sens que l’on ne peut pas y dire l’électron est « là ». Rien ne s’effectue dans cette dimension que dans les termes d’amplitudes de probabilités, c’est-à-dire de possibilités.  L’expérience dite des fentes de Young (réalisée la première fois en 1801) fait clairement apparaître qu’un rayon de lumière projeté au travers d’une plaque trouée par deux fentes provoque sur un écran capteur placé derrière la plaque plusieurs raies et pas seulement deux qui correspondraient au prolongement de chacune des fentes. C’est ce qui se serait passé si on avait utilisé un canon à billes. Si par contre on avait fait l’expérience avec des vagues (en touchant la surface et en envoyant ainsi une onde contre une digue percée à deux endroits, on aurait obtenu ce quel’n a effectivement vu avec la lumière. Les vagues sont des ondes, les billes sont des corpuscules. Donc la lumière est ondulatoire. 

Mais pour en avoir le coeur net, on peut situer un détecteur juste derrière la plaque trouée et l’on constate alors que la lumière se comporte comme si elle faite de petits points comme le billes d’un canon à billes. La lumière est alors corpusculaire. Avec le détecteur, la lumière agit comme des corpuscules, sans comme une onde. C’est à n’y rien comprendre.


Ce que cette expérience a révolutionné, entre autres, c’est le statut de l’expérience dans la connaissance, à savoir que ce que cette expérience montre, c’est à quel point les conditions de l’expérience changent son résultat. En détectant le photon ou l’électron tu ne vois pas ce  qui est, tu fais être d’une certaine façon ce que tu rends visible, expérimentable. On ne peut pas partir du principe que ce que l’on observait au départ: l’électron se comporte de la même façon indépendamment des aléas de l’expérience. L’expérience à choix retardé de John Wheeler faite récemment a d’ailleurs prouvé que même si l’on change en cours de route, c’est-à-dire après que le photon ait été lancé, la présence du détecteur, le résultat est le même: il se comporte comme un corpuscule dés qu’il est « vu », comme une onde s’il ne l’est pas. Ce qu’il convient re vraiment relier ici c’est la fonction d’onde comme possibilité et l’état corpusculaire comme visible ou repérable. 

Dans la physique quantique, c’est-à-dire dans l’infiniment petit, les possibilités coïncident (au sens propre), l’électron passe par la fente A et par la fente B, comme si effectivement, ce que nous nous ne pouvons absolument pas imaginer dans notre existence macroscopique (c’est-à-dire pas quantique) s’effectuait là, à savoir qu’il se peut que l’électron passe par A et qu’il se peut aussi que l’électron passe par B.  Ce qu’il y a de philosophiquement génial dans cette expérience, c’est que le concept philosophique de possible est scientifiquement défini par celui d’onde. Si tu veux voir où est l’électron, tu vas faire advenir un monde dans lequel c’est la fente A ou la fente B mais si tu ne veux pas voir tu évolueras alors dans un monde où l’électron passe par A « ET » par B parce que c’est la fonction d’onde qui régit les corps, les positions et les mouvements de tout ce qui se situe à cette échelle là. 

Le chat de Schrodinger reprend les éléments de l’expérience des fentes de Young mais de façon plus paradoxale encore afin de manifester clairement que les lois de l’univers quantique ne sont pas transposables à celle de notre perception d’objets gros macroscopiques comme le chat. Si j’enferme le matou dans une boîte complètement hermétique avec un atome de radium et un compteur Geiger qui actionnera un marteau quand l’atome de radium se sera désintégré et cassera ainsi une fiole de poison, (et tuera le chat) je créerai nécessairement une situation critique, du point de vue de ce que l’on appelle la superposition des états quantiques. 

  


                
Pourquoi? L’atome de radium a une chance sur deux  de se désintégrer après une minute, mais ça, c’est ce que les mathématiciens disent. Mais ce 50/50 s’effectue où, en fait? Pour la physique quantique, dire: « une chance sur deux », c’est valable dans la dimension macroscopique mais pas dans la dimension quantique. Tant qu’on a pas observé, on est dans la même situation que quand on n’a pas détecté l’électron ou le photon dans l’expérience des fentes, donc on est régi par la fonction d’ondes, c’est-à-dire par une autre loi au sein de laquelle des possibles autres, voire contraires peuvent coïncider, se superposer. Donc si l’on suit l’enchaînement des causalités qui se déclenchent à partir de la désintégration de l’atome de radium, forcément, il faut convenir que le chat sera à la fois mort et vivant. Le but avoué de Schrodinger c’est de montrer que là la dissociation entre le macroscopique et le monde quantique est imparable, on pourrait presque dire palpable si justement ce n’était pas cette notion là de palpable, de visible, de repérable qui n’était pas précisément soulignée, pointée par le physicien. Pour être vraiment honnête, on ne peut pas s’empêcher de voir dans cette expérience une sorte de limitation que les physiciens quantiques adressent aux mathématiciens en leur disant: « votre univers de la mesure s’arrête ici. Certes il y a bel et bien des calculs de probabilités mais ce que nous nous mettons ici à jour (ou non justement) ce sont les effets purs de la probabilité, dans toute leur mécanique ondulatoire, aléatoire et incalculable ».

 


 Cet état juxtaposé d’un chat mort/vivant a fait fantasmer un nombre record de….Comment dire?…..de personnes un peu hallucinées jusqu’à donner naissance à des théories grotesques. Pourquoi? Parce que finalement, dans sa volonté de montrer ce seuil infranchissable entre ce qui est mesurable et ce qui ne l’est pas, Schrodinger a conçu toute un mécanisme dans lequel il fait dépendre un élément d’un univers macroscopique (le chat) d’un élément quantique (l’atome de radium) pour justement montrer que ce qui s’applique à l’un ne peut pas s’appliquer à l’autre.  Et en effet, si nous y réfléchissons, est-ce vraiment « un chat » qui est dans la boîte ? Non, disons que le terme « chat » s’applique, une fois la boîte ouverte, à ce qui dans la boîte fermée, est un assemblage de cellules, d’atomes, de quarks, de leptons, de bosons, etc.  La physique quantique nous fait signe d’un univers dans lequel tout est tellement infime et finalement corrélé, lié, confondu, intriqué que les codes de lecture et de mesure de notre monde macroscopique qui se situent à d’autres échelles: celles du chat, de l’observateur, des objets classifiables, "posés,  d’états clairement définis et distincts, de situations analysables avec des contours bien lisses, bien arrêtés et surtout repérables n’y ont plus cours. 

Et d’ailleurs nous-mêmes, en cet instant, ne sommes nous pas à une échelle quantique en train de faire exactement l’expérience de cette superposition de nos états: morts, vivants, jeunes, vieux, sages, déments, joyeux, tristes, courageux, lâches, masculins, féminins, etc? Et que sommes-nous à cette échelle? D’infimes parties qui nous efforçons de maintenir entre elles un certain arrangement. Tant que cet arrangement tiendra, nous vivrons, nous nous composerons. Dés qu’il commence à s’user, nous nous délitons et sommes de moins en moins aptes à nous assembler.  La perspective quantique ne nous fait seulement signe d’un  niveau de réalité que nous ne pouvons absolument pas percevoir. C’est bien plus que cela, c’est que la perception elle-même ou la mesure ou l’observation précipite quelque chose, une décorrélation des états superposés, un effondrement de la fonction d’ondes. Et c’est bien ce que précipite l’ouverture de la boîte: à partir de là, le chat sera mort « OU » vivant. Nous avons précipité le passage d’un univers de la corrélation, de la coïncidence et de la connative à un autre univers de la séparation, de la décision, du choix et de l’alternative. 

 


De la coïncidence heureuse à la décision malheureuse: rien ne saurait peut-être mieux justifier la référence à la physique quantique dans notre sujet car quoi de plus malheureux que de se croire tenu à choisir au sein d’un univers dont nous savons maintenant qu’il n’est pas le seul possible, voire qu’il n’est que l’un des univers possibles d’une infinité d’autres. L’univers quantique ouvre un espace construit au fil d' une structure ondulatoire qui  laisse se chevaucher entre elles toutes les options possibles et peut-être est-ce à cette sagesse de l’infirment petit, à une « microsophie » que nous devrions toute affaire cessante nous atteler.

Par rapport à l’expérience de pensée décrite par Schrodinger, plusieurs théories se sont positionnées et nous en citerons plus particulièrement deux qui s‘opposent terme à terme. L’approche positiviste défendue par Heisenberg et Stephen Hawkins consiste à suivre exactement la distinction établie par Kant entre la chose en soi, le noumène et la chose perceptible (le phénomène). La superposition des états mort et vivant n’est pas perceptible et donc elle n’est pas « réelle ». C’est nouménal mais c’est du possible, et pas de la réalité donc il n’y a rien mais vraiment rien à en dire, à en retirer de scientifique. Hawkins a dit qu’il sortait son revolver dés qu’il entendait parler du chat de Schrodinger ». L’effondrement de la fonction d’ondes, c’est juste un niveau de connaissance mais cela n’a rien de réel, d’effectif, alors que justement ce que Schrodinger voulait montrer au contraire c’est que cet effondrement fait advenir un autre réalité et qu’il y a dans la précipitation de l’ouverture de la boîte, la venue au monde d’un autre monde.

 


Prenant le contre-pied de cette perspective, la théorie des Univers multiples de Hugh Everett est beaucoup plus stimulante. En fait la fonction d’ondes, c’est-à-dire la superposition des états (dans laquelle on retrouve comme un écho à la genèse plurivoque du réel) est bien réelle. Elle est la réalité toute. Ce qui se produit avec l’ouverture de la boîte, c’est la rupture du cordon ombilical et rhizomique (il faudrait se représenter ici une matrice assez hallucinante porteuse de toutes les variables de situations possibles) de toutes les options envisageables mais telles qu’elles "donnent lieu à une autre dimension d’un nouveau lieu". En clair, ouvrant la boîte, l’observateur précipite l’avènement d’un univers dans lequel le chat est mort ou vivant, mais s’il est vivant, nécessairement se scinde et s’effectue un autre univers où il est mort et inversement. Nous ne vivons pas dans UN monde au sein duquel s‘effectue un évènement au détriment de toutes ses autres variables possibles, les choix des évènements génèrent illico autant de mondes correspondant à autant de variables possibles de cet événement qui se déroule aussi mais autrement et cela sans cesse. Puis-je trouver mon bonheur à chercher la vérité dans cette fécondité surhumaine et inouïe d’un réel surabondant?  Nous est-il vraiment donné d'abonder dans le sens de cette surabondance là?  Puis-je me représenter  l'efficience vertigineuse et créatrice à l'oeuvre dans cette usine de mondes à flux tendu? 



3 - L’Univers à connaître contre la multiplicité des univers à faire naître

a) Un cosmopolitisme pluriversel

S’il y a, sans aucune contestation possible, un enseignement sûr et certain à retirer de la physique quantique, c’est celui-ci: l’idée que l’on puisse faire l’expérience d’une réalité sans que cette expérience ou cette observation n’en change la donne est absolument fausse et réfutée. Ce que nous percevons est tel que nous le percevons parce que nous le percevons et pas parce qu’il serait comme  ça objectivement. Si j’ouvre la boîte, le chat sera ou mort ou vivant mais cette alternative concrétisée se fera jour à partir de l’ouverture de la boîte, laquelle fait s’effondrer la fonction d’onde, la réalité quantique dans laquelle deux états peuvent se superposer ou s’imbriquer. Que le chat soit mort et vivant est possible mais pas perceptible. Percevoir cette fonction d’ondes, c’est la faire s’écrouler  (donc on ne la perçoit pas - L'expérience des vents de Young nous permet seulement de la "pressentir") et précipiter peut-être le partage d’univers parallèles. Ce n’est donc pas parce que le monde est tel ou tel que nous le percevons comme tel, mais c’est parce que nous le percevons, parce que nous ouvrons la boîte, que nous faisons advenir par la perception un monde perceptible parmi une multitude d’autres univers perceptibles qui sont « aussi », « ailleurs », « autrement ».

Mais alors à quoi pourrait s’assimiler l’action de percevoir, de faire l’expérience de…? Faire s’écrouler la fonction d’ondes reviendrait à précipiter le mouvement hallucinant de gestation et d’accouchement de toutes les autres variables d’univers possibles. Que nous percevions cette option et seulement celle-là ne serait donc plus la manifestation que les autres disparaissent mais qu’elles s’effectuent au contraire « parallèlement ». En fait cela revient à considérer qu’il n’y a pas une multitude de faits dans une unité de monde, mais que l’unité d’un fait se diffracte en une multiplicité de mondes et que finalement c’est cela que l’on pressent, c’est cette vertigineuse et monstrueuse productivité de mondes que nous pressentons confusément, un peu comme une rumeur d’usine, dans l’émergence de notre réalité perçue. Toutes les autres variables de cette réalité ne sombrent pas dans le néant mais s’effectuent telles qu’elles sont autrement dans un ailleurs. De ce que le chat soit vivant, il s’ensuit nécessairement qu’un univers où il est mort s’effectue. Ce que nous explorons et vivons c’est la ligne de crêtes de tous les univers qui naissent de la ligne de partage empruntée par le « notre », sachant qu’il n’est pas tant « notre » que distinctif, mais que rien ne s’unifie vraiment dans cette démarche. Tout se divise au contraire. 


                
Plutôt que de penser que notre existence consiste à unifier des expériences dans une vie, il faudrait envisager que vivre s’effectue dans le fil dissonant de la diffraction des univers. Ce n’est pas que je choisisse quoi que ce soit, c’est plutôt que se constituent des fils de partage et de démarcation entre une infinité d’univers possibles qui sont aussi tous réels et que se créent ainsi des  chemins de vie dans tout ça. Il faudrait penser à toutes les infimes bulles d’écume créées par le sillage de la proue d’un bateau et se situer soi-même comme tracé par le principe de fractionnement de toutes ses bulles, comme se faisant dans le bouillonnement de ce principe qui les démultiplie.  Le principe même de production sous l’impulsion duquel s’effectue tout ce qui s’effectue serait en même temps un principe de démultiplication, de fractionnement. Rien ne serait qu’en étant en même temps toutes les variables de tout ce qui peut être, mais séparément. Rien ne serait arpentable dans une telle explosion de mondes que les lignes de partage. Nous n’existons pas dans un monde, mais dans ces lignes de fracture qui précipitent toutes les scissions, toutes les déchirures entre l’infinité des mondes possibles. Nous serions un peu comme les explorateurs de cette bombe à dispersion instante que serait cette genèse démente et plurivoque de réalités aussi effectives que disjointes.


                    
Mais à quoi ça rime tout ça? Est-ce que cela peut être prouvé? Evidemment non puisque cette thèse revient précisément à situer chaque expérience dans cette ligne de partage au  fil de laquelle les univers pullulent et s’engendrent. Est-ce du pur délire? Non, puisque tous ces développements partent d’une observation scientifique, celle des fentes de Young et de tout ce qui à partir d’elle s’est constituée par la physique quantique. Une fois « intégrée » la conception du multivers défendue par Hugh Everett, même si le terme d’intégration est un peu problématique à l’endroit d’une thèse accordant autant de place à un principe d’essaimage des mondes à partir de l’expérience, il est quand même fascinant de mesurer tout ce qui philosophiquement peut en être retiré, exposé, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèses. 

« Décider », par exemple: qu’est-ce que cela peut vouloir dire dans le multivers? Cette question est d’autant plus cruciale que rien ne nous rend plus malheureux que d’avoir la certitude d’avoir pris une mauvaise décision. Mais qu’est-ce qui peut être décidable par l’individu humain dans le plurivers? Comment entretenir encore cette illusion de la décision si le lieu même de notre existence est cette ligne de partage par le biais de laquelle se dénoue le fil de toutes les coïncidences entre les univers possibles? C’est comme si « décider », avec toute la lourdeur des notions impliquées par cette croyance à la liberté du sujet comme le libre arbitre, la volonté, l’entendement, le jugement, etc, était un acte ramené à sa caducité, à son absence de sens par l’émergence quantique de la coïncidence entre des états superposées. Que nous resterait-il à décider si notre existence entière se passait sur ce fil du rasoir sous le tranchant duquel se précipite ce lâcher de ballons de toutes les perspectives d’univers possibles? Que pourrait encore vouloir dire "décider" si nous le faisons à partir d'un point qui se trouve être le fil d'incision par le biais duquel se scindent toutes les variables possibles de situations données dans tous les univers envisageables? Comment décider si l'on se situe sur le fil de la coïncidence de tous les mondes possibles?


Tout serait grave, crucial mais pas du tout parce que l’option rejetée serait à jamais perdue, dissoute dans le néant mais exactement pour la raison contraire. On peut difficilement  concevoir de Cosmogenèse plus créative, plus encline à susciter en nous le désir d’abonder dans son sens.  Que peut signifier « chercher « la » vérité » si chaque instant d’un monde perçu acte à la fois la ligne de démarcation avec toutes les autres variables d’univers non perçus et le bourgeonnement de leur naissance multiple? Qu’une vérité de l’univers soit à connaître, c’est ce qui se retrouve ainsi totalement noyé, excédé, explosé par l’engendrement de tous les univers à naître.  Trouver le bonheur reviendrait alors, conformément à l’étymologie, à trouver le bon angle, le bon heur, abonder dans le sens de cette démultiplication en ne se retranchant pas par l’adoption d’une morale fondée sur un improbable principe de précaution, de l’expérience, dans ce que celle-ci suppose à la fois de donné et de multiple, d’ouvert.

        Dans les termes posés par l’expérience du chat, cela signifie concrètement qu’une fois bien compris tout ce qui se joue dans l’évènementialité d’un chat mort dans mon monde, il ne saurait être question de se retrancher ou de complaire dans la pensée de l’autre alternative, celle du chat vivant, mais au contraire de faire sens avec celle-ci, de composer le monde possible de cette évènementialité là, précisément parce qu’elle est contingente et que non seulement le chat aurait pu être vivant mais qu’ il l’est « Ailleurs ». Cette abondance imperceptible de perspectives parallèles à celle avec laquelle je suis en coïncidence ne fait qu’accroître l’intensité de l’attention que je porte à cette dernière précisément parce qu’elle ne consiste que dans cette intensité là.  Il ne semble pas qu’il y ait quoi que ce soit d’autre à faire que de se trouver bien « de ce qui est » a fortiori quand on réalise la totalité des univers qui jouxtent celui de la mort du chat. Cette mort ne fait pas « évènement » parce qu’elle est décisive et irrévocable mais au contraire, en tant que ligne de fracture pluriverselle, inscription par laquelle la totalité des variables se décline. L’instant est crucial parce que ce qui s’y joue n’est pas la contingence de cet univers réel mais la décorrélation  de toutes les autres variables possibles. Plutôt que de penser que chaque fait se réalise sur fond de néant, qu’il s’arrache au vide de « pouvoir n’être pas », la perspective du multivers modélise la possibilité qu’il s’effectue et suscite simplement toutes ses autres variables. Les mondes ainsi ne cesseraient de se structurer dans une sorte de ballet un peu dément, dans une effervescence baroque et déjantée  sous l’efficace de laquelle ne cesseraient de se produire des décorrélations ici provoquant les évènements de « là » de telle sorte que tous les univers seraient à la fois profondément liés les uns aux autres mais sans le savoir puisque ce serait précisément par cette ligne tissée de toutes les décorrélations des autres mondes qui le constituerait comme univers en soi. Tout ne serait affaire que d'incidences, de coïncidences et de décoïncidences. 

 


b) « Emietter l’Univers » - Nietzsche 

La question n’est peut-être pas tant celle de savoir que faire si la structure de l’univers était effectivement pluriverselle que celle qui s’efforce de prendre en compte l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons factuellement de réfuter qu’une telle structure soit effective. Chercher la vérité, surtout en suivant finalement la discipline qui semble la plus rigoureuse dans cette recherche, à savoir la science, ne nous permet pas du tout d’exclure l’hypothèse d’une réalité multiple, se scindant à chaque expérience en autant de mondes que de variables de l’expérience. Bien sûr, de nombreuses et de nombreux scientifiques opposent un refus très net à l’idée selon laquelle la théorie des univers multiples ait droit de cité dans la science. Mais sur quoi repose un tel refus en fait? Sur la théorie de Karl Popper selon laquelle le critère d’une thèse scientifique est d’être falsifiable, c’est-à-dire de pouvoir être soumise à des tests. Cette considération de Karl Popper est d’ailleurs déterminante pour notre sujet puisque elle consiste à soutenir que le propre de la science est de ne pas prétendre à la vérité mais de s’exposer à la réfutation (aucune expérience ne peut prouver une théorie - la capacité des expériences à valider la thèse testée dessine donc comme une courbe asymptotique composée d’autant de points que de faits « tendant à prouver » sans jamais « prouver »). 

Mais comment alléguer sérieusement cet « argument » de Karl Popper pour cette théorie des univers multiples puisque c’est précisément dans l’émergence de l’expérience que s’effectuerait la décorrélation des univers. Cela ne signifie pas seulement que les autres univers ne sont pas perceptibles par le notre mais que le critère de distinction entre les univers est l’expérience elle-même. Ce n’est pas parce qu’ils sont autres que je le les perçois pas, c’est parce que je ne les perçois pas, parce que la boîte ouverte révèle le chat mort que le chat vivant s’effectue dans un autre monde, et donc que les autres mondes sont autres. 

Le critère de falsifiabilité de Karl Popper est ici complètement dépassé, hors jeu, parce qu’il consiste finalement à donner à l’échec un droit de cité scientifique. Si l’expérience réfute une hypothèse, celle ci sera radicalement invalidée. Or la théorie des univers multiples consiste précisément à reconsidérer cette radicalité et à la remettre en cause. De ce que cette expérience invalide cette théorie ici, il s’ensuit qu’elle est forcément validée « ailleurs ». Ce qui est réfuté par une expérience dans ce monde constitue la donne même d’une expérience faisable et mieux que cela pourvoyeuse du réel d’un autre monde. La matière même à laquelle telle expérience mondaine refuse la concrétisation « ici » s’effectue « là », donne tout lieu d’être à ce « là ». Il n’est rien de tout ce qui « ici » ne peut pas arriver qui ne constitue illico la texture évènementielle de tout ce qui peut arriver ailleurs. Rien n’est ou vrai ou faux, le réel c’est  ce qui se tisse dans le réseau d’interconnexions de tous les probables.

 


                    Les arguments contre les univers multiples se résument donc tous plus ou moins à celui-ci qui consiste à pointer l’impossibilité dans laquelle nous situe cette hypothèse de lui appliquer un critère qu’elle invalide par l’efficience brute de sa mise en perspective. Cette théorie est infalsifiable donc non scientifique. Mais ne serait-ce pas pour cela qu’elle serait « vraie », d’une vérité non conceptuelle, non scientifique, non linguistique, d’une vérité qui finalement se résoudrait dans l’instance d’une pure effectuation?

Finalement la théorie des univers multiples déploie tous les tenants et les aboutissants d’une hypothèse métaphysique forte n’accordant aucun crédit ni lieu d’être au non-être du néant.  Pour nous efforcer, autant que faire se peut (ce que j’ai essayé de faire ici depuis plusieurs pages), de nous la représenter, de la penser, la tension à laquelle il convient de soumettre sa capacité de réflexion revient en fait à ne plus accorder le moindre crédit au néant, pas pour des raisons morales, ou « optimistes », encore moins humanistes, mais logiques: le néant n’est pas. Si le rien ou le vide ou le non-être n’est pas, alors « tout est » mais pas de la même façon, pas au même rythme, pas au même endroit. Ce que nous vivons c’est la miraculeuse genèse dans toutes les variables du fait d’être. N’en vivant qu’une nous participons par là même de cette puissance matricielle et plurivoque par quoi se suscitent et s’effectuent également toutes les autres.   

Mais alors, puis-je trouver mon bonheur à chercher la vérité, lorsque l’idée d’une vérité UNE se voit ainsi malmenée, relativisée, « explosée » ?  Que quelque chose de notre imagination s’échauffe ici, s’enthousiasme et se laisse aller à dériver au gré d’ouvrages ou de séries plus ou moins pertinentes (mais plutôt moins quand même!) ne fait aucun doute et rien de philosophique ne pourrait acquérir le moindre droit de cité à cet égard.  Aussi douloureux que cela puisse être, il ne serait pas du tout opportun de citer Docteur Who dans cette question. Mais en même temps, notre capacité à interroger vraiment ce qui, du côté opposé à celui de l’imagination, se raidit voire condamne sans appel tout travail scientifique ou philosophique sur ce sujet doit être stimulée, notamment à la faveur de ces phrases écrites par Friedrich Nietzsche:

« Il me semble important qu’on se débarrasse du Tout, de l’Unité, de je ne sais quelle force, de je ne sais quel absolu; on ne pourrait manquer de le prendre comme instance suprême, et de le baptiser « Dieu ». Il faut émietter l’Univers, perdre le respect du tout; reprendre comme proche et comme nôtre ce que nous avions donné à l’inconnu et au Tout. » 



            Comprendre vraiment le sens de cet extrait est difficile et passe notamment par la distinction qu’il faut absolument faire entre une totalité « Une » et une totalité multiple (c’est-à-dire autre, composée de toutes variables). Jusqu’à quel point peut-on aller dans la pensée qu’il n’y a pas un tout mais une multiplicité de façons pour l’être d’être (et suivant d’être tout puisque ce qui n’est pas n’est rien).  Puis-je faire droit dans ma pensée à la manifestation de pensées capables de remettre en question des présupposés très ancrés, voire posés par certains grands penseurs comme constituant les bases mêmes à partir desquels penser se peut? Mais de quels présupposés est-il ici question? De l’unité du monde, de la nécessité d’un commencement, de l’idée selon laquelle la vérité est Une et universelle. Comme Nietzsche l’a efficacement prouvé, il existe une conception de la vérité qui après tout ne repose que sur cette transposition d’une excitation nerveuse à un son puis d’un son à des classifications dans un système linguistique.  Puis-je penser cette propension de toute pensée humaine de se donner d’avance par la langue cela même qu’elle prétend chercher par la langue ?  Puis-je me formuler à moi-même cette capacité d’accaparement, de colonisation de la vérité par l’efficience d’une aptitude à la formulation (qui ne dit pas son nom)?

Dans cet émiettement de l’univers, dans ce manque de respect qu’il s’agit de manifester à l’égard d’un tout « Un », Nietzsche appelle de ses voeux un rapprochement, une appropriation, d’essence profondément sceptique, anti-dogmatique.  Ce n’est pas tant que rien ne puisse être connu, mais plutôt que toute connaissance a des implicites, des présupposés qui finalement la condamne à ne juger vrai, c’est-à-dire universel que ce dont elle a posé d’emblée l’universalité, à savoir l’univers lui-même. Si l’univers est un, alors Une vérité est à chercher dans Un UNIvers. Mais que l’univers soit UN, c’est finalement ce que rien ne prouve, ou du moins  ce que seul peut prouver une connaissance moins tournée que fondée sur l’un (et finalement de la réminiscence à la dialectique ascendante, n’est-ce pas finalement dans cette tautologie que se situe toute la philosophie de Platon: 1=1?).


Mais que nous reste-t-il alors, une fois que nous avons clairement pointé, notamment grâce à cette hypothèse des univers multiples, la propension de toute connaissance du vrai à se donner dés le départ cela même qu’elle fait semblant de découvrir hors de ce processus d’auto-validation? L’éthique mais plus encore une éthique de l’instant présent à même de nous plonger dans cette praxis dans le feu de laquelle « faire bien » se marie avantageusement avec le bien être d’un souverain bien de l’expérience pleinement vécue parce que vécue pour elle-même.

C’est évidemment dans les essais de Montaigne que nous trouverons, après toutes ces spéculations épuisantes sur la possibilité des univers multiples, non pas seulement du repos, mais du bonheur: 

« Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c'est injustice de corrompre ses règles. Quand je vois et César et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne  dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c'est la roidir, soumettant par vigueur de courage à l'usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées, Sages, s'ils eussent cru que c'était là leur ordinaire vacation, celle-ci l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols : « II a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait d'aujourd'hui. – Quoi, avez-vous pas vécu ?   C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. - Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire. – Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes. » Pour se montrer et exploiter, Nature n'a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres et gagner, non pas des batailles et provinces, mais l'ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos. […] «FAIRE BIEN L'HOMME ET DÛMENT»

Les Essais (1588) Livre 3 chapitre 13 - De l’expérience




Conclusion (Ethique et Absolution)

Je peux trouver mon bonheur à chercher la vérité de cet instant et je n’en jouirai qu’en cet instant, que les univers soit multiples ou pas, que Dieu existe ou pas, que je sois philosophe, scientifique ou artiste, ou pas. Nous avons utilisé la théorie des univers multiples en imitant finalement la démarche de Descartes faire du doute un critère de sélection) mais en la plaçant dans un tout autre cadre puisque c’est finalement à la recherche du bonheur que nous invitait ce sujet. Qu’est-ce qui peut résister à cette incroyable relativisation de la vérité en laquelle le multivers consiste? De quoi puis-je vraiment jouir, même s’il s’avérait que le monde dans lequel je vis se diffracte incessamment en une infinité de variables à chaque occasion de délitement donnée par toute expérience?  De cette expérience précisément, exclusivement,  puisque même si ce que s’y effectue est le processus de décorrélation sous le tranchant duquel tous les autres univers possibles sont lâchés comme des ballons dans les cieux infinis de toutes les autres réalités, cette expérience est "là"  et j’y suis jeté « là » comme un « da sein » heureux. Le bonheur n’est ni plus ni moins qu’une affaire de rythme. Une vie heureuse est une existence bien scandée dans le flux de laquelle tout arrive à propos non pas parce qu’elle ne fait l’expérience que d’évènements heureux mais parce qu’elle ne fait l’expérience que d’événements qui « sont ».  Mais ne sommes-nous pas alors confrontés finalement à la même caducité pléonastique, à ce même vide redondant que celui que nous avions finalement dénoncé dans les théories de la connaissance de la vérité « Une » ? Non, parce que d’une vérité que l’on cherche à connaître par des moyens qui finalement consistent à se la donner à un bonheur dont on jouit par l’efficience d’une attention au présent que l’on vit, il y a toute la distinction de la connaissance et de l’expérience. Le bonheur consiste à naître et à renaître à l’expérience d’être, comme un Da sein  extatique de se vivre en question et seulement là.  C’est donc dans cette incomplétude inhérente à toute question, à toute remise en question de son être que le da sein jouit de s’écarter du malheur de la réponse. « Faire bien l’homme et dûment », comme le dit Montaigne, c’est ce qui nous échoit heureusement quand nous composons nos moeurs pour ainsi dire à l’improviste, dans toute l’urgence et la nécessité impérieuse d’un présent offert, donné, comme une grâce, mais c’est un cadeau à la hauteur duquel nous sommes, tout simplement parce que nous  « y » sommes. Chacun des présents que nous vivons, en tant que tel, pour ce qu’il est, et tel qu’il se donne, se vit ainsi comme un salut, c’est-à-dire non pas l’absolu d’une vérité atteinte mais l’absolution d’un bonheur accompli.



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