Il est extrêmement intéressant et également un peu anachronique de lire l’allégorie de la caverne armés de tout ce qui fut mis à jour par la naissance de la linguistique au début du 19e siècle, notamment parce qu’on peut commettre ce crime de « lèse-platonisme » qui consiste à se demander si après tout, « tout ça », ce magnifique appareillage de la caverne, des ombres, des marionnettistes, de la sortie, du soleil, de « l’un », etc, ne décrirait pas simplement le fait que l’homme utilise des mots et que des lors s’ouvre un écart, une béance, un fossé entre ce que nous vivons (expérience) et ce que nous nous disons à nous-mêmes comme constituant notre vie (connaissance). Puis-je naître et renaître incessamment à toutes mes expériences de telle sorte que rien n’y fasse obstacle à une connaissance totale, translucide, cristalline? Etre: est-ce une expérience que je puisse vivre « en toute connaissance de cause » ? « Felix qui potuit rerum cognoscere causas » comme dit Virgile (« heureux celui qui peut connaître les causes des choses » - Les Géorgiques). Cette coïncidence en moi de la vérité et du bonheur, n’est-ce pas finalement ce que les mots paradoxalement rendent à la fois possible et impossible, voire possible parce qu’impossible?
Qu’il y ait quelque chose à chercher dans telle ou telle sensation, dans tel affect, dans telle réalité aurait-il pu nous venir « à l’idée » si, en nous, n’existait pas « toujours déjà », cet automatisme de la quiddité ( « quid est? »: qu’est-ce que c’est?) et de la nomination (c’est une pierre). Il est, en effet, troublant de pointer la convergence de vue entre l’allégorie de la caverne et la critique linguistique de la vérité par Friedrich Nietzsche dans « Vérité et mensonge au sens extra-moral », convergence de vue totalement fausse puisque, de fait, ce que révèle Nietzsche détruit le sens profond de l’allégorie (il n’y a pas de « supra-monde », de « sortie de la caverne », il y a la caverne dont les mots, le langage porte en eux (comme une malédiction humaine (malédiction: mal dire)) la dialectique, le sceau tragique qui nous condamne à un extérieur/intérieur « plombant », comme un fer rouge dont nous serions structurellement en tant qu’Humains les suppliciés.
Que quelque chose de l’expérience sensible soit trompeur ne peut s’entendre, en effet, que si nous la référons 1) à l’image dont elle serait l’indice et 2) au concept dont elle ne serait précisément que la causalité indicielle. Toute la philosophie Platonicienne (et ce n’est pas peu dire) ne serait donc, en fait, qu’une sorte d’incitation à contrebalancer l’effet pervers de la première métaphorisation par le deuxième. L’être humain ne peut pas rester à la moitié du chemin qui se trace en lui, du simple fait qu’il est un être de langage, de Logos, sous peine de rester enfermé dans une caverne à s’extasier devant des ombres, devant des images (qu’elles viennent de C-News, de Netflix, de YouTube). Notre « salut » passe, selon Platon (et c’est assez fascinant de se dire qu’il nous envoie cette incitation au-delà des siècles), par l’assomption de notre condition « d’être de logos », de logiciens, de mathématiciens (mathémata). Les mathématiques ne sont ni plus ni moins que la connaissance assumant plus et mieux qu’aucune autre notre matrice linguistique, c’est-à-dire que la condition humaine est née de la langue. La langue est maternelle. Quiconque, donc, veut connaître les causes des choses doit s’immerger (ou « monter », faire l’ascension de la montagne dans l’allégorie) dans cette texture purement formelle, abstraite, opératoire, logique, conceptuelle de la grammaire et de la syntaxe, du système linguistique, c’est-à-dire, pour être clair, des rapports qui, dans la langue, s’organisent dans un ensemble clos sur lui-même en qualifiant des relations, en créant des prédicats, des exclusions, des recoupements, des assimilations, des sous ensembles, des classes, etc.
Comment le détisser sans devenir fou? (évidemment le détour par la biographie de Nietzsche, et ses dix dernières années de silence, est ici tentant mais infiniment réducteur voire un peu minable aussi, je m’abstiens donc)
Ne pourrions-nous pas envisager la possibilité qu’une expérience scientifique et particulièrement celle à choix retardé de John Wheeler nous permette de sortir du piège que constitue ce second déni? Pourquoi? Parce que c’est comme si s’y exprimait crûment mais aussi pleinement le second effet de métaphorisation entre l’excitation nerveuse et le nom. Il y a la lumière et la question: « quid est ? » Les scientifiques prennent cette question en charge et pointent des paradoxes allant jusqu’à la superposition quantique de deux états: corpusculaire et ondulatoire. Or ces paradoxes culminent dans une contradiction temporelle poussée à bout dans l’expérience à choix retardé.
On peut difficilement concevoir une expérience qui soit plus à même que celle-ci de moduler dans l’expérience, dans son temps d’exécution, les présupposés expérimentaux de sa mesure. L’appareillage de capture du réel n’est pas encore décidé à son déclenchement (voir l’article suivant: expérimentation, réalité et perspectivisme). John Wheeler a conçu une expérience génialement aléatoire visant à éclairer un processus aléatoire en lui-même. Si une réalité dépend des modalités de l’expérience, mettons en oeuvre une expérience changeante telle que ce soit le hasard qui décide de l’appareillage au fil de l’expérimentation.
Pour reprendre l’image du chasseur, c’est comme si le chasseur faisait varier au dernier moment le fait que ce soit un piège à lapins ou à sangliers et constatait presque « de visu », que finalement c’est la nature du piège qui décide de la créature piégée. Allons plus loin encore: le piège manifesterait exactement à quel point il n’y aurait pas de détermination spéciste, générique de la bête piégée avant que le renfermement du piège ne le rende visible, comme si c’était les conditions de visibilité qui décidaient de la nature même de la réalité. La question « quid est »? est totalement suspendue à un « ipso facto », au surgissement indécidable de ce qui se décide aléatoirement (plaque semi-réfléchissante ou pas) de la réalité interrogée. Le photon est envoyé et en temps que photon suit l’une ou l’autre des directions imposées par la première plaque. Il est un corpuscule qui traversera ou pas la première plaque, et si les trajets ne sont pas recombinés par la seconde plaque il allumera le signal A OU le signal B. Mais si ils le sont, c’est-à-dire si l’on pose la seconde plaque il allumera les deux au gré d’un schéma d’interférences (et s’il y a des interférences, c’est que le photon interfère avec lui-même, donc qu’il n’est pas « un » photon mais une onde lumineuse).
L’allégorie de la caverne de Platon et sa partition du monde sensible (trompeur) et du monde intelligible (vrai) ne décrit en réalité que l’écart irrémédiable entre les affects, les sensations, les excitations nerveuses et le signifié des termes grâce auxquels nous restituons, classons, comparons, distinguons toutes ces excitations. L’être humain s’étonne de la présence du réel et crée par la nomination un ordre qu’il ne cesse de transposer à celui de la sensibilité pure de deux façons: par l’image et par le concept. Ce que décrit Platon c’est finalement la nécessité de ne pas se contenter des sensations (ombres), ni des images (les figurines), mais de sortir de la caverne pour retrouver les Idées (le soleil), idées qui elles-mêmes nous ramènent à une expérience hors temps (celle de nos âmes « pures ») avec les Essences (pures). Le bonheur de la recherche du vrai se ramène donc à celle d’une nostalgie de cette pureté là, nostalgie à l’égard d’une expérience atemporelle.
Pourquoi l’expérience à choix retardé de Wheeler nous fait-elle sortir, à tous égard, de cette conception platonicienne du bonheur et de la vérité? Parce qu’elle fait apparaître manifestement la dépendance fondamentale des composantes quantiques d’une force physique: la lumière avec les protocoles de détection mis en oeuvre par la science. Elle confronte le chercheur avec l’idée préconçue qu’il se fait des modalités d’apparition du phénomène. Le photon se « cale » inexplicablement avec le protocole de détection qui « l’attend », même quand celui-ci est confié au hasard le plus imprévisible. C’est exactement comme si la temporalité que nous vivons successivement dans le développement de l’expérience était appréhendée absolument ou « uniment », synchroniquement, « instantanément » par le photon. Ce qui est est tel qu’il est parce que c’est ça « maintenant »: il y a la plaque semi-réfléchissante ou elle n’y est pas. L’unité qu’il nous fallait rechercher dans l’abstraction du concept dans la philosophie Platonicienne est ici pointée, révélée non pas dans l’idée mais dans la réalité brute de l’infiniment petit, au coeur même de l’expérience qui fait jouer le plus l’aléatoire. L’atemporalité de l’expérience pure de l’âme pure avec l’idée pure est ici débordée, subvertie par l’exploration pointilleuse de l’infiniment petit qui contredit le principe même de succession d’un avant et d’un après. Il y a sans contestation possible quelque chose du bon « heur », c’est-à-dire de l’idée que l’évènementialité même d’un phénomène est une question d’angle, d’approche. Que les choses « soient », c’est déjà en soi, une affaire d’interprétation, de perception, d’échelle.
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