Mais comment se fait cette séparation? Cet art n’est pas si difficile qu’on pourrait croire, ou du moins la difficulté n’est pas où on la croit, il dépend plus de la volonté que des lumières, il ne faut point un appareil d’études et des recherches pour y parvenir. Le jour nous éclaire, et le miroir est devant nous; mais pour le voir il faut jeter les yeux et le moyen de les y fixer est d’écarter les objets qui nous en détournent. Recueillez-vous, cherchez la solitude, voilà d’abord tout le secret et par celui-là on découvre bientôt tous les vôtres. Pensez-vous en effet que la philosophie nous apprenne à entrer en nous-mêmes? Ah combien l’orgueil sous son nom en écarte! C’est tout le contraire ma charmante amie, il faut commencer par rentrer en soi pour philosopher.
Jean-Jacques Rousseau, Lettres morales VI
Passer un examen ou un concours, c’est accepter les règles d’un certain jeu dans le cadre duquel les candidats acceptent que l’évaluation et le jugement d’une personne supposée habilitée et compétente fixent une « note » qui sera prise en compte dans l’obtention du diplôme, lequel est nécessaire pour se lancer dans un processus de pratique et de reconnaissance qui finalement n’en finira pas jusqu’à la retraite. Que demande-t-on donc à tous les membres d’une société fondée sur cette considération du travail? De faire leurs preuves, c’est-à-dire de ne jamais se contenter de leur « for intérieur », de leur être à soi, de sortir de leur « pour moi », de leur « moi, je », de leur intimité, de ce qu’ils pensent, tissent effectuent en eux-mêmes et seulement pour eux-mêmes.
Ici Jean-Jacques Rousseau ne se contente pas de dénoncer ce processus d’extériorisation en le rapprochant d’une aliénation, il invite sa correspondante: la Comtesse Sophie d’Houdetot (dont il est amoureux), à le suivre mais en sens inverse à contre-courant, comme un Fleuve dont on voudrait trouver la source. Mais dans quel but? Parce que c’est ça la philosophie, selon lui. Ce n’est pas parce que l’on pratique la philosophie que l’on se connaît soi-même, c’est l’inverse, c’est parce que l’on se connaît soi-même qu’on fait de la philosophie.
Nous interrogerons donc d’abord cette image de l’araignée et de sa toile en tant que métaphore de cette persona qui intercale entre nous et nous-mêmes ce que l’on pourrait appeler, comme le fait Bergson, « le moi social ». Puis nous examinerons cette invitation au recueillement de soi, cette définition de la sagesse comme connaissance du moi par le moi. Il conviendra enfin de problématiser la conséquence de sa définition dans son rapport à la philosophie, laquelle ne saurait consister, si l’on en croit Rousseau, que dans la pratique active (et habitée?) d’une solitude. Le meilleur moyen de se connaître soi-même consiste-t-il vraiment pour le moi à se séparer de tout ce qui n’est pas lui, dans cette sorte de « retour aux fondamentaux » qui n’est pas sans présenter quelque rapport avec le « je pense donc je suis » de René Descartes?
Comme souvent chez Rousseau (les confessions) il n’est pas possible de s’intéresser à un écrit sans bien situer son contexte biographique. Or ici, nous lisons une lettre qu’il envoie à une femme qu’il veut conquérir. C’est de la drague épistolaire, en fait. Pourquoi c’est important? Parce que même s’il ne fait aucun doute qu’il pense et formule sincèrement, intensément, entièrement chacune des thèses ici affirmées, il n’en est pas moins vrai non plus que Rousseau est parfaitement au fait de ses capacités de séduction littéraire (peut-être supérieure à celles de son charisme physique) et que, par la présente, il envisage de faire d’une pierre deux coups: poser son statut de philosophe (qui sait ce qu’est la philosophie) et conquérir Sophie. Le problème est que ces deux visées ne sont pas nécessairement compatibles et que le doute plane sur une définition de la philosophie comme « recueillement du moi » dés lors qu’elle fait l’objet d’une adresse à une autre dont on veut recueillir les faveurs. De la même façon que la rédaction des confessions contredit dans la forme ce qui est dit sur le fond, on est ici en droit de s’interroger sur la motivation de l’écriture de Rousseau et pourquoi pas sur la métaphore de l’araignée: n’est-il pas en train de la tisser en fait par chacun des traits qu’il dessine dans le mouvement de sa plume? Dans cette défense de la solitude et du renfermement sur soi se tisse clandestinement un piège qui vise à prendre « Sophie la mouche » dans les filets d’une prose séductrice et arachnéenne.
Ce que je dis que je fais, je ne le suis pas (ou encore: "c'est celui qui dit qui y est pas"). Cette phrase est sans conteste le leitmotiv de la plupart des oeuvres biographiques de Rousseau mais pas seulement. La suspicion très légitime que l’on peut donc nourrir à son endroit s’exerce aussi dans ses lettres morales adressées à une femme mariée qu’il souhaite attirer dans son lit. Armés que nous sommes désormais de cette grille de lecture qui fait clairement apparaître l’habileté rhétorique du négatif, nous discernerons clairement les procédés mis en oeuvre par l’araignée Rousseau dans ses manoeuvres littéraires et philosophiques pour attraper la mouche Sophie.
Mais cette démarche nous entraînera assez loin et le moins subtil ici consisterait à ne pas faire crédit à Rousseau d’une sincérité effective sans pour autant oublier à aucun moment que tout ce qu’il dit est « dit », « écrit » et conséquemment « mis en scène ». Quoi que je dise de la persona, de sa capacité à parasiter en moi, le vrai moi, ne suis-je pas en train de le « dire » et donc de mettre en scène mon « je » le disant, l'écrivant? Nous saisissons bien le mouvement d’épuration, de résorption par le biais duquel l’araignée régurgiterait la fibre de tous les fils qu’elle a tissé hors d’elle, mais ce processus ne conviendrait-il pas dés lors de l’appliquer jusqu’aux lignes mêmes de cette correspondance qui dans le réseau de leur texture graphique s’insinuent en nous pour nous faire tomber dans une toile idolâtre?
Mais honnêtement: quelle brillante araignée! Toutes les ressources de l’écriture philosophique sont ici convoquées et articulées avec talent pour pointer les ravages de l’amour propre, thème très cher à Rousseau, on le sait. L’image ici permet d’illustrer cette amplitude réticulaire (en réseau), par le biais de laquelle le territoire de l’araignée s’étend à tout ce dont elle peut recouvrir sa toile mais aussi, de ce fait, à la dépendance que cette sensibilité exogène suscite douloureusement. Par l’opinion que les autres se font de nous, nous nous étendons, nous devenons l’objet de leurs pensées, nous élargissons la teneur même de notre être sans toujours nous rendre compte que nous nous condamnons nous-mêmes à subir hors de nous les contre-coups paranoïaques de cette construction spéculaire et fantasmatique de soi. Nous ne pouvons pas paraître, ni parler ni figurer dans un contexte public sans donner lieu à la persona, c’est-à-dire pour reprendre les termes de Carl Jung, à « ce que quelqu’un n’est pas en réalité mais ce que lui-même et les autres pensent qu’il est. » La persona est un mythe, mais du genre de ceux auxquels on croit. Qui ne serait pas flatté d’alimenter par ses actes ou ses paroles « supposées » la construction imaginaire d’un « mythe » dans un espace public quelconque? Mais il faudra en payer le prix exorbitant, celui d’être, comme l’araignée, hypersensibilsée au moindre choc de la toile, au moindre souffle, au moindre bruit, à la moindre rumeur courant sur soi. Que la métaphore de Rousseau tombe juste c’est ce qui se manifeste clairement dans le naturel avec lequel nous avons envie de rajouter aujourd’hui « courant sur la toile » à l’onde même de tous ses chocs. Cette paranoïa, c’est évidemment tout ce qui explique en même temps le succès de FaceBook et la nécessité impérieuse de s’en désabonner.
Or à ce mouvement centrifuge Rousseau oppose dans sa deuxième partie un mouvement centripète, c’est-à-dire dont le principe exogène de rotation s’inverse pour revenir à son origine, à son centre. « Redevenir nous », c’est ça: régurgiter les fils de la toile de notre persona. Se recueillir plutôt que de vouloir à tout prix cueillir les autres dans la toile de notre délire égocentrique, cesser de vouloir attirer les regards et les commentaires admiratifs pour se recentrer en soi, sur soi. Ne plus chercher ailleurs de quoi alimenter l’image de soi mais abonder silencieusement à ce sens du recueillement.
Toute cette sensibilité qui toute à l’heure se rendait attentive aux jugements des autres est alors transfigurée, réinvestie d’un mouvement de concentration, mouvement que l’on peut d’ailleurs se représenter sous les traits d’une spirale concentrique. Ce que je suis cessera alors de s’échapper de ce que je montre et de ce que je parais aux yeux des autres pour affleurer à la surface de ce que je suis vraiment, comme des blocs de personnalité qui n’attendaient que mon signal pour se manifester à moi des profondeurs inexplorées de ce que j’ai toujours été, sans le savoir, faute d’attention.
Sous cet angle même la référence déguisée au « connais toi toi-même » de Socrate pose problème non seulement parce que le but de cette démarche est quand même « de connaître l’univers et les Dieux », mais aussi parce que la démarche de Socrate consiste à pratiquer la maïeutique dans la cité, dans le dialogue avec les athéniens, dans la dialectique d’un rapport à l’autre par le biais duquel se constitue un rapport avec soi?
L’araignée Rousseau néanmoins ne cesse pas de construire sa toile tout en affirmant qu’il ne faut pas la tisser. Défendant alors l’idée qu’il ne faut pas pratiquer une certaine philosophie, celle qui prétendrait être la clé de la connaissance de soi, puisque selon lui, c’est l’inverse qui est vrai, il exprime le primat de la sagesse sur le savoir. Ce n’est pas une affaire d’intelligence, d’analyse et encore moins de culture, de lecture des Anciens, il suffit de le vouloir. « Le miroir est devant nous », mais sans le savoir, Le philosophe (puisque c’en est quand même un) désigne ici l’instrument même d’une médiation hyper problématique, puisque je ne suis pas le reflet de cette vision qui n’est que celui de mon image projetée. Si le miroir est devant nous, ce n’est pas de nous dont nous parlons quand nous commentons ce qu’il nous présente, c’est au contraire au fil d’un processus d’identification à l’autre que l’on se constitue comme soi et c’est exactement ce processus qui est à l’œuvre dans la persona (stade du miroir - Lacan). C’est un peu comme si Rousseau était rattrapé par la patrouille de la persona et cela même quand il pense au contraire être en train de s’en émanciper. Si l’on regarde dans cette lettre comme dans un miroir, qu’y voyons nous? Un homme lettré qui s’efforce de séduire une femme mariée et se drape à cette fin de tous les plus subtils arguments possibles pour que cette solitude à laquelle il invite Sophie soit celle-là même dont il lui révèle le charmant secret un peu comme une alcôve dans laquelle ils seraient au moins deux. On ose à peine se formuler à soi-même la réponse qu’au-delà des siècles Hannah Arendt aurait formulé à une telle incitation à philosopher.
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