dimanche 8 mai 2022

HLP Révisions - Textes étudiés au cours des deux semestres de terminale

 


Le héros romantique:


1) Le voyageur contemplant une mer de nuages (1818) de Friedrich Caspar Friedrich



2) Hymne à la nuit - Novalis

« Un jour que je répandais des larmes amères, alors que tout mon espoir, dissous en la douleur, s’évanouissait, et que, près du tertre aride qui, dans son étroit et sombre espace, enfermait la forme de ma vie, je me tenais solitaire, solitaire comme jamais nul ne fut, agité par une indicible angoisse, sans forces n’étant plus quune pensée de misère... Comme je cherchais autour de moi quelque secours, ne pouvant plus faire un pas en avant ni revenir, et que je restais là attaché, avec un désir infini, à cette vie fugitive et éteinte, alors voici que parut, au lointain des cimes de mon ancienne félicité, le premier frisson du crépuscule. Et, tout à coup, le cordon de la naissance, chaîne de la lumière, se rompit !... La splendeur terrestre sen fut, et avec elle ma tristesse. En même temps s’épandait, toute, ma mélancolie en un monde nouveau, insondable. Et toi, Ivresse nocturne, Assoupissement des Cieux, tu descends sur moi : doucement la contrée se souleva, et au-dessus de la contrée mon esprit, libéré, né à une seconde vie, plana. Le tertre se dispersa en un nuage de poussière, et, à travers ce nuage, je vis les traits transfigurés de lAimée. Dans ses yeux reposait l’Éternité... Je saisis ses mains, et les larmes me devinrent un lien, resplendissant, indéchirable ! Tels des orages, des milliers dannées senfuyaient dans le lointain... A son cou, je pleurai, devant la vie nouvelle, de délicieuses larmes. — Ce fut le premier Rêve en toi. Il passa, mais son reflet demeure : foi éternelle et inébranlable en ton Ciel, ô Nuit, et en son Soleil, lAimée ! »




3) Ovide - Métamorphoses

Eurydice, appelée, quitte les ombres neuves,

Et revient à pas lents, gênée par sa blessure.

Pour la garder, Orphée devra ne pas tourner

Ses regards vers larrière avant d’être sorti

Des vallées de lAverne, où tout est annulé.

Quand lamoureux époux, près de faire surface,

Redoutant de la perdre, impatient de la voir,

Se retourne. Aussitôt retombée en arrière,

Elle tend ses deux bras pour prendre et être prise,

Mais la malheureuse ne saisit que lair qui se dérobe,

Et, mourant à nouveau sans un mot de reproche

(De quoi dailleurs, fors d’être aimée, se plaindrait-elle ?)

Dit un suprême adieu quil nentend plus qu’à peine,

Puis retombe aux Enfers doù elle était sortie.

 

4) Bergson L’évolution Créatrice

« L'existence dont nous sommes le plus assurés et que nous connaissons le mieux est incontestablement la nôtre, car de tous les autres objets nous avons des notions qu'on pourra juger extérieures et superficielles, tandis que nous nous percevons nous-mêmes intérieurement, profondément. Que constatons-nous alors ? Quel est, dans ce cas privilégié, le sens précis du mot « exister » ? Rappelons ici, en deux mots, les conclusions d'un travail antérieur.

  Je constate d'abord que je passe d'état en état. J'ai chaud ou j'ai froid, je suis gai ou je suis triste, je travaille ou je ne fais rien, je regarde ce qui m'entoure ou je pense à autre chose. Sensations, sentiments, volitions, représentations, voilà les modifications entre lesquelles mon existence se partage et qui la colorent tour à tour. Je change donc sans cesse. Mais ce n'est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu'on ne le croirait d’abord. Je parle en effet de chacun de mes états comme s'il formait un bloc. Je dis bien que je change, mais le changement m'a l'air de résider dans le passage d'un état à l'état suivant : de chaque état, pris à part, j'aime à croire qu'il reste ce qu'il est pendant tout le temps qu'il se produit. Pourtant, un léger effort d'attention me révèlerait qu'il n'y a pas d'affection, pas de représentation, pas de volition qui ne se modifie à tout moment, si un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle d'un objet extérieur immobile. L'objet a beau rester le même, j'ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour : la vision que j'ai n'en diffère pas moins de celle que je viens d'avoir, quand ce ne serait que parce qu'elle a vieilli d'un instant. Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent. Mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même. À plus forte raison en est-il ainsi des états plus profondément intérieurs, sensations, affections, désirs, etc., qui ne correspondent pas, comme une simple perception visuelle, à un objet extérieur invariable. Mais il est commode de ne pas faire attention à ce changement ininterrompu, et de ne le remarquer que lorsqu'il devient assez gros pour imprimer au corps une nouvelle attitude, à l'attention une direction nouvelle. À ce moment précis on trouve qu'on a changé d'état. La vérité est qu'on change sans cesse, et que l'état lui-même est déjà du changement.

C'est dire qu'il n'y a pas de différence essentielle entre passer d'un état à un autre et persister dans le même état. Si l'état qui « reste le même » est plus varié qu'on ne le croit, inversement le passage d'un état à un autre ressemble plus qu'on ne se l'imagine à un même état qui se prolonge ; la transition est continue. Mais, précisément parce que nous fermons les yeux sur l'incessante variation de chaque état psychologique, nous sommes obligés, quand la variation est devenue si considérable qu'elle s'impose à notre attention, de parler comme si un nouvel état s'était juxtaposé au précédent. De celui-ci nous supposons qu'il demeure invariable à son tour, et ainsi de suite indéfiniment. L'apparente discontinuité de la vie psychologique tient donc à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d'actes discontinus : où il n'y a qu'une pente douce, nous croyons apercevoir, en suivant la ligne brisée de nos actes d'attention, les marches d'un escalier. Il est vrai que notre vie psychologique est pleine d'imprévu. Mille incidents surgissent, qui semblent trancher sur ce qui les précède, ne point se rattacher à ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d'un fond où ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles mêmes qui les séparent : ce sont les coups de timbale qui éclatent de loin en loin dans la symphonie. Notre attention se fixe sur eux parce qu'ils l'intéressent davantage, mais chacun d'eux est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière. Chacun d'eux n'est que le point le mieux éclairé d'une zone mouvante qui comprend tout ce que nous sentons, pensons, voulons, tout ce que nous sommes enfin à un moment donné. C'est cette zone entière qui constitue, en réalité, notre état. Or, des états ainsi définis on peut dire qu'ils ne sont pas des éléments distincts. Ils se continuent les uns les autres en un écoulement sans fin. »


5)  A la recherche du temps perdu - Marcel Proust

 « Je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse: ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait- elle? Que signifiait-elle? Où l'appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui mapporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je marrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche nest pas en lui, mais en moi. Il ly a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à lheure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. Cest à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que lesprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui nest pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.(...)

Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir (…) Et comme dans ce jeu où les Japonais samusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli deau, de petits morceaux de papiers jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celle du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. » 




6) Mrs Dalloway - Virginia Woolf

« Et la voilà, dans Saint Jame’s Park, qui discutait encore, qui se prouvait encore quelle avait eu raison de ne pas lépouser. Oui, bien raison. Car dans le mariage il faut un peu de liberté, un peu dindépendance pour quon puisse vivre ensemble, tous les jours de la vie, dans la même maison. Cela, Richard le lui accordait, et elle aussi. Où était‐il par exemple ce matin ? À un comité sans doute. Elle ne le lui demandait jamais. Tandis quavec Peter, tout devait être partagé, tout examiné. cétait intolérable. Aussi, quand arriva la scène du petit jardin, près de la fontaine, elle fut obligée de rompre. Ç’aurait été leur ruine, leur perte à tous les deux, elle en était sûre ; pourtant, pendant des années, elle avait senti, comme une flèche plantée dans son cœur, le chagrin, la souffrance de cette rupture ; et puis, quel horrible moment le jour où, dans un concert, quelquun lui dit quil venait de se marier ! Une femme rencontrée sur le bateau des Indes ! Jamais elle noublierait ! « Vous êtes prude, froide, sans cœur, disait‐il, vous ne comprendrez jamais combien je vous aime. » Sans doute, elles comprenaient, ces orientales, ces jolies sottes, niaises, frivoles. Dailleurs, elle plaçait mal sa pitié ; il se disait heureux, tout à fait heureux, bien quil neût jamais rien fait dont on pût parler. iI avait raté sa vie. Cela lirritait encore.

Elle avait atteint les grilles du parc. Elle sarrêta un moment, regarda les omnibus de Piccadilly.

Jamais, maintenant, elle ne dirait de quelquun : « il est ceci, il est cela. » et elle se sentait très jeune : en même temps vieille à ne pas le croire. elle pénétrait comme une lame à travers toutes choses : en même temps, elle était en dehors, et regardait. Elle avait la sensation constante (et les taxis passaient) dêtre en dehors, en dehors, très loin en mer et seule ; il lui semblait toujours quil était très, très dangereux de vivre, même un seul jour. et cependant elle ne se croyait pas intelligente, pas plus que les autres, en tout cas. Comment avait‐elle pu traverser la vie avec les bribes de savoir que Fräulein Daniels lui avait données ! elle ne pouvait le comprendre. elle ne savait rien ; ni langue étrangère ni histoire ; elle lisait très peu à présent, sauf des Mémoires, dans son lit ; et cependant elle se laissait absorber : tant de choses ! Les taxis qui passaient ! Et elle ne pourrait pas dire de Peter ni delle‐même : je suis ceci, je suis cela. »

   

Les métamorphoses du moi


  1. L’identité narrative Paul Ricoeur  : « Sans le secours de la narration, le problème de lidentité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution [...] Le dilemme disparaît si, à lidentité comprise au sens dun même(idem), on substitue lidentité comprise au sens dun soi-même (ipse); la différence entre idem et ipse nest autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et lidentité narrative»


 2) Carl Gustav Jung :  « La persona, dit-il, est ce que quelqu’un n’est pas en réalité mais ce que lui-même et les autres pensent  qu’il est. » 



3) Oedipe roi  - Sophocle (429 avant JC) 

ŒDIPE Toi qui scrutes tout, ô Tirésias, aussi bien ce qui s’enseigne que ce qui demeure interdit aux lèvres humaines, aussi bien ce qui est du ciel que ce qui marche sur la terre, tu as beau être aveugle, tu n’en sais pas moins de quel fléau Thèbes est la proie. Nous ne voyons que toi, seigneur, qui puisses contre lui nous protéger et nous sauver. Phœbos, en effet — si tu n’as rien su par mes envoyés —, Phœbos consulté nous a conseillés ainsi : un seul moyen nous est offert pour nous délivrer du fléau ; c’est de trouver les assassins de Laïos, pour les faire ensuite périr ou les exiler du pays. Ne nous refuse donc ni les avis qu’inspirent les oiseaux, ni aucune démarche de la science prophétique, et sauve-toi, toi et ton pays, sauve-moi aussi, sauve-nous de toute souillure que peut nous infliger le mort. Notre vie est entre tes mains. Pour un homme, aider les autres dans la mesure de sa force et de ses moyens, il n’est pas de plus noble tâche.

TIRÉSIAS Hélas ! hélas ! qu’il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède ! Je ne l’ignorais pas ; mais je l’ai oublié. Je ne fusse pas venu sans cela.

ŒDIPE Qu'est-ce là ? et pourquoi pareil désarroi à la pensée d’être venu ?

TIRÉSIAS Va, laisse-moi rentrer chez moi : nous aurons, si tu m’écoutes, moins de peine à porter, moi mon sort, toi le tien.

ŒDIPE Que dis-tu ? Il n’est ni normal ni conforme à l’amour que tu dois à Thèbes, ta mère, de lui refuser un oracle.

TIRÉSIAS Ah ! c’est que je te vois toi-même ne pas dire ici ce qu’il faut ; et, comme je crains de commettre la même erreur à mon tour...

ŒDIPE Non, par les dieux ! si tu sais, ne te détourne pas de nous. Nous sommes tous ici à tes pieds, suppliants.

TIRÉSIAS C’est que tous, tous, vous ignorez... Mais non, n’attends pas de moi que je révèle mon malheur — pour ne pas dire : le tien.

ŒDIPE Comment ? tu sais, et tu ne veux rien dire ! Ne comprends-tu pas que tu nous trahis et perds ton pays ?

TIRÉSIAS Je ne veux aflliger ni toi ni moi. Pourquoi me pourchasser vainement de la sorte ? De moi tu ne sauras rien.

ŒDIPE Ainsi, ô le plus méchant des méchants — car vraiment tu mettrais en fureur un roc —, ainsi, tu ne veux rien dire, tu prétends te montrer insensible, entêté à ce point ?

TIRÉSIAS Tu me reproches mon furieux entêtement, alors que tu ne sais pas voir celui qui loge chez toi, et c’est moi qu’ensuite tu blâmes !

ŒDIPE Et qui ne serait en fureur à entendre de ta bouche des mots qui sont autant d’affronts pour cette ville ?

TIRÉSIAS Les malheurs viendront bien seuls : peu importe que je me taise et cherche à te les cacher !

ŒDIPE Mais alors, s’ils doivent venir, faut-il pas que tu me les dises ?

TIRÉSIAS Je n’en dirai pas plus. Après quoi, à ta guise ! laisse ton dépit déployer sa fureur la plus farouche.

ŒDIPE Eh bien soit ! Dans la fureur où je suis je ne cèlerai rien de ce que j’entrevois. Sache donc qu’à mes yeux c’est toi qui as tramé le crime, c’est toi qui l’as commis — à cela près seulement que ton bras n’a pas frappé. Mais, si tu avais des yeux, je dirais que même cela, c’est toi, c’est toi seul qui l’as fait.

TIRÉSIAS Vraiment ? Eh bien, je te somme, moi, de t’en tenir à l’ordre que tu as proclamé toi-même, et donc de ne plus parler de ce jour à qui que ce soit, ni à moi, ni à ces gens ; car, sache-le, c’est toi, c’est toi, le criminel qui souille ce pays !

ŒDIPE Quoi ? tu as l’impudence de lâcher pareil mot ! Mais comment crois-tu donc te dérober ensuite ?

TIRÉSIAS Je demeure hors de tes atteintes : en moi vit la force du vrai.

ŒDIPE Et qui t’aurait appris le vrai ? Ce n’est certes pas ton art.

TIRÉSIAS C’est toi, puisque tu m’as poussé à parler malgré moi.

ŒDIPE Et à dire quoi ? répète, que je sache mieux.

TIRÉSIAS N’as-tu donc pas compris ? Ou bien me tâtes-tu pour me faire parler ?

ŒDIPE Pas assez pour dire que j’ai bien saisi. Va, répète encore.

TIRÉSIAS Je dis que c’est toi l’assassin cherché.


4) Article du blog: Persona,  stade du miroir et création littéraire (préparation du bac blanc) 


5)   Maurice Merleau-Ponty - Le stade du miroir

“La compréhension de l’image spéculaire consiste, chez l’enfant, à reconnaître pour sienne cette apparence visuelle qui est dans le miroir. Jusqu’au moment où l’image spéculaire intervient, le corps pour l’enfant est une réalité fortement sentie, mais confuse. Reconnaître son visage dans le miroir, c’est pour lui apprendre qu’il peut y avoir un spectacle de lui-même. Jusque là il ne s’est jamais vu, ou il ne s’est qu’entrevu du coin de l’œil en regardant les parties de son corps qu’il peut voir. Par l’image dans le miroir il devient spectateur de lui-même. Par l’acquisition de l’image spéculaire l’enfant s’aperçoit qu’il est visible et pour soi et pour autrui. Le passage du moi interoceptif au ” je spéculaire “, comme dit encore Lacan, c’est le passage d’une forme ou d’un état de la personnalité à un autre. La personnalité avant l’image spéculaire, c’est ce que les psychanalystes appellent chez l’adulte le soi, c’est-à-dire l’ensemble des pulsions confusément senties. L’image du miroir, elle, va rendre possible une contemplation de soi-même. 

On comprend alors que l’image spéculaire prenne pour les psychanalystes l’importance qu’elle a justement dans la vie de l’enfant. Ce n’est pas seulement l’acquisition d’un nouveau contenu, mais d’une nouvelle fonction, la fonction narcissique. Narcisse est cet être mythique qui, à force de regarder son image dans l’eau, a été attiré comme par un vertige et a rejoint dans le miroir de l’eau son image. L’image propre en même temps qu’elle rend possible la connaissance de soi, rend possible une sorte d’aliénation : je ne suis plus ce que je me sentais être immédiatement, je suis cette image de moi que m’offre le miroir. Il se produit, pour employer les termes du docteur Lacan, une ” captation ” de moi par mon image spatiale. Du coup je quitte la réalité de mon moi vécu pour me référer constamment à ce moi idéal, fictif ou imaginaire, dont l’image spéculaire est la première ébauche. En ce sens je suis arraché à moi-même, et l’image du miroir me prépare à une autre aliénation encore plus grave, qui sera l’aliénation par autrui. Car de moi-même justement les autres n’ont que cette image extérieure analogue à celle qu’on voit dans le miroir, et par conséquent autrui m’arrachera à l’intimité immédiate bien plus sûrement que le miroir. L’image spéculaire, c’est ” la matrice symbolique, dit Lacan, où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre. » 


Histoire Humanité et violence




  1. Shakespeare - Macbeth

« Seyton : La reine, monseigneur ! Elle est morte.

Macbeth: elle aurait du mourir plus tard. Le moment serait toujours venu de dire ce mot là. Demain, puis demain, puis demain glisse à petits pas de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps. Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse. Eteins toi! Eteins toi court flambeau! La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus, c’est une histoire dite par un idiot pleine de fracas et de furie et qui ne signifie rien. »

2) Kafka  - Journal

« Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais – il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre. »


3) Hannah Arendt - Le parallélogramme des forces extrait de « la crise de la culture »


4) Texte de Giorgio Agamben

Il est clair, en effet, que pour un être dont l’expérience langagière ne serait pas toujours déjà scindée en langue et discours, autrement dit pour un être toujours déjà parlant, toujours déjà plongé dans une langue indivise, il n’y aurait ni connaissance, ni enfance, ni histoire: il serait toujours déjà immédiatement uni à sa nature linguistique, il ne trouverait nulle par de discontinuité ni de différence où pourrait se produire quelque chose comme une histoire ou un savoir.

La double articulation en langue et discours constitue donc, semble-t-il, la structure spécifique du langage humain; seule elle donne sens à l’opposition entre dynamis et énergeïa, entre puissance et acte, que la pensée d’Aristote a léguée à la philosophie comme à la science occidentales. La puissance ou le savoir est la faculté spécifiquement humaine de demeurer lié à une privation; et le langage, en tant qu’il est scindé en langue et discours, contient structurellement cette relation, n’est rien d‘autre que cette relation. L’homme ne se borne pas à savoir, l’homme se borne pas à parler, il n’est ni homo sapiens ni homo loquens, mais homo sapiens loquendi: tel est l’entrelacs par quoi l’Occident s’est compris lui-même et sur quoi il a fondé tant son savoir que ses techniques. La violence du pouvoir  des hommes, cette violence sans précédent, plonge ses racines les plus profondes dans cette structure du langage. Ce que l’on éprouve dans l’experimentum linguae, en ce sens, n’est pas une simple impossibilité de dire: il s’agit plutôt d’une impossibilité à parler à partir d’une langue; il s’agit, via cette enfance qui réside dans l’écart entre langue et discours, d’une expérience de la faculté même de parler, ou de la puissance de parole elle-même.



5) Texte de Emile Benveniste

« Le sémiotique désigne le mode de signifiance qui est propre au SIGNE linguistique et qui le constitue comme unité. On peut, pour les besoins de l’analyse, considérer séparément les deux faces du signe, mais sous le rapport de la signifiance, unité il est, unité il reste. La seule question qu’un signe suscite pour être reconnu est celle de son existence, et celle-ci  se décide par oui ou non: arbre - Chanson - laver - nerf - jaune - sur, et non orbre - vanson - laner - derf - saune - tur (…) Pris en lui-même, le signe est pure identité à soi, pure altérité à tout autre, base signifiante de la langue, matériau nécessaire de l’énonciation. Il existe quand il est reconnu comme signifiant par l’ensemble des membres de la communauté linguistique (…) Avec le sémantique, nous entrons dans le mode spécifique de signifiance qui est engendré par le DISCOURS. Les problèmes qui se posent ici sont fonction de la langue comme productrice de messages. Or le message ne se réduit pas à une succession d’unités à identifier séparément: ce n’est pas une addition de signes qui produit le sens, c’est au contraire le sens (l’intenté)  conçu globalement qui se réalise et se divise en « signes » particuliers, qui sont les mots (…) L’ordre sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du discours. »


6) Texte d’Aristote

il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité.



7) Texte de Jean Henri Fabre (à opposer à Jacob Von Uexküll)

« Quand elle arrive avec sa récolte, l'Abeille fait double opération d'emmagasinement. D'abord elle plonge, la tête première, dans la cellule pour y dégorger le contenu du jabot ; puis elle sort et rentre tout aussitôt à reculons pour s'y brosser l'abdomen et en faire tomber la charge pollinique. Au moment où l'insecte va s'introduire dans la cellule, le ventre premier, je l'écarte doucement avec une paille. Le second acte est ainsi empêché. L'Abeille recommence le tout, c'est-à-dire plonge encore, la tête première au fond de la cellule, bien qu'elle n'ait plus rien à dégorger, le jabot venant d'être vidé. Cela fait, c'est le tour d'introduire le ventre. A l'instant, je l'écarte de nouveau. Reprise de la manoeuvre de l'insecte, toujours la tête en premier lieu ; reprise aussi de mon coup de paille. Et cela se répète ainsi tant que le veut l'observateur. Ecarté au moment où il va introduire le ventre dans la cellule, l'Hyménoptère vient à l'orifice et persiste à descendre chez lui d'abord la tête la première. Tantôt la descente est complète, tantôt l'Abeille se borne à descendre à demi, tantôt encore il y a simple simulacre de descente, c'est-à-dire flexion de la tête dans l'embouchure ; mais complet ou non, cet acte qui n'a plus de raison d'être, le dégorgement du miel étant fini, précède invariablement l'entrée à reculons pour le dépôt du pollen. C'est ici presque mouvement de machine, dont un rouage ne marche que lorsque a commencé de tourner la roue qui le commande. »


Limites de l’être humain




  1. 1er stasimon d’Antigone de Sophocle

« Il est bien des merveilles (deinos) en ce monde mais il n’en est pas de plus grande que celle de l’Homme ( « Il est bien des êtres terribles en ce monde, mais il n’en est pas de plus terrible (deinos) que l’homme.) 

Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre,

La Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.

Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend,

tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets,

L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître

de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, que le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes.

Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,

se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel 

Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule,

il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède.

Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.

Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !

Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.

Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! »      

    SOPHOCLE (495-406 av.JC) dans « ANTIGONE » Trad Paul Mazon)


2) Autre traduction (bien meilleure) d’André Sauge

Que de choses redoutables ! Mais rien ne va et vient

De plus redoutable que l’homme et ce qui naît de l’homme !

Voici :

Pour traverser la mer grise que soulève en tempête un vent du Sud

Il va de creux en creux de la vague, trouvant, pour le navire,

Une passe sous le gonflement des flots mugissants.

La Terre, au-delà des limites de qui nulle divinité n’atteint,

Indéclinable, inépuisable,

Il la ressasse et l’exténue

Tandis que les charrues versent les sillons d’une année sur l’autre

Et que tournoient toutes bêtes de somme et de meule.

L’aguet vigilant des oiseaux,

Il l’emmaillote dans ses mailles et le conduit à la baguette ;

Les peuples des bêtes sauvages,

le chasseur attentif à leurs erres s’empare d’eux,

Ceux que les profondeurs de la mer font croître

Grâce aux mailles de ses filets,

Grâce à des pièges

Le fauve qui a ses gîtes et ses refuites aux creux des montagnes.

Et le cheval à la crinière épaisse,

Il le soumet à la bride,

Au joug l’infatigable traceur de sillons.

Il s’est enseigné la parole,

Les mesures du souffle,

Et, pour (contenir) ses humeurs, l’urbanité.

Exposé aux cinglements du serein et des pluies d’orage

Sous le champ des étoiles qui attisent le gel,

Il est plein de ressources pour échapper à leurs traits.

Jamais à court de ressources pour rien

Il poursuit de ses soins jusqu’à l’ombre d’un objet à venir. Contre l’imprévisibilité seule de la mort,

Il ne trouvera aucun refuge, bien qu’il se barricade

Pour se mettre à l’abri des maladies les plus retorses.

Détenant l’ingéniosité des arts qui lui permettent d’aller au-delà de ce qu’il espère

En tant qu’Exécutant d’œuvres magistrales,

Il s’avance à l’abri de la ruse, un moment vers de vils profits, un autre vers du consistant ;

Lorsqu’il entrelace les partages terrestres,

Suivant leur modèle, aux sentences inébranlables venant des dieux

Il se place au-dessus de la Cité.

Il s’exclut de l’espace civique celui qui,

Accordant ses faveurs à une audace impudente,

Est solidaire de ce qui jamais ne saurait être admirable.

Puisse-t-il ne jamais être admis en mon foyer,

Puissé-je ne jamais partager les sentiments de qui

Agirait ainsi !

Quel est ce trouble soudain qui fait divaguer mes pensées ?

Interpréterai-je dans le sens d’un prodige divin ce qui vient là ?

Comment, étant donné ce que je vois et reconnais clairement,

Argumenterai-je pour défendre une antithèse : Mais ! Cette enfant, ce n’est pas Antigone !

O fille insoutenable d’un père insoutenable,

Mesure-du-Savoir, Œdipe !

Eh ! Quoi donc ! Non ! Ce n’est pas possible ! Ils ne te poussent pas

Comme un animal

T’ayant prise au piège au moment où tu défiais un décret royal

Et où la folie t’égarait ?



3) Cornélius Castoriadis -  La cité et les lois

« L’autolimitation est indispensable justement parce que l’homme est terrible (deinos), et que rien d’extérieur ne peut limiter véritablement cette faculté d’être terrible, pas même la justice des dieux garantie par les serments. Celle-ci est un des principes qui régissent la vie des hommes mais elle ne saurait suffire en aucune manière. Si elle suffisait, il n’y aurait ni Antigone ni tragédie. Comme il n’y a pas et ne peut pas y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question : dans le monde platonicien et dans le monde chrétien (…)

L’homme est l’être tel qu’il n’en existe pas de plus terrible, parce que rien de ce qu’il fait (…) ne peut être attribué à un don « naturel ». Le « qu’est-ce que c’est? » de l’homme qui s’exprime et se développe à travers ses différents attributs, est l’oeuvre de l’homme lui-même. En termes philosophiques l’homme se pose lui-même, l’essence de l’homme est autocréation; et cette phrase peut être comprise en deux sens: l’homme crée son essence et son essence est auto-création. L’homme se crée lui-même comme créateur, dans un cercle dont la logique apparemment vicieuse dévoile sa primauté ontologique. »

Cornélius Castoriadis




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire