dimanche 22 mai 2022

Terminales 2/4/5/6: Puis-je trouver mon bonheur à chercher la vérité? - La caverne de Platon et l'expérience de John Wheeler



Certaines séances de cours et plusieurs mails envoyés par des élèves de différentes classes m’ont fait percevoir que vous étiez quelques unes et quelques uns à investir ce sujet d’une attention particulière. Ce n’est pas du tout un sujet comme les autres et, en même temps,  c’est tout-à-fait un sujet type bac, mais chacune, chacun de nous réalise tout de suite qu’aucun être humain ne peut s’exclure de cette question comme on peut parfois le faire d’autres sujets qui ne nous intéressent pas, ou beaucoup moins. Est-ce que le bonheur ne consisterait pas à se détacher de la préoccupation de la vérité?  Le problème, si l’on répond trop hâtivement « oui », c’est que ce détachement peut signifier que l’on se satisfasse d’une illusion consciente, exactement comme les prisonniers de la caverne ou comme le cobaye de l’expérience de Asch qui préfère avoir tort à plusieurs que raison tout seul.  L’attitude de déni qui constitue la source même de cette attitude s’impose à nous comme la pire, la plus écoeurante, probablement parce que confusément, nous nous devons de reconnaître que nous avons agi ainsi, c’est-à-dire qu’il nous est arrivé de faire passer une sorte d’ « impératif du consensus » avant la vérité.

Il est extrêmement intéressant et également un peu anachronique de lire l’allégorie de la caverne armés de tout ce qui fut mis à jour par la naissance de la linguistique au début du 19e siècle, notamment parce qu’on peut commettre ce crime de « lèse-platonisme » qui consiste à se demander si après tout, « tout ça », ce magnifique appareillage de la caverne, des ombres, des marionnettistes, de la sortie, du soleil, de «  l’un », etc, ne décrirait pas simplement le fait que l’homme utilise des mots et que des lors s’ouvre un écart, une béance, un fossé entre ce que nous vivons (expérience)  et ce que nous nous disons à nous-mêmes comme constituant notre vie (connaissance). Puis-je naître et renaître incessamment à toutes mes expériences de telle sorte que rien n’y fasse obstacle à une connaissance totale, translucide, cristalline? Etre: est-ce une expérience que je puisse vivre « en toute connaissance de cause » ? « Felix qui potuit rerum cognoscere causas » comme dit Virgile (« heureux celui qui peut connaître les causes des choses » - Les Géorgiques).  Cette coïncidence en moi de la vérité et du bonheur, n’est-ce pas finalement ce que les mots paradoxalement rendent à la fois possible et impossible, voire possible parce qu’impossible?

Qu’il y ait quelque chose à chercher dans telle ou telle sensation, dans tel affect, dans telle réalité aurait-il pu nous venir « à l’idée » si, en nous, n’existait pas «  toujours déjà », cet automatisme de la quiddité ( « quid est? »: qu’est-ce que c’est?)  et de la nomination (c’est une pierre). Il est, en effet, troublant de pointer la convergence de vue entre l’allégorie de la caverne et la critique linguistique de la vérité par Friedrich Nietzsche dans « Vérité et mensonge au sens extra-moral », convergence de vue totalement fausse puisque, de fait, ce que révèle  Nietzsche détruit le sens profond de l’allégorie (il n’y a pas de « supra-monde », de « sortie de la caverne », il y a la caverne dont les mots, le langage porte en eux (comme une malédiction humaine (malédiction: mal dire))  la dialectique, le sceau tragique qui nous condamne à un extérieur/intérieur « plombant », comme un fer rouge dont nous serions structurellement en tant qu’Humains les suppliciés.

 


Mais de quelle convergence critique est-il ici question? Le génie de Platon s’exprime manifestement dans l’invention du mur et des marionnettistes, c’est-à-dire finalement dans cette sorte d’intuition de la puissance perverse et pernicieuse des images, comme si le philosophe grec, un peu comme Cassandre nous décrivait au 5e siècle avant JC, le naufrage absolu de cette société médiatique dans laquelle nous vivons aujourd’hui et dont nous percevons bien, en elle, tout ce qui, du triomphe de l’image, s’avère ruineux et destructeur à toute éthique fondée sur une forme d’authenticité. A cet esclavagisme conscient, voire voulu (n’est-ce pas finalement la source même de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie et au-delà de cet auteur, de Hannah Arendt, de Stanley Milgram, de l’effet témoin, de la banalisation du mal?), Nietzsche fait finalement correspondre le premier effet de métaphorisation par l’entremise duquel nous assignons une image à un affect. Il y a l’excitation nerveuse de la dureté et nous lui assignons une cause: celle de l’image de la pierre, puis viendra le deuxième effet, celui du nom: « pierre ».  Mais à quoi correspond ce deuxième effet dans l’allégorie? A la sortie de la caverne et à l’ascension de la montagne vers l’UN, c’est-à-dire la pureté abstraite, universelle du concept.

Que quelque chose de l’expérience sensible soit trompeur ne peut s’entendre, en effet, que si nous la référons 1) à l’image dont elle serait l’indice et 2) au concept dont elle ne serait précisément que la causalité indicielle.  Toute la philosophie Platonicienne (et ce n’est pas peu dire) ne serait donc, en fait, qu’une sorte d’incitation à contrebalancer l’effet pervers de la première métaphorisation par le deuxième. L’être humain ne peut pas rester à la moitié du chemin qui se trace en lui, du simple fait qu’il est un être de langage, de Logos, sous peine de rester enfermé dans une caverne à s’extasier devant des ombres, devant des images (qu’elles viennent de C-News, de Netflix, de YouTube). Notre «  salut » passe,  selon Platon (et c’est assez fascinant de se dire qu’il nous envoie cette incitation au-delà des siècles), par l’assomption de notre condition « d’être  de logos », de logiciens, de mathématiciens (mathémata). Les mathématiques ne sont ni plus ni moins que la connaissance assumant plus et mieux qu’aucune autre notre matrice linguistique, c’est-à-dire que la condition humaine est née de la langue. La langue est maternelle. Quiconque, donc, veut connaître les causes des choses doit s’immerger (ou « monter », faire l’ascension de la montagne dans l’allégorie) dans cette texture purement formelle, abstraite, opératoire, logique, conceptuelle de la grammaire et de la syntaxe, du système linguistique, c’est-à-dire, pour être clair, des rapports qui, dans la langue, s’organisent dans un ensemble clos sur lui-même en qualifiant des relations, en créant des prédicats, des exclusions, des recoupements, des assimilations, des sous ensembles, des classes, etc.

 


Si tel est bien le cas (et de fait, oui, je crois que ça l’est, mais cela suppose que l’on adhère à la critique que Nietzsche adresse à la vérité ainsi qu’à son anti-platonisme structurel), alors, en fait, la «  sortie » de la caverne ne s’effectue que pour révéler qu’il en existe une autre, plus étendue mais pas moins fermée qui est celle de l’humain dans la langue (un peu comme si (Attention Spoiler) la sortie de Truman ne s’opérait que dans un second studio). Peut-être convient-il de souligner à quel point il est salutaire en philosophie de privilégier une sorte d’ « intelligence des seuils » (« thyraten » en grec) sur toute idéologie fondée sur la croyance en la sortie définitive de l’illusion. La philosophie de Platon entreprend de nous dire la vérité de l’expérience sensible mais contre elle, en s’élevant finalement par degrés hors de toute expérience vers une sorte de ciel intelligible qui en réalité ne correspond qu’à la pure abstraction nominale du signifié Saussurien, du concept, de l’idée. De fait notre sujet devient alors: « puis-je trouver mon bonheur à chercher la vérité là où nous la situons quand nous assignons un nom à une expérience sensible ? »  Comment trouver le bonheur lorsque je réalise que cette magnifique machine platonicienne de l’allégorie de la caverne ne révèle le piège de la fausse satisfaction à rester devant les ombres (il est impossible d’être heureux dans la caverne sans se tromper soi-même sans s’auto-persuader qu’on est heureux parce qu’on sait bien que c’est une fausse satisfaction puisque le prisonnier philosophe les avertit) qu’en s’appuyant sur un présupposé dont l’essence est linguistique et finalement tout aussi « fermée », enclose, globalisante à un point inégalé.

 

L’allégorie de Platon rend possible la révélation et la libération à l’égard du déni des prisonniers qui ont peur de la vérité, mais Nietzsche nous permet de pointer qu’en réalité c’est sous l’influence d’un second déni plus pervers encore que celui des prisonniers de la caverne est révélé.  Nous faisons semblant de ne pas réaliser que les mots s’incluent les uns les autres au sein d’un système qui est clairement dissocié de la réalité. Ce déni est autrement plus difficile à vaincre que le premier. Après tout c’est celui-là même par quoi l’enfant à la bobine fait semblant de croire que sa mère est la bobine, c’est celui même de la symbolisation, et de fait, cette symbolisation va lui ouvrir grandes les portes de l’expression et finalement de la réalisation de son souhait de dire qu’il veut que sa mère reste avec lui. Quelle mère d’ailleurs? La sienne ou la langue? Dans ce déni, c’est réellement et structurellement quelque chose de la condition humaine qui se dit, se construit, se tisse.

Comment le détisser sans devenir fou? (évidemment le détour par la biographie de Nietzsche, et ses dix dernières années de silence, est ici tentant mais infiniment réducteur voire un peu minable aussi, je m’abstiens donc)

Ne pourrions-nous pas envisager la possibilité qu’une expérience scientifique et particulièrement celle à choix retardé de John Wheeler nous permette de sortir du piège que constitue ce second déni? Pourquoi? Parce que c’est comme si s’y exprimait crûment mais aussi pleinement le second effet de métaphorisation entre l’excitation nerveuse et le nom. Il y a la lumière et la question: «  quid est ? » Les scientifiques prennent cette question en charge et pointent des paradoxes allant jusqu’à la superposition quantique de deux états: corpusculaire et ondulatoire. Or ces paradoxes culminent dans une contradiction temporelle poussée à bout dans l’expérience à choix retardé. 

On peut difficilement concevoir une expérience qui soit plus à même que celle-ci de moduler dans l’expérience, dans son temps d’exécution, les présupposés expérimentaux de sa mesure. L’appareillage de capture du réel n’est pas encore décidé à son déclenchement (voir l’article suivant: expérimentation, réalité et perspectivisme). John Wheeler a conçu une expérience  génialement aléatoire visant à éclairer un processus aléatoire en lui-même. Si une réalité dépend des modalités de l’expérience, mettons en oeuvre une expérience changeante telle que ce soit le hasard qui décide de l’appareillage au fil de l’expérimentation. 

Pour reprendre l’image du chasseur, c’est comme si le chasseur faisait varier au dernier moment le fait que ce soit un piège à lapins ou à sangliers et constatait presque « de visu », que finalement c’est la nature du piège qui décide de la créature piégée. Allons plus loin encore: le piège manifesterait exactement à quel point il n’y aurait pas de détermination spéciste, générique de la bête piégée avant que le renfermement du piège ne le rende visible, comme si c’était les conditions de visibilité qui décidaient de la nature même de la réalité. La question « quid est »? est totalement suspendue à un « ipso facto », au surgissement indécidable de ce qui se décide aléatoirement (plaque semi-réfléchissante ou pas) de la réalité interrogée. Le photon est envoyé et en temps que photon suit l’une ou l’autre des directions imposées par la première plaque. Il est un corpuscule qui traversera ou pas la première plaque, et si les trajets ne sont pas recombinés par la seconde plaque il allumera le signal A OU le signal B. Mais si ils le sont, c’est-à-dire si l’on pose la seconde plaque il allumera les deux au gré d’un schéma d’interférences (et s’il y a des interférences, c’est que le photon interfère avec lui-même, donc qu’il n’est pas « un » photon mais une onde lumineuse).


A la question de l’essence « quid est? » se substitue autoritairement (et l’on peut difficilement imaginer une autorité plus factuelle) celle d’un « quomodo fecit? »  (Comment ça se fait?) adressé à la nature naturante, au Dieu de Spinoza, au Deus sine Natura naturans, dans l’émergence d’une ponctualité inouïe.  Quomodo fecit ? Rien n’est ce qu’il est avant de surgir dans les conditions qui le rendent perceptible.  

L’allégorie de la caverne de Platon et sa partition du monde sensible (trompeur) et du monde intelligible (vrai) ne décrit en réalité que l’écart irrémédiable entre les affects, les sensations, les excitations nerveuses et le signifié des termes grâce auxquels nous restituons, classons, comparons, distinguons toutes ces excitations. L’être humain s’étonne de la présence du réel et crée par la nomination un ordre qu’il ne cesse de transposer à celui de la sensibilité pure de deux façons: par l’image et par le concept. Ce que décrit Platon c’est finalement la nécessité de ne pas se contenter des sensations (ombres), ni des images (les figurines), mais de sortir de la caverne pour retrouver les Idées (le soleil), idées qui elles-mêmes nous ramènent à une expérience hors temps (celle de nos âmes « pures ») avec les Essences (pures).  Le bonheur de la recherche du vrai se ramène donc à celle d’une nostalgie de cette pureté là, nostalgie à l’égard d’une expérience atemporelle.

Pourquoi l’expérience à choix retardé de Wheeler nous fait-elle sortir, à tous égard, de cette conception platonicienne du bonheur et de la vérité? Parce qu’elle fait apparaître manifestement la dépendance fondamentale des composantes quantiques d’une force physique: la lumière avec les protocoles de détection mis en oeuvre par la science. Elle confronte le chercheur avec l’idée préconçue qu’il se fait des modalités d’apparition du phénomène. Le photon se « cale » inexplicablement avec le protocole de détection qui « l’attend », même quand celui-ci est confié au hasard le plus imprévisible.  C’est exactement comme si la temporalité que nous vivons successivement dans le développement de l’expérience était appréhendée absolument ou « uniment », synchroniquement, « instantanément » par le photon. Ce qui est est tel qu’il est parce que c’est ça « maintenant »: il y a la plaque semi-réfléchissante ou elle n’y est pas.  L’unité qu’il nous fallait rechercher dans l’abstraction du concept dans la philosophie Platonicienne est ici pointée, révélée non pas dans l’idée mais dans la réalité brute de l’infiniment petit, au coeur même de l’expérience qui fait jouer le plus l’aléatoire. L’atemporalité de l’expérience pure de l’âme pure avec l’idée pure est ici débordée, subvertie par l’exploration pointilleuse de l’infiniment petit qui contredit le principe même de succession d’un avant et d’un après.  Il y a sans contestation possible quelque chose du bon « heur », c’est-à-dire de l’idée que l’évènementialité même d’un phénomène est une question d’angle, d’approche. Que les choses « soient », c’est déjà en soi, une affaire d’interprétation, de perception, d’échelle. 




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