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Günther Anders, "Désuétude de la méchanceté", 1966, tr. fr. M. Colombo, Conférence, n° 9, automne 1999, p.
(Toute épreuve de concours ou d’examen requiert une prise ou une certaine repris en mains de son implication. Ce qui est réellement « mis à l’épreuve » n’est finalement pas tant votre maîtrise de la langue ou des techniques de rédaction, de réflexion d’analyse que votre capacité à mobiliser dans un temps donné vos aptitudes. Pour répondre à cette exigence, il convient d’emblée de ne pas laisser de prise aux doutes. Si vous êtes là, dans cette salle d’examen aujourd’hui, c’est que tout dans votre existence y aboutit. Vos notes, les évaluations ou les auto-évaluations sur votre maîtrise d’un exercice n’ont plus ici de justification à être évoquées. Vous ne disposez pas d’un temps illimité. Il importe donc de tirer le maximum de bénéfice du fait que l’on vous propose un texte, une question et finalement, c’est « tout ». Quelque chose d’extrêmement « motivant » peut et doit jaillir de ces conditions. Ce que vous étiez, ce dont vous pensez être capable ou pas ici n’a plus lieu d’être. Tout commence ici. C’est ça une épreuve. Jouez ce jeu là, avec confiance et un maximum de simplicité, de générosité (donner de soi), de concentration, et l’épreuve ne peut que bien se passer. Appliquez toute votre attention sur le texte et la question. Donnez tout ce que vous pouvez et c’est tout! Tout le reste n’est pas votre affaire.)
Introduction
1) Que désigne la dimension historique de l’être humain?
Chacune et chacun de nous sait bien qu’il va mourir et pourtant nous passons le plus clair de nos journées dans la dénégation de cette mort à venir, comme si finalement la perspective de cette fin toujours possible était en elle-même ruineuse, paralysante, aliénante. Pourquoi passerais-je ma vie à penser à ma mort, puisque de fait si j’y pense c’est que je vis. Et même à l’extrémité du moment de mourir, je n’aborderai jamais ma mort à partir d’une autre position, d’une autre rive que celle-là même de ma vie, donc il n’y a pas lieu de lui accorder une attention quelconque, au sens propre: pas de lieu. La pensée de la mort est un « non lieu »; donc vivons! C’est toujours à partir de la vie que l’on conçoit l’idée de sa mort. Tout vivant évoquant la mort parle de cela même avec quoi il ne coïncide pas en en parlant, un peu comme une personne qui croit se cerner sans cesse davantage en parlant de soi sans se rendre compte que ses mots l’éloignent de ce qu’il est en train d’être en en parlant puisque aucun mot, aucun concept général ne saura jamais donner l’idée précise, unique, de ce que je suis est train d’être en en parlant. De son vivant, aucun individu ne peut se faire une idée de sa mort, et une fois celle ci advenue, nous n’en avons aucune idée. C’est là la limite de ce qui peut se savoir. La limite de ce que l’on peut connaître est donc la même que la limite imposée réellement, physiquement à l’être humain du fait qu’il soit ce que l’on peut appeler un être de naissance qui est né quelque part un jour.
Que puis-je connaître, moi qui suis né tel jour, à telle heure, en tel lieu, de tels parents? "Plein de choses!" Pourrions nous répondre mais sûrement pas l’instant de ta mort et cette ombre plane sur ta vie comme une chose toute à la fois certaine et insituable, inconnaissable. Tu vis en sachant que tu vas mourir mais sans savoir où et quand.
De prime abord, il en va tout autrement de l’être humain en tant qu’espèce. Le dépassement du genre humain par rapport à l’individu s’accompagne de la conscience du décalage entre le caractère limité de ce que moi je peux et illimité de ce que l’être humain peut. C’est finalement le fond même de révélation qui s’effectue à toute personne humaine réalisant que sa vie, son histoire, sa façon singulière d’être et d’agir s’inscrivent nécessairement et depuis toujours dans un « contexte social », dans une dimension temporelle qui l’excède totalement en tant que personne et qui la font participer, qu’elle le veuille ou non, qu’elle en soit ou non consciente, dans une dimension et une évolution « globale ». Aussi polarisé, limité, borné que je puisse être par mes intérêts particuliers ou par ceux des personnes qui me sont très proches, je suis « humain » c’est-à-dire que ma vie trace un sillage, implique une résonance dans un cadre réticulaire (réticulaire: en réseau), dans un tissu d’inter-actions humaines que l’on peut appeler "la société" ou "l’histoire" selon que l’on s’intéresse à son abord spatial ou temporel.
En tant qu’être humain, « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », comme le dit le poète latin Térence. Cette conscience plus ou moins affûtée de ma disparition possible en tant qu’individu se dilue dans la prise en compte de ce fait qu’il y a quelque chose de moi auquel j’aurai nécessairement participé qui se poursuivra après moi et qui portera un tant soit peu ma marque. De « moi », « on » pourra dire que j‘ai vécu. Tout être humain acquiert ainsi un accès à une forme de postérité et les héros de l’Iliade au premier rang desquels il faut citer Achille, le guerrier parfait, donnent à leur postérité une valeur décisive, fondamentale, celle de finalement commander, ordonner, orienter les actions de leur vie. Vivre pour que l’on acquiert un droit de cité dans l’esprit de celles et ceux qui nous survivront. Entrer dans une histoire (mythe) ou dans l’Histoire (récit du passé) devient dés lors le sens même de ce que l’on appelle une vie humaine.
Dans l’Iliade, Achille ne cesse de faire référence à cette dimension « héroïque » de son existence. Mais de quoi parle-t-il en fait? De cela même par quoi chacune et chacun de nous sait bien qu’agir ne s’effectue pas seulement comme action sur ce que ma présence impacte autour de moi quand je travaille ou que je parle, mais aussi sur la mémoire de mes contemporains et plus je donnerai à mes gestes une résonance puissante, auréolée de gloire et de ré »usité plus j’imprimerai dans ces mémoires un souvenir durable de celle ou celui que j’ai été. L’être humain est donc une créature qui ajoute aux temps existentiels de ces actes: passé/présent/futur, celle du futur antérieur: quoi qu’il en soit « j’aurai été », « j’aurai vécu » et je me serai inscrit dans cet argile là avec assez de force, de violence du trait, du stylet que mon existence revêtira une valeur exemplaire, historique, édifiante à même de demeurer après ma mort individuelle.
Un être humain est donc un être dont l’environnement immédiat se double d’une sorte de caisse de résonance plus ample, tissée par la trame narrative et linguistique d’une postérité, d’une légende humaine. De l’Homme on peut dire « qu’il se la raconte » et qu’il acquiert par cette disposition là une sorte de second niveau de concrétisation de sa présence. Que « l’Humain soit », c’est non seulement ce qui crée une onde de choc matérielle mais aussi mémorielle, historique, épique, un peu comme lorsqu’on dit d’une personne que l’on estime qu’elle vaut la peine d’être connue, comme si son existence physique se doublait d’une dimension cruciale, comme si l’atmosphère dans laquelle elle évolue s’imprimait dans nos pensées durablement y acquérait une puissance, une vertu une noblesse d’âme forte, pérenne, quasi immortelle.
Tout ceci finalement n’est qu’une autre façon de formuler la célèbre affirmation d’Aristote lorsqu’il écrit que « l’homme est un animal naturellement politique ». Cette texture réticulaire, symbolique et pérenne dans laquelle nos actes s’inscrivent au-delà de leur seul onde de choc matérielle, c’est la cité. Et lorsque Antigone brave l’interdiction de Créon en enterrant son frère Polynice, elle ne se meut pas dans une autre dimension que celle-ci: celle de l’humain en tant qu’il acquiert par son statut politique une forme d’aura, l’orbe d’une onde de choc supérieure à celle de sa puissance d’impact seulement matérielle. C’est l’ethos même de l’être humain que de toujours faire valoir dans ces gestes au moment même où il les accomplit la perspective de cette aura, de cette onde sur-puissante susceptible de leur donner une amplitude qui dépasse du cadre de son existence limitée dans le temps et dans l’espace. Antigone est la colonne vertébrale de tout ethos humain, l’attitude qu’il nous faut suivre et adopter si nous voulons le rester, c’est-à-dire que la seule résonance vraie de nos actes humains n’est pas la nature mais la densité mémorielle d’une action suffisamment intègre pour s’inscrire dans l’histoire d’un être dont la ligne de motivation ne peut ni ne doit se limiter à assurer sa survie. En d’autres termes, que nous nous inscrivions dans le souvenir de nos proches et surtout de celles et ceux qui nous succéderont dans les temps à venir, cela dépend de notre capacité à donner à nos gestes dans le présent même au cours duquel ils s’accomplissent une portée « non alimentaire », « désintéressée », « gratuite » (en ce sens qu’ils ne présentent pas d’intérêt immédiat) , bref ce que l’on peut appeler à bon droit du style, de la noblesse, du caractère ou encore, plus simplement, une dimension éthique.
Etre humain, c’est donc se mouvoir dans deux cercles qui dessinent comme deux ondes de chocs différentes: celle de notre puissance physique et celle de notre puissance symbolique ou politique et tout l’ethos de l’homme consiste à faire valoir la seconde dans la première.
2) Le pharmakon
Mais qu’est-ce qui nous permet d’avoir, non pas un, mais deux cercles d’influences? Ce que Sophocle appelle le Deinos, c’est-à-dire cette ambivalence de la terreur et du miracle au fil de laquelle un destin Humain se dessine en prenant continument le risque de s’effacer. Nous ne sommes pas terrifiants, en tant qu’êtres humains parce que nous sommes incapables d’être merveilleux, mais justement parce que nous sommes aussi merveilleux, miraculeux, imprévisibles, héroïques, superbes, nobles. C’est d’ailleurs cela qui nous rend nobles: cette imminence du désastre possible.
Seulement voilà, cette imminence a cessé d’en être une pour devenir un « fait », une réalité: celle de la bombe atomique, c’est-à-dire l’effectuation de la disparition de l’humain est tant que genre, et cette possibilité n’est plus possible mais réelle, historique, actée.
Toute la question qui se pose dés lors à nous du réel de nos vies est celle de savoir si la mécanique du Deinos telle qu’elle a finalement été enclenchée depuis le début de l’humanité peut durer au-delà de ce que l’époque contemporaine « est », à savoir « la terreur « effective » du deinos, et non plus "alternative". Que l’être humain soit merveilleux parce qu’il est aussi terrible, c’est ce qu’il nous revient de vivre après que l'humanité ait fait advenir de l'Horreur (et pas seulement menacé de la Faure apparaître). L’Humanité ne joue plus avec l’idée qu’elle peut disparaître, il semble acté qu’elle se fait disparaître et que ce processus est bel et bien en train de fonctionner.
Peut-être est-il salutaire de songer ici à l’histoire magnifique des mille et une nuits et à l’improbable justesse éthique de ce conte dans lequel le rythme même du récit emprunte exactement la dynamique procratisnative de l’existence de Schéhérazade, mais à condition de substituer à ce souci personnel de survivre celui du genre humain. Rien ne compte désormais davantage à nos yeux que de continuer à inscrire par nos gestes, par leur justesse éthique et leur densité mémorielle le devenir politique de notre espèce pour que quelque chose de nous s’épuise ainsi à demeurer racontable et à explorer l’insoupçonnable noblesse d’une espèce miraculeuse et légendaire entre toutes, en tant que mode de vie politique d’une vie en elle-même apolitique.
Gunther Anders tout comme Hannah Arendt dont il fut le premier mari a été l’élève de Martin Heidegger. Cela veut dire qu’il sait ce que « Da sein » veut dire. Or il est absolument impossible de comprendre la disposition exosomatique de l’être humain sans la rattacher finalement de quelque façon au Da sein, car c’est bien parce que l’humain se vit lui-même dans cette inquiétude première d’être « jeté là » sans finalité, ni but, ni milieu n i raison d’être qu’il effectue quelque chose de cette angoisse dans la construction d’objets. Surgissant dans le sentiment, l’humeur (stimmung) d’être objet, il ob-jette, il s’accomplit dans un mouvement d’extériorisation de soi tout simplement parce que la nature dans laquelle il s’éprouve comme étant ne lui est pas familière, ni amicale, ni prédisposée à l’accueillir. L’humain n’est pas « accueilli », ce qui explique qu’il produise des artefacts.
Ob/jetté l’homme est ob/jetant, c’est-à-dire exosomatique. Son corps (soma) est « exo », à l’extérieur de lui. Il est doté de cette capacité à concrétiser hors de lui ce qu’il est, à savoir un monde humain. Mais cet objet qui est absolument décisif dans la compréhension de l’être humain est un pharmakon, c’est à-dire à la fois un poison et un remède. C’est un remède en ceci qu’il recèle une dimension expiatoire, rituelle, gratuite, artistique, cathartique, politique (le monolithe) et un poison en ceci qu’il possède aussi une dimension intéressée, utilitaire, fonctionnelle, rentable, confiscatoire, économique. On pourrait tout aussi bien dire finalement que cette nature exosomatique nous donne de la puissance et du pouvoir et dans cette dualité une fois encore tout se joue.
Ce ne sont donc pas seulement les engins de mort qui nous ont faits semblables à des dieux mais les engins tout courts, c’est-à-dire notre aptitude exosomatique à créer des pharmakon, des objets à vocation tendancielle. Etre Humain, cela se joue dans notre aptitude à faire des objets mais de ce fait en chaque objet réciproquement se joue notre humanité. Nous sommes Humains grâce à la bombe atomique mais aussi voués à le demeurer (ou pas) malgré elle. On pourrait dire de chaque pharmakon qu’il est un peu comme une équation conçue par l’homme, mais qu’il est aussi une équation humaine à une inconnue et que cette inconnue est la condition humaine elle-même. L’être humain a le pouvoir de renouveler la donne de la nature à chaque objet créé mais il est alors lui-même l’enjeu de cette nouvelle donne.
Nous sommes ainsi l’égal des Dieux. Anders insiste d’abord toutefois sur une différence fondamentale. Le propre de Dieu (dans les religions monothéistes juive, musulmane et chrétienne ) est de pouvoir créer à partir de rien: création ex nihilo. Nous, êtres humains, nous pouvons réduire à rien la terre. C’est ce que l’explosion de la bombe atomique en 1945 a manifesté et qui selon lui change totalement notre rapport à notre espèce, à notre existence d’êtres humains.
3) De la mortalité comme style d’existence et mode de vie
Comme il le dit dans un autre livre: « le temps de la fin », nous sommes passés du rang de « genre des mortels » à celui de « genre mortel », c’est-à-dire « finir » est un infinitif qui ne s’applique plus seulement individuellement à nous mais génériquement, universellement à la totalité de l’espèce humain susceptible à présent de mourir sous la puissance d’un conflit nucléaire majeure qui peut physiquement anéantir toute possibilité de vie sur cette planète. Avec l’être humain, nous sommes donc confrontés à une espèce qui s’est dotée des moyens de faire advenir dans son évolution concrète, matérielle, efficiente, quelque chose qui affecte sa définition conceptuelle. Ce que c’est qu’être un humain, c’est ce que le cours réel de l’histoire de l’homme décide. Ce que c’est qu’être l’humain, c’est ce qui se décide au fur et à mesure que l’homme évolue, un peu comme une sorte de devenir expérimental mais sans expérimentateur. Imaginons un cobaye qui serait aussi l’expérimentateur et nous nous ferons une juste idée de tout ce que l’aventure humaine est.
Il est ici possible de citer la preuve ontologique de l’existence de dieu selon saint Anselme et le mettre en perspective avec ce que dit Gunther Anders dans ce texte. Au 11e siècle, Anselme de Cantorbéry développe ce raisonnement: Dieu est finalement l’idée telle que rien de plus grand ne peut être conçu. Quoi que je me représente idéalement ou pas, Dieu, qu’il existe ou pas, est la définition d’un être omnipuissant qui peut tout, qui est tout. Par conséquent, il est impossible que je puisse concevoir un être, une chose ou une idée qui ne soit pas dieu sans que Dieu soit justement l’idée d’un « plus » par rapport à cette chose. Qu’est-ce que Dieu, en fait? Tu vois cette idée, ou tu vois cet arbre, ou l’océan, ou un volcan ou une supernova, et bien Dieu , c’est l’idée d’un « plus », d’un « excès d’être » par rapport à cette super nova, à cet océan, etc.
Mais Anselme réalise alors quelque chose, c’est que, du coup, cet excès d’être dans lequel Dieu réside ne peut pas non plus se limiter à n’être qu’une idée puisque cela le limiterait. Quoi que je conçoive, Dieu est plus grand, donc Dieu est au-delà de tout ce que l’on peut concevoir dont il excède aussi les limites de ce qui est pensable pour devenir nécessairement « réel », donc Dieu existe et pas seulement en tant qu’idée mais aussi en tant que réalité. L’excès d’être dans lequel ne peut pas ne pas consister Dieu lui fait « crever le plafond » d’une nature seulement idéale, abstraite, conceptuelle, de telle sorte qu’il ne peut pas ne pas exister « réellement ».
Mais le paradoxe atteint son apogée lorsque nous réalisons grâce à Gunther Anders que ce statut d’idée, de concept, de possible, l’être humain l’atteint de cela même qu’il est, en tant que genre, « mortel ».
4) Un Ethos critique
Nous constituons comme possibilité fondamentale, propre, désignée, indicatrice de notre essence même, ce frôlement perpétuel et sans cesse plus menaçant avec la possibilité d’un anéantissement total, d’une disparition telle que rien, plus rien ne resterait de nous en tant qu’espèce. Finalement ce que nous vivons depuis le largage de la bombe, c’est une sorte de « quitte ou double » au suspense étouffant au fil duquel tout ce que nous avons commencé par décrire comme nous constituant en propre, à savoir ce second cercle d’influences symbolique, cette dimension légendaire, historique, politique, narrative de nos actions était comme suspendue à une condition qui se trouve désormais agitée à chaque conflit. Nous construisons la possibilité d’être humain sur le fil ténu de conditions humaines sans cesse plus impossibles.
Nous mesurons exactement la nature de cette transformation dans notre considération de nous-mêmes si nous reprenons exactement l’exemple utilisé par Anders, celui de Salomon, qui constitue d’ailleurs la première figure historique de la Bible. Le règne de Salomon est à la fois marqué par sa justice et par l’échec, puisque de fait son règne ne s’est pas traduit par la prospérité de son peuple. D’un échec historique on peut toujours se dire qu’il a affecté une existence ethnique qui, au moins, aura ce bénéfice d’avoir été et donc d’être tout de même crédité d’une trace dans l’histoire d’un peuple. Mais ce que change la bombe atomique, c’est que même cela peut désormais disparaître.
L’humain est « Da sein » donc il produit des objets qui, nécessairement, sont investis de cette ambivalence du pouvoir et de la puissance, de la constitution d’un monde notre offert à notre appropriation, colonisation, exploitation, mais qui est en même temps ouverture vers un monde Autre, toujours à faire, à découvrir à explorer et à respecter en tant qu’autre. Cette ambivalence est absolument irréductible, inévitable et elle explique que l’homme soit constamment pris dans ce mouvement oscillant et dangereux qui le voit jouer et se jouer à chaque innovation technologique. Lorsque Nietzsche affirme que personne n’a mesuré les conséquences humaines de diffusion de la presse, du télégraphe et de la machine à vapeur, il ne dit pas autre chose. Nous avons nous aujourd’hui en charge de jouer notre humanité de façon incroyablement plus risquée que nos ancêtres et moins encore que nos successeurs. Dans ce trajet, la bombe atomique marque certes un tournant puisque ce qui jusque là n’était qu’envisageable à titre d’idée devient un fait d’actualité, mais en même temps, cette manifestation de la nature tendanciellement suicidaire du genre humain n’est pas vraiment nouvelle puisque elle a toujours été à l’œuvre dans le pharmakon et que l’homme est par excellence une espèce pharmacologique au sens où il s’administre en même temps le poison et le remède, le virus et le vaccin, les réseaux sociaux et l’information en temps zéro.
Conclusion
Nous sommes faits pour les abîmes et pour les sommets, mais pas pour cheminer dans les vallées réconfortantes d’une existence sémiotique. Mais précisément aussi fondamentalement tragique que soit notre condition et elle l’est indiscutablement, il faut mesurer tout ce qu’elle recèle de dynamique du point de vue de l’éthique, c’est-à-dire du point de vue d’Antigone. Ce que la bombe fait entrer en jeu n’est ni plus ni moins que la totalité de notre existence humaine, politique, collective, mémorielle. L’homme est un être qui traîne avec lui à chaque nouvelle innovation technologique la totalité de son bagage culturel, de son histoire, de sa dimension symbolique et mémorielle, légendaire. Nous existons pour que l’on garde trace des exploits et des hauts faits de l’humanité mais nous le faisons maintenant en sachant que cette résonance là est elle-même susceptible de disparaître de telle sorte que nous existons maintenant pour que de l’Homme soit maintenant et qu’une sorte de praxis structurelle, instante et générique s’exécute à chaque acte humain réalisé dans une grâce et une noblesse d’attitude fulgurante. De cette résorption à l’essentiel à laquelle nous sommes désormais condamnés, rien d’autre ne vaut la peine d’être pointée ni suivie que cette exigence éthique portée à son paroxysme de grâce et de justesse dont Antigone nous a ouvert la voie: une façon « autre », esthétisée, gratuite d’insister à la vie par quoi se dessine une existence politique.
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