vendredi 27 mai 2022

Terminale 2/4/5/6: Révision des notions - Baccalauréat 2022

 


Dans la perspective de vos révisions, voici des fiches de notions (qu’il convient de lire exclusivement dans un esprit de pure définition, je veux dire par là que dans les cours, a priori, nous sommes allés plus loin que ça)


Conscience / Inconscient

  1. La conscience spontanée désigne l’aperception du monde qui nous entoure. Je vois un arbre et j’en prends conscience. 
  2. La conscience réfléchie définit le rapport que j’établis avec moi-même dans le monde. Je me perçois comme présence ici et maintenant, dans tel milieu.
  3. La conscience morale s’applique à la capacité de juger les autres et moi-même. Elle suppose le principe de distinction du bien et du mal.

Nous retrouvons clairement les termes de cette définition tripartite dans la Genèse avec l’épisode du fruit défendu. Celui-ci symbolise clairement et presque méthodiquement la conscience puisque le serpent vante à la femme ses qualités en lui disant : « vos yeux s’ouvriront » (conscience spontanée). Eve et Adam se rendent compte qu’ils sont nus (conscience réfléchie). Ils ont immédiatement honte de leur geste et de leur nudité, ce qui prouve non seulement qu’ils ont mal agi en désobéissant à l’Eternel mais surtout qu’ils le savent (conscience morale).

Tout le problème posé par la conscience réside dans l’effet de distanciation dont il la cause. Je sais ce que j’éprouve grâce à la conscience que j’en prends mais je ne suis plus dans le sentiment même puisque je perçois que j’en suis affecté. Je suis spectateur et acteur.

L’inconscient peut être physique (petites perceptions de Leibniz) ou psychique (Freud). Mais il s’impose de façon explicite ou pas à tout auteur dénonçant l’illusion de la conscience (« les hommes sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent. » Spinoza – Cela veut dire que ce n’est pas parce que nous savons que nous agissons que nous sommes les auteurs, les initiateurs de nos actions). Freud donne à ce concept toute son importance en affirmant que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison. » (3e blessure narcissique)



L’existence et le Temps

« L’existence précède l’essence » - Jean-Paul Sartre : Nous ne sommes pas des objets techniques. Ceux-ci sont conçus avant d’être fabriqués. Un coupe-papier ne peut pas devenir un trombone ou une paire de ciseaux parce que les hommes ont réfléchi d’abord à ce qu’ils sont ou doivent être avant de les produire. Dans la Genèse, Dieu a une idée d’Adam avant de modeler de la boue pour lui donner sa forme. Quand un Chrétien, un juif ou un musulman s’interroge sur sa présence, il l’attribue à Dieu comme à sa cause efficiente et finale (Les quatre causes d’Aristote : la cause matérielle d’une chose ou d’un être est la matière dont elle est constituée – la cause formelle est le modèle qu’elle imite – la cause efficiente est le principe qui lui a donné naissance – la cause finale est le but dans lequel elle a été créée). Cela signifie que l’essence précèderait l’existence », c’est-à-dire que ce que nous sommes est déjà établi, entériné avant que nous existions.

C’est contre cette conception que Sartre a théorisé les principes de l’existentialisme dans « l’existentialisme est un humanisme ». L’homme jouit d’une liberté infinie. Il n’est pas ceci ou cela avant d’exister. Ce que nous sommes c’est ce qui se constitue au fil de notre existence et pas avant. Nous consistons dans l’expérience de cette pure contingence : « tout en nous aurait été différent si… », mais justement nous ne cessons de nous faire et de nous défaire au fil de nos aventures, de nos rencontres, de nos épreuves, pour le meilleur et pour le pire. Rien n’étant préétabli, chaque instant de notre vie est à la fois contingent, hasardeux et décisif, fatal. 

« Si Dieu n’existe pas, tout est permis » dit un personnage de Dostoïevski Et l’athéisme de Sartre s’insinue dans la brèche creusée par cette citation en insistant sur le fait que cette permissivité exhaustive n’est pas du tout synonyme de désinvolture et ne doit pas servir de prétexte au désengagement. C’est exactement le contraire qui est vrai. Si tout est permis, l’homme est seul responsable de soi et du genre humain dans son ensemble.

Dans son roman « La nausée », Sartre décrit l’angoisse que saisit Roquentin son personnage lorsqu’il réalise que tout dans l’existence est comme « pétri » dans cette contingence. Rien n’est là « nécessairement ». Rien ne s’impose de soi. Tout ce qui est aurait pu être autrement et c’est dans la fragilité de cette texture là que nous en faisons l’expérience, nous dont l’être ne s’impose pas davantage de lui-même.

Il faut également avoir en tête la distinction entre vivre et exister. Nous vivons : cela signifie que nous consistons dans le bon fonctionnement de cet assemblage d’organes qui constitue notre corps. Nous avons et gagnons de quoi vivre, de quoi nous alimenter, de quoi satisfaire aux fonctions vitales mais ce n’est pas pour autant que nous existons, c’est-à-dire que manifestons notre existence par des activités qui font signe de celle ou celui que nous sommes. Persévérer dans son être pour Spinoza, c’est exister plutôt que vivre.

Dans l’épisode 9 de la saison 3 de « Breaking Bad », Jesse donne un excellent exemple de ce que signifie exister lorsqu’il décrit la réaction de Monsieur Pike, son professeur de techno devant la pauvre boîte qu’il vient de construire. « C’est tout ce que tu peux ? » C’est là ton conatus ? Tu n’existes pas plus que cela ? Jesse sera vexé par cette réaction et construira une superbe boîte. 

Il faut distinguer le temps et la durée dans la philosophie d’Henri Bergson. Le temps désigne cette accumulation d’unités extérieures que nous utilisons pour mesurer un mouvement qui lui n’a rien d’extérieur ni de divisible. Si je fais un footing, ma montre ou mon chronomètre vont m’indiquer le temps que j’ai passé pour venir à bout des kilomètres. C’est objectif, précis, quantitatif mais c’est aussi un peu faux parce que c’est juste une unité de mesure plaquée artificiellement par la communauté des hommes sur un autre « courant ».

Pendant mon footing, je suis passé par des sensations et des sentiments différents. J’ai fait l’épreuve d’états de conscience différents sans passer brutalement de l’un à l’autre, comme si c’était sous l’effet dynamique d’une seule et même trame que je vivais cette accumulation des kilomètres parcourus. Cette durée me fait davantage coïncider avec la structure fluide du devenir qui finalement s’active continuellement en tout lieu que le temps des horloges parce qu’elle est continue, indivisible, intérieure, qualitative. Selon Bergson, c’est en ne se fiant qu’au temps que la science passe structurellement à côté des phénomènes qu’elle étudie, ou dumoins n’en présente qu’une certaine interprétation.


 Culture/Nature

La culture peut désigner quatre actions différentes : 

  1. l’acte de cultiver la terre. On peut dés lors la rapprocher du travail considéré comme transformation de la nature au profit de l’homme
  2. l’acte de se cultiver, d’acquérir des connaissances qui nous donnent un bagage culturel de références. On dit alors que l’on est une personne cultivée
  3. l’acte d’appartenir à une culture en particulier, c’est-à-dire de suivre les usages de la civilisation, du peuple ou de la communauté dans laquelle nous avons été éduqués.
  4. L’acte de contrarier sa nature, de dépasser en soi tout ce qui est de l’ordre du naturel, de l’instinctif de l’inné, du donné. Ce qui est culturel, c’est ce qui est acquis. Se pose alors la question de savoir ce qui en nous tiendrait de la nature ou de la culture. Maurice Merleau-Ponty insiste sur le fait qu’il ne s’agit là que d’une question d’interprétation et que tout en nous peut se dire culturel ou naturel selon le point de vue que nous choisissons d’adopter. La paternité est d’abord l’acte naturel qui suppose la filiation génétique, mais en même temps, nous savons bien qu’il existe autant de façons d’être père qu’il existe de civilisations, voire, au sein d’une même communauté, de valeurs ou d’images que l’individu assimile ou choisit de négliger pour construire culturellement sa façon d’exercer sa paternité.

Existe-t-il en nous quoi que ce soit qui ne ferait pas l’objet d’une « refonte », d’une réappropriation par la culture de mouvements naturels. N’est-ce pas le propre de l’homme que de nier en lui tout ce qui serait naturel ? (cf. sur le blog Labo philo « la culture fait-elle l’homme ? »)

  


Le langage

Langage vient du grec Logos qui signifie aussi Raison, Rationalité. Il faut relier ce terme à celui de Cosmos qui désigne l’univers tel qu’il est ordonné par des lois. Le Cosmos s’oppose au Chaos de la même façon que le Logos contredit le trouble de la personne qui n’arrive pas à sortir de la confusion de ses sentiments : « je ne sais pas quoi dire ! ». Le langage s’oppose à la parole car cette dernière est contingente, accidentelle alors que le langage est une réalité à laquelle on ne peut pas se soustraire: nous vivons dans un monde au sein duquel toutes nos manifestations seront considérées comme « voulant dire quelque chose ». Je peux ne pas parler mais je ne peux pas ne pas signifier, même et surtout quand je me tais.

La question qui se pose est celle du rapport entre le logos et le cosmos. N’est-ce pas parce que nous disposons d’un langage que nous voyons de l’ordre dans l’univers alors qu’il consiste peut-être en lui-même dans un chaos imprescriptible ? Le langage est un instrument de distinction et de classification mais aussi une instance de médiation qui nous tient à distance de tout ce que nous vivons. Grâce au langage, nous analysons notre vécu, nous le ramenons à ses composantes mais à cause de cela ce n’est justement plus du vécu. Le langage fait ressembler les hommes à des invités qui dans une fête voudraient connaître le nom de tous les participants au lieu de se laisser porter par l’ambiance. 

« Je dis une fleur et voici qu’apparaît hors de l’oubli où ma voix relègue aucuns contours l’absente de tout bouquet. » Mallarmé. Nous pourrions relier ce vers du poète à la thèse du linguiste Ferdinand de Saussure : « Dans la langue il n’y a que des différences » Les mots sont des symboles qui fonctionnent d’autant mieux qu’ils n’entretiennent aucun rapport direct avec la chose qu’ils signifient. C’est comme un jeu de carte ou une pièce de monnaie : ce qui me permet d’acheter une baguette avec une pièce de deux euros, ce n’est pas du tout le fait qu’il y ait un lien direct entre la pièce et la baguette c’est au contraire le fait que la valeur de la pièce a été préalablement fixée par le rapport que cette pièce noue avec les autres pièces au sein du système monétaire. De même l’efficience de la langue est systématique. La signification est seconde par rapport à la valeur. 

Cela fait la force de la langue. Elle peut s’appliquer à tout : objets, sentiments, idées. Penser c’est forcément utiliser un langage, nommer, désigner étiqueter, classer. « Il est impossible de penser sans mots » - Hegel et rien n’est plus inutile et confus que l’ineffable.

Mais en même temps, cette force du langage qui repose sur sa structure systématique, c’est-à-dire différentielle n’est-celle pas justement ce qui nous fait continuellement différer ? Je dis une fleur et ce qui apparaît, c’est une absence car aucune fleur n’est à elle seule « LA » fleur et dés que nous nommons, nous ratons ce que nous nommons parce que nous étouffons sa spécificité présente derrière une dénomination globale, générale, abstraire. Désigner c’est abstraire, c’est-à-dire rendre absent. Cette règle est particulièrement intéressante dans le rapport que nous avons à nous-mêmes. Nous ne cessons de nous parler à nous-mêmes en nous interrogeant et en qualifiant nos ressentis, créant par là même une parfaite opacité à soi dans laquelle pourrait bien consister finalement l’Inconscient Freudien.


L’art 

Il y a trois conceptions de l’art différentes :

  1. L’art comme imitation – Platon n’accorde pas à l’art une place essentielle. Dans sa conception de la cité idéale (La République), il ne situe pas les artistes et les mettrait à la porte de la ville. Pourquoi ? Parce que l’œuvre d’art est éloigné de deux degrés de la vérité. Représentons nous un lit. En quoi cet objet est-il vrai ? Il est d’abord vrai en ceci qu’il fait signe du concept de lit. La vérité d’une perception réside d’abord dans ce que je peux en généraliser, en abstraire (cf. la perception). Puis vient le lit sensible que je peux toucher et voir, c’est le lit construit par le menuisier. Il est éloigné d’un degré de l’idée même de lit. Puis vient le peintre qui représente un lit, un faux semblant, distant de deux degrés du concept de lit. Aristote a une vision moins hostile à l’œuvre en lui accordant une fonction pédagogique (l’œuvre nous apprend quelque chose de la vie), thérapeutique (la musique nous calme) et surtout cathartique (nous purifions nos passions en assistant à des pièces de théâtre qui exorcise les sentiments les plus violents que nous sommes susceptibles d’éprouver comme la terreur et la pitié)
  2. L’art comme création – Pour Hegel, l’œuvre d’art est une création de l’homme et, en même temps, une manifestation du divin. Elle est une expression sensible de l’intelligible. L’art est  le besoin rationnel qu’a l’homme d’élever à sa conscience spirituelle le monde extérieur et intérieur pour en faire un objet dans lequel il reconnaît son propre moi. Il y a donc quelque chose qui relie l’œuvre d’art à l’objet technique en ce ci que l’homme y acquiert la conscience de soi. Il s’agit dans les deux cas de se reconnaître dans l’ouvrage même de la transformation que l’on impose à la nature. Toutefois, l’œuvre d’art, contrairement à l’objet technique, est une fin en soi, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’utilité pratique. Elle n’est pas un ustensile.
  3. L’œuvre d’art comme capture des forces et de la réalité – «  L’artiste, dit Bergson, est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voile. » La plupart des hommes ne perçoivent la réalité qu’au travers du filtre des conventions (langage) et de l’utilité pratique. L’artiste parvient à épurer sa vision de ces perspectives déformantes et rend compte de cette pure émergence d’une réalité à nos sens sans préjugé, ni présupposé. Turner, par exemple, termine sa carrière en ne peignant plus que des forces (pluie, vapeur et vitesse) parce que c’est fondamentalement cela qui se manifeste. Peindre des objets ou des silhouettes, c’est déjà se laisser influencer par le principe de classification de nos perceptions par le langage. On sait que Cézanne passait plus de deux heures devant son motif pour le déconstruire et peindre « ce chaos de perceptions irisées » en quoi consiste le réel le plus pur. On peut rapprocher cette conception de Heidegger et de sa vision des souliers d’une paysanne par Van Gogh. Ce que le peintre a saisi c’est la pure présence. Nous sommes touchés par cette œuvre parce que Van Gogh a peint ce que c’est « qu’être simplement là » pour ces souliers. Il y a là une vision existentialiste que l’on peut rapprocher du sentiment de Roquentin dans « la nausée » (l’existence, le temps)



Le travail

Il faut avoir en tête la tripartition aristotélicienne :

  1. La poiésis désigne l’action de produire grâce à un savoir faire. Une fois l’objet fabriqué, le savoir s’abolit dans le résultat. C’est le travail propre aux esclaves. Ce qui est créé l’est par rapport à cette finalité qu’est le produit fini. On peut juger cette conception dévalorisatrice pour le travail manuel mais en un sens, elle préfigure l’aliénation du travailleur. 
  2. La praxis désigne au contraire le travail libre, l’action pure et noble qui est à elle-même sa propre fin comme l’action politique. Il ne s’agit pas de faire « quelque chose » qui serait extérieur à l’action mais « bien en soi » pour la cité. Toute action d’un particulier mené en vue d’un bien pour la cité est praxis.
  3. La théoria désigne le travail intellectuel, celui du chercheur ou du philosophe. L’homme est le seul être raisonnable du règne naturel. Plus il cultive et exerce sa raison plus il cultive en lui sa spécificité d’homme. Il existe donc dans la théoria une dimension universelle par le biais de laquelle l’homme conquiert son statut, son excellence et consécutivement son bonheur.

La philosophe Hannah Arendt reprendra cette tripartition en accordant toute son attention à la notion de « praxis », d’action politique. On agit dans le pur « intéressement » (inter-esse) à la cité. 

Le problème philosophique que pose le travail est celui du sens. L’homme a besoin de se reconnaître dans la transformation qu’il impose à la matière première fourni par la nature. C’est ce que Simondon appelle les « milieux de concrétisation ». Les découvertes techniques créent des ondes de choc par le biais desquelles l’influence des hommes se diffuse et transforme la planète en pur réceptacle de l’action humaine. 

Le travail donne donc à l’homme l’occasion de se saisir et de se reconnaître dans la transformation de son milieu (2001, Odyssée de l’espace). Mais c’est justement l’aliénation de ce travail nécessaire à la reconnaissance par l’économie capitaliste qui fait perdre tout sens « humain » à cette activité. En se vendant comme force de travail, l’ouvrier n’est plus en mesure de réaliser cette identification. Le propriétaire des moyens de production extorque au producteur la plus-value de son « surtravail » de telle sorte que le salariat devient l’instrument même de l’exploitation d’une classe par une autre (Marx).


La technique 

Dans l’une des plus belles scènes du film de Fellini : « Casanova », on voit le séducteur italien danser avec une sorte d’automate dont le corps et le visage revêtent l’apparence d’une femme comme si toutes ses conquêtes ne visaient finalement qu’à se rapprocher de cet instant d’extase où l’homme et la machine s’harmonisent dans le mouvement impeccable de cette valse tournoyante. Les mécanismes et les rouages sont, de fait, bien plus dociles que les corps, mais nous n’y gagnons pas que le plaisir illusoire du pouvoir ou du confort. La technique est une activité qui permet à l’être humain de se reconnaître dans les objets qu’il fabrique comme si nous pouvions mesurer concrètement l’impact de notre existence d’homo sapiens dans tout ce que notre intelligence nous permet de construire et de transformer. Ainsi pour Hegel, la technique est l’une des modalités essentielles et pratiques de la reconnaissance de soi que l’homme peut arracher à la nature.

Henri Bergson insiste sur le rapport entre l’intelligence et la technique : « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo Faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. » 

Nous faisons en effet, comme si l’homme était fondamentalement « sapiens », c’est-à-dire doué de pensée, de conscience, de raison et cela depuis toujours mais on ne voit pas bien comment ni pourquoi cette capacité nous aurait été « donnée », à moins de se satisfaire des récits mythologiques ou religieux. D’un point de vue historique, il faut bien convenir que c’est d’abord la technique qui a permis à l’homme d’acquérir cette visée utilitaire et transformatrice de son milieu naturel grâce à laquelle il a finalement inventé le progrès. Ce n’est pas parce que nous sommes intelligents que nous avons inventé la technique, c’est parce que nous sommes techniques que nous sommes intelligents. Nous sommes donc d’abord « homo faber ».

La notion la plus intéressante à situer en parallèle de la technique est l’art, tout simplement parce qu’elles s’incarnent toutes deux dans l’émergence d’objets « créés » pour l’art, « produits » pour la technique. D’autre part, ces deux notions ont une origine étymologique commune : «  technè ». Les grecs ne distinguaient pas le travail de l’artisan et l’œuvre de l’artiste. Pourtant, nous faisons aujourd’hui la part de ce que nous construisons en vue d’un usage et de ce que nous concevons gratuitement, par soi-même. Se pourrait-il que l’œuvre d’art soit simplement pour nous le rappel pur de la présence, de l’objet qui n’est que « là » (Heidegger et les souliers de Van Gogh). Qu’en serait-il de l’objet technique dés lors ? Il serait exactement le contraire, à savoir une matérialité moins effective que dépassable, vectorielle, comme l’incitation à ne pas lui accorder davantage d’attention que celle qui est requise par un ustensile. C’est une piste très prolifique. L’œuvre d’art est là dans le présent. L’objet technique est toujours la promesse d’une action future qui reste à faire, d’où l’affairement de l’homme entouré d’objets techniques continuellement impliqué dans l’avènement d’un monde humain qui se profile à l’horizon de nos ustensiles. Martin Heidegger insiste beaucoup sur la distinction de ces deux rapports différents au monde et de ce qu’ils impliquent : là où l’ingénieur ne voit le Rhin qu’en tant que source d’énergie hydroélectrique, le poète célèbre simplement la puissance du fleuve par un poème (Holderlin).




La religion 

Selon Rudolf Otto, le phénomène religieux se caractérise d’abord par ce qu’il appelle l’intuition du numineux, c’est-à-dire le sentiment d’écrasement éprouvé par la créature à l’égard de la présence transcendante d’un Dieu. Que nous existions, que le monde existe, éventuellement que Dieu existe si je suis croyant (pour les trois religions monothéistes), tout cela ne peut que nous inspirer à la fois de la terreur et de la fascination. C’est ce mixte que prend sur lui le terme « numineux ». Il y a dans l’épreuve que nous faisons de ce sentiment d’écrasement  quelque chose qui fait écho à la misère de l’homme sans Dieu. De fait, nous sommes sans savoir pourquoi, ni comment ni dans quel but. Et la religion est d’abord une réponse à ce vide existentiel qu’il est absolument impossible de ne pas ressentir en existant. Autant les réponses que chacun de nous formulera par rapport à ce vide sont infiniment subjectives, autant ce questionnement portant sur notre présence est incontournable et explique l’universalité du « phénomène religieux ». Il rend également compte de cette attitude religieuse qui consiste à considérer des lieux, des reliques, des objets ainsi que notre semblable comme porteur d’une dimension sacrée, inviolable. La morale n’est pas la religion et nous pouvons respecter notre prochain sans appartenir à aucune religion, mais en même temps, il convient de réaliser que la morale s’est constituée à partir de la religion  (c’est un peu comme la science et le mythe).

Le second trait de la religion réside dans sa capacité à créer des communautés. Aucune société ne s’est historiquement constituée sans religion, même si certaines tentatives, plus ou moins abouties, tentent de s’émanciper de cette origine. Les notions même d’autorité, de hiérarchie, d’organisation sociale sont d’abord religieuses. Dés lors que nous approfondissons des phénomènes d’obéissance, quels que soient leur nature et leur cadre, nous trouverons nécessairement un fondement religieux. 

Enfin la Religion est donatrice de sens. Elle permet au fidèle de vivre les instants de son existence comme autre chose que des fragments de temps dispersés qui n’aboutiraient à rien et n’accompliraient aucune finalité. Jorge Semprun insiste sur les dialogues entre prisonniers dans le camp d’Auschwitz. Aux déportés athées qui s’interrogeaient sur la possibilité de croire en Dieu dans ce lieu, Les croyants opposaient qu’il n’en existait pas de meilleur. C’est justement quand les raisons de croire sont épuisées que commence la foi. Donner du sens à ce qui n’en a peut-être pas, c’est ce qui justifie et qui fonde l’acte de croyance (Livre de Job).

Les trois philosophes du « soupçon » : Nietzsche, Marx et Freud ont ce point commun de défendre des positions antireligieuses. Pour Freud, la religion est infantilisante et ne réside que dans une amplification surdimensionnée de l’image du Père. Pour Marx, elle est aliénante et anesthésique (« la religion est l’opium du peuple »). Pour Nietzsche, les trois religions chrétienne, musulmane et juive amènent les fidèles à générer des sentiments de honte à l’égard des forces les plus authentiquement positives et nécessaires de notre existence. Elles nous interdisent de laisser en nous s’exprimer cette volonté de puissance qui constitue pourtant l’expression la plus entière de notre adhésion à la vie.


La vérité

C’est la notion la plus difficile (et peut-être aussi la plus importante) à définir. Il faut, pour le moins concevoir la vérité de trois façons différentes :

1- La vérité comme accord entre un jugement et un fait. Je dis la vérité quand ce que je dis d’une réalité correspond à cette réalité. « Jurez-vous de dire la vérité ? » : il y a là beaucoup de choses à dire sur cet engagement et sur ces conséquences juridiques et pénales (notamment sur le redoublement induit par cette « promesse » : je dis que je dis la vérité mais il y a comme dirait Lacan distinction entre le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation donc division d’un sujet conscient auquel implicitement on reconnaît non pas le droit mais le fait de ne pas être exactement celui qui dit qu’il est).

Pour les deux autres conceptions de la vérité, on peut s’en remettre à Pascal. Il y a :

 2- Les vérités de cœur, c’est-à-dire les vérités intuitives, celles dont on sent bien qu’elles sont vraies sans avoir à justifier qu’elles nous apparaissent comme telles. Je sais que je ne rêve pas en ce moment, je sais qu’il y a de l’espace entre moi et cet écran, je sais qu’ « il y a » des nombres, c’est-à-dire qu’il y a dans le monde des mesures possibles, de la quantification. Je le sais sans aucun doute mais je ne peux pas le démontrer et ce n’est pas la peine que j’essaie. Si je suis croyant c’est ce type même de vérité subjective qui fait que je sais que Dieu existe. La meilleure définition de cette vérité peut se retrouver dans ce texte de Soren Kierkegaard 

« Ce qui me manque, au fond, c’est de voir clair en moi, de savoir ce que je dois faire, et non ce que je dois connaître, sauf dans la mesure où la connaissance précède toujours l’action. Il s’agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu au fond veut que je fasse ; il s’agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir. Et quel profit aurais-je d’en dénicher une soi-disant objective, de me bourrer à fond des systèmes des philosophes et de pouvoir, au besoin, les passer en revue, d’en pouvoir montrer les inconséquences dans chaque problème ?

Quel profit pour moi qu’une vérité qui se dresserait, nue et froide, sans se soucier que je la reconnusse ou non, productrice plutôt d’un grand frisson d’angoisse que d’une confiance qui s’abandonne ? Certes, je ne veux pas le nier, j’admets encore un impératif de la connaissance et qu’en vertu d’un tel impératif on puisse agir sur les hommes, mais il faut alors que je l’absorbe vivant et c’est cela maintenant à mes yeux l’essentiel. C’est de cela que mon âme a soif, comme les déserts de l’Afrique aspirent après l’eau… C’est là ce qui me manque pour mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin d’en arriver par-là à baser ma pensée sur quelque chose – non pas d’objectif comme on dit, et qui n’est en tout cas pas moi – mais qui tienne aux plus profondes racines de ma vie, par quoi je sois comme greffé sur le divin et qui s’y attache, même si le monde croulait. C’est bien cela qui me manque et à quoi j’aspire. »

3 - Les vérités de Raison, celles qui sont le produit d’une démonstration, en fait, c’est exactement « cette vérité nue et froide » dont parle Kierkegaard, celle qui s‘impose à toute personne suivant un raisonnement strict. Elles sont rationnelles, logiques et absolument universelles. Quelque chose de la raison s’y effectue et s’y exprime, comme si l’être humain éprouvait dans l’enchaînement de ces vérités non pas ce qu’il peut penser mais ce qu’il ne peut pas ne pas conclure, tout simplement parce que la raison s’y réalise pleinement mais aussi rigoureusement. La science y fait l’épreuve de cet effet de contrainte dans lequel consiste sa légitimité la plus pure et la plus restrictive.

Faut-il dire la vérité quoi qu’il en coûte et si oui, laquelle ? C’est cela le plus difficile à établir : quelle est la définition de la vérité qu’il faut suivre dans les différentes situations de la vie ? Faut-il dire à un homme qui va mourir qu’il va mourir ? Oui si l’on ne croit qu’à la vérité type 3. Non si l’on penche plutôt du côté de la vérité type 2 et que l’on sait qu’une telle révélation détruira l’aspiration de cette personne à donner un sens à sa vie.

Pour de nombreux sujets sur la vérité, il faut penser à la critique de Nietzsche : « la vérité est une illusion dont on a oublié qu’elle en est une. » Nietzsche vise en réalité le fait que la vérité est un effet de croyance de la langue. En effet, dans toute langue se produisent des opérations de métaphore et de métonymie qui aboutissent à une falsification du réel. Nous rendons compte d’une réalité par une seule composante de cette réalité (métonymie la voile pour le bateau) ou bien par une image censée valoir pour ce qu’elle ne fait qu’illustrer. Nous décrivons un moment d’une réalité par un terme puis faisons entrer ce terme dans une logique systématique et linguistique qui nous fait croire que nous la comprenons mieux quand en réalité nous n’avons fait que nous mouvoir dans une dimension parallèle au réel ? Je dis de telle couleur qu’elle est bleue puis je fais des distinctions, des rapprochements avec d’autres couleurs. Il y aura peut-être quelque chose d’approchant entre ce que je dis de la couleur bleue et ce qu’elle est mais en même temps rein jamais ne pourra combler cette distance entre le nom et la chose. « Nous ne nous comprenons que par des quiproquos » et « l’homme est pris dans les filets du langage. »


La Raison  (raison comme démonstration (logos))

Nous pouvons entièrement nous fier à une démonstration à partir de l’instant où la pensée qui l’accomplit est attentive. Mais, en même temps, la démonstration, en tant qu’enchaînement de propositions, ne se suffit pas à elle-même. Elle a besoin de principes, de prémisses, c’est-à-dire soit d’axiomes, soit de postulats soit de certitudes fondées sur l’expérience. En d’autres termes, la démonstration est fiable en tant que modalité logique de relation entre des propositions mais il lui faut des propositions de départ qui elles, ne font pas l’objet d’une démonstration. « il faut bien s’arrêter » (Ananké Stenaï) comme dit Aristote, mais on peut tout aussi bien dire : « il faut bien commencer ». 

On peut ainsi s’interroger sur la pensée de Descartes : « je pense, donc je suis ». Le « donc » qui semble justifier le terme de démonstration (puisque il laisse entendre que le « je suis » est la conséquence du « je pense ») est-il vraiment légitime ? On peut remarquer que cette formulation est celle du discours de la méthode, mais pas celle des « méditations métaphysiques » : « il faut tenir pour constant que cette proposition : « je suis, j’existe » est vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois dans mon esprit. » Un malin génie peut me tromper sur tout ce que je pense être mais pas sur le fait que je suis. Est-ce une démonstration ? Non, c’est une intuition, un retour réflexif à une conscience qui a nécessairement besoin d’exister, ne serait-ce que pour être trompée. On pourrait parler ici d’ « évidence métaphysique », d’un point de départ ferme et assuré mais ce n’est pas une démonstration.

C’est néanmoins Descartes qui donne à la démonstration une importance cruciale voire exclusive et déterminante dans la démarche de progrès de nos connaissances. C’est tout le sens de la méthode : « On voit clairement pourquoi l’arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c’est que seules elles traitent d’un objet assez pur et simple pour n’admettre absolument rien que l’expérience ait rendu incertain, et qu’elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement. Elles sont donc les plus faciles et les plus claires de toutes, et leur objet est tel que nous le désirons, puisque, sauf par inattention, il semble impossible à l’homme d’y commettre des erreurs. »

Cette citation décrit exactement la force de la démonstration : « elle n’admet rien que l’expérience ait rendu incertain » : en d’autres termes, les propositions démontrées ne sont pas sujettes à la contingence (ce qui aurait pu ne pas se produire) de ce qui advient dans la réalité. Une proposition rigoureusement déduite d’une autre qui l’a été également d’une autre et ainsi de suite jusqu’au principe, ou au postulat est « nécessairement » vrai et pas accidentellement réelle. Voilà pourquoi les mathématiques sont à la fois abstraites et présentes dans toutes les sciences expérimentales à titre de « lien », d’enchaînement.

Il est donc évident que nous pouvons nous contenter de connaissances partielles  et expérimentales si notre but n’est pas une connaissance certaine et universelle, mais si tel est bien notre objectif, il faut considérer la démonstration comme le modèle de toute vérité.

Nous pouvons mesurer l’engagement de Descartes pour la démonstration dans la démarche qu’il entreprend pour démontrer l’existence de Dieu. Parmi toutes les idées qui sont dans mon esprit, il en est une dont je ne peux absolument pas être l’auteur, c’est l’idée d’infini (Dieu) tout simplement parce que je suis un être limité. Comment un être limité pourrait-il être la cause efficiente de la notion même d’illimité ? Donc il faut qu’un être infini existe hors de moi et m’ait imposé son idée de l’extérieur. 

Pascal considère cette démonstration comme étant  totalement malhonnête et finalement inadéquate car ce Dieu là (l’infini est celui des philosophes et des savants) pas des fidèles (« Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » ; Kierkegaard serait entièrement d’accord avec Pascal sur ce point, Dieu est ce dont notre foi peut poser l’existence, et pas du tout ce dont notre raison doit démontrer la nécessité.

Le philosophe qui s’est le plus radicalement opposé à Descartes sur la démonstration est néanmoins l’empiriste écossais David Hume. Il est impossible, selon lui, d’appliquer à la réalité les lois et les principes de la démonstration, précisément parce que tout demeure contingent. Aussi loin que l’on puisse aller dans l’association entre deux phénomènes il est impossible d’apposer à leur enchaînement la notion logique, démonstrative de causalité. En d’autres termes, ce n’est pas parce que l’eau est portée à 100° degrés qu’elle bout, mais on peut dire qu’il y a là corrélation. On pourrait dire que Hume substitue un « et » au « donc ». L’eau est à 100° «  ET » elle bout.




L’Etat

On parle à juste raison d’ « appareil » d’Etat, parce que sa fonction est simplement d’organiser une population vivant sur un territoire donné. L’Etat est lié aux lois qui veillent à rendre possible la cohabitation entre de nombreux individus au sein d’un pays. Il est donc fondamentalement lié à la délimitation stricte d’un pays. Cela signifie qu’on imagine difficilement un Etat nomade, d’abord parce que l’état est le garant de la propriété, de la sécurité et de la liberté du citoyen, ensuite parce qu’on ne voit pas comment un état pourrait régir une population qui ne se déterminerait pas comme peuple grâce à des frontières fixes. 

Nous réalisons ainsi que l’Etat se distingue de la nation, laquelle désigne une appartenance à des traditions, une culture, une langue une religion, des mœurs communes. Nous pouvons mesurer dans l’histoire toutes les difficultés éprouvées par un Etat de rendre possible la cohabitation entre nations différentes. L’URSS a soumis, de façon autoritaire, des ethnies très différentes au joug d’un même Etat. Il ne faut néanmoins que l’Etat n’est pas une instance dictatoriale. Elle est même la seule à même de faire sortir certains peuples de l’aveuglement dans lequel peut les maintenir le respect inconditionnel des traditions et des religions. 

Il s’agit donc à la fois d’un appareil de gestion hiérarchisé, décisionnaire, doté de la capacité à faire légitimement usage de la force (L’Etat selon Max Weber, a le monopole de la violence légitime ») mais il est aussi l’autorité bienveillante et supérieure portant assistance aux citoyens afin de maintenir leur liberté, leur sécurité, leur égalité (de droit), ainsi qu’un certain  nombre de services comme l’éducation, la santé, les services publics, etc.

L’Etat peut être assimilé à la notion de bien public. Il concourt donc à éveiller en l’homme le sens de la communauté et du nécessaire dévouement aux autres. Pour Rousseau et pour Kant (même si Rousseau utilise davantage la notion de Volonté Générale), l’Etat concourt à la liberté du citoyen de façon intérieure parce qu’elle nous permet et finalement nous impose de faire primer en nous la considération d’un bien universel (Je Transcendantal) sur celle du bien particulier (moi empirique). Ce n’est donc pas contre l’Etat (lois) que nous devons revendiquer notre liberté mais au contraire grâce à lui.

Cette conception s’oppose totalement à celle de Nietzsche pour qui « l’Etat est le plus froid de tous les monstres froids » parce qu’il s’oppose aux peuples. La question qui se pose est celle de savoir si les hommes peuvent vivre en société sans Etat. Pierre Clastres, ethnologue, fait référence à des collectivités qui n’ont jamais organisé leur vie autour d’un Etat autoritaire (les Guaranis, les Jivaros). Mais ces communautés sont relativement réduites en nombre et ne permettent pas de poser de façon certaine la possibilité d’un anarchisme viable. La position de Marx est plus ambiguë car le fondateur du communisme est à la fois convaincu qu’il est un instrument d’oppression qui se sert de son pouvoir pour maintenir la division des classes, mais en même temps il s’oppose à Bakounine (anarchiste) en affirmant que la révolution ne peut s’effectuer qu’en s’appuyant dans un premier temps sur l’Etat (collectivisation des biens de production). C’est seulement dans un second temps que l’Etat devra de lui-même laisser la place à l’autogestion des moyens de production par les producteurs. Aucune des révolutions communistes effectuées dans l’histoire (URSS, Chine, Cambodge, etc.) n’a concrètement réalisé ce « second temps ».


La Justice, le Droit, le Devoir, la Morale

« Ce n’est pas parce que je peux que je peux » : telle pourrait être, de façon très concrète et très simple, la manifestation première du Droit, soit l’opposition au seul critère de la force. Le droit est l’expression de cette nécessité qui se manifeste à l’homme qu’on ne peut pas gérer tous les rapports humains seulement par la force. Un homme ne peut avoir raison de battre sa femme sous le seul prétexte qu’il est plus fort qu’elle. Mais la question se pose de savoir si la question du droit ne ferait pas que déguiser cette force (le loup et l’agneau de La Fontaine). Comment imposer physiquement aux hommes un critère de droit qui marque l’existence d’une dimension supérieur au physique, à la force ?

C’est tout le sens de l’opposition entre le droit positif (légal) et le droit naturel (légitime). Le premier cité désigne les lois écrites, temporaires, nationales qui valent dans un pays et sont appliquées par les forces de l’ordre de cette nation. Le doit naturel suppose qu’il existe en chacun de nous, parce que nous sommes des hommes, une intuition innée de ce qui est bien et de ce qui est mal. Comment imposer le droit ? Si nous parlons du droit positif, nous répondrons de façon institutionnelle, autoritaire, légale, contingente, ce qui implique que l’observation et l’application des lois ne sera pas infaillible. Si nous parlons du droit naturel, nous répondrons qu’il s’impose de lui-même et que chaque homme sait intuitivement en lui qu’il viole quelque chose de fondamental et d’inné à chaque fois qu’il se comporte de façon inacceptable et inhumaine. La question de savoir si le droit naturel existe vraiment est cependant très problématique, car d’un côté, nous avons bien l’impression qu’il y a des actes assez universellement inacceptables pour pointer vers une sorte de donné, de pressentiment présent, efficient en tout homme du simple fait qu’il est homme (tu ne tueras point) mais d’un autre côté, nous percevons bien les différences de culture à culture entre les coutumes, les actes autorisés, entre les punitions (peine de mort), etc. et nous ne voyons pas nécessairement ce qui aurait donné à notre culture le droit de poser, par elle-même, les principes d’un droit naturel et universel pour toutes les autres cultures.

Pour dépasser cette relativité de la notion de « Droit », Simone Weil propose de mettre au premier plan celle de devoir, car finalement le droit est toujours applicable pour l’homme mais dans certaines situations, alors que l’obligation du devoir vaut pour tout homme de façon pure et inconditionnelle (cela ne dépend pas de ceci ou cela : de cela même que je vive sans savoir de qui ou de quoi je tiens la vie, je suis l’obligé de » ce que c’est qu’être »). Le devoir est premier dans notre statut d’existant et par lui. Finalement Simone Weil nous fait comprendre qu’il n’y a pas de « droit naturel » mais qu’il y a « le devoir naturel ».

« Ce n’est pas parce que je peux physiquement que je peux légalement », mais le puis-je moralement ? Il ne suffit pas qu’une loi soit édictée pour qu’elle soit juste. Où trouver le fondement du juste ? Simone Weil répond dans le devoir que nous éprouvons à l’égard de la vie qui nous est « donnée » (pas au sens où elle aurait été donnée par Dieu, mais parce que, de fait, « nous vivons »). Pour Kant, notre action est moralement bonne quand nous pouvons vouloir qu’elle soit le principe d’une loi universelle. Puis-je souhaiter que le mensonge que je m’autorise exceptionnellement dans telle circonstance, parce que la situation est assez inextricable que je ne pourrai m’en sortir qu’en mentant, devienne la loi de la société ? Evidemment non, donc je ne mens pas (Impératif catégorique : « fais en sorte de pouvoir toujours ériger la maxime de ton action en maxime universelle »). Avec Nietzsche, nous disposons d’une autre « boussole » qui s’oppose radicalement de l’impératif Kantien d’abord parce que Nietzsche n’est aucunement soucieux de fonder une morale (la généalogie de la morale), mais aussi parce qu’il pose moins la question de l’étendue du champ d’application de l’action morale que celle de la répétition à l’infini de l’action tout court. 

Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : ” Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières !

Il n’est pas du tout question ici de morale, de devoir, ni de droit mais en même temps, c’est bien une considération qui, selon Nietzche nous permet d’évaluer le poids de nos actions dans notre vie. Si je suis capable de répondre « Oui » à ce démon, alors non seulement cela signifie que je suis apte à dire oui à mon action mais aussi  « oui » à ma vie et, dans cette vie, à ce qui fait de chacun de ses instants un moment unique que je peux vouloir vivre une infinité de fois (et que cela se refasse effectivement n’est pas important finalement). L’Eternel retour est un critère non de direction de mes actes mais d’évaluation et cela fait toute la différence avec Kant. 


La liberté

Etymologiquement le mot latin « liber » désigne celui qui n’est ni esclave ni prisonnier. C’est donc un statut politique qui pose d’emblée la question du rapport avec les lois, avec l’Etat. Le respect des lois nous oblige, il ne nous contraint pas.  D’abord, notre liberté est restreinte mais garantie dans un Etat de Droit. Cela fait partie du « contrat » que chaque citoyen signe implicitement en passant de l’état de nature à l’état civil (Hobbes), mais il convient aussi de s’interroger sur ce qui en nous respectent les lois et ce qui tendrait plutôt à les violer. Ce n’est évidemment pas un hasard si l’impératif catégorique de Kant consiste finalement dans le principe formel de toute loi : « fais en sorte de pouvoir toujours ériger la maxime de ton action en maxime universelle ». C’est en tant qu’homme libre que je suis cet impératif tout simplement parce que je ne peux qu’y adhérer en tant que « je transcendantal », c’est-à-dire en tant que je parviens à débarrasser mon action de tout motif pathologique, sensible, affectif (Moi empirique). On réalise ainsi qu’être libre cela signifie d’abord se libérer de toute inclination, de tout ce que nous subissons pour ne plus se déterminer qu’en tant que « volonté pure », c’est-à-dire universelle. Je ne fais entrer en ligne de compte dans mes actions que mon statut d’être raisonnable. Puis-je vouloir qu’un monde humain, qu’une universalité de comportement se constitue à partir de ce geste ? 

Ainsi,  loin de me contraindre les lois nous permettent d’accéder à cette liberté là (il faut bien saisir ce rapport : « liberté-volonté-universalité-lois »).

Toutefois, ce qui pose un problème dans la liberté et la relation qu’elle institue avec la responsabilité. Je ne peux être jugé responsable que de ce que je suis libre de faire. Mais ne pourrions-nous pas trouver à la source de nos actions des déterminations extérieures qui ne viennent pas de nous : les influences extérieures de la société, des autres, de notre milieu ? Le point commun des trois philosophes suivants : Freud, Marx, Nietzsche est d’avoir de façon très différentes fait complètement éclater la notion même de sujet libre maître et initiateur de ses actes. De ce point de vue, ils sont tous les trois les héritiers de Spinoza : « les hommes sont conscients de leurs actes mais ignorants des actes qui les déterminent. » C’est librement que l’ivrogne croit vouloir du vin ou que le bébé croit vouloir du lait mais ils y sont poussés par une nécessité qui leur échappe et que l’on doit essayer de comprendre. Spinoza prend l’image d’une pierre lancée et qui prendrait conscience de son mouvement prise dans ce mouvement même. Elle croirait se mouvoir par elle-même du simple fait qu’elle a conscience d’elle-même. C’est la conscience qui suscite en nous l’illusion d’être libre.

A l’opposé de cette conception Spinoziste, Descartes adhère à une liberté vraiment constitutionnelle de l’être métaphysique de l’homme, celle qui naît du cogito (je pense donc je suis). Cette pensée fondamentale ne me fait pas exister mais me permet de réaliser que j’existe. Elle donne ainsi naissance à un certain type d’existence réflexive, décisive de cela même que je suis un être de décision, de libre arbitre. Je ne me fais pas exister en tant qu’être existant mais de ceci que je sais que j’existe je me fais exister en tant qu’existence certaine. Jean-Paul Sartre est sur ce point le continuateur de la philosophie de Descartes. Pour lui nous sommes toujours libre en toute situation parce qu’il n’y a de liberté qu’en situation, c’est-à-dire que nous avons besoin d’un commencement pour que notre liberté puisse s’effectuer à partir de lui. Plus nous sommes mis en présence d’une situation imposée, plus il est « imposé à ma liberté d’être, c’est-à-dire de choisir et nous pouvons toujours choisir ; C’est là notre fardeau. Nous aimerions pouvoir nous dire que nous ne sommes pas responsables mais c’est justement cela qui nous est interdit. Si je deviens tuberculeux, ma maladie me placera devant des choix à faire. Aucune liberté ne peut se constituer à partir de rien. Nous mesurons ici pour Sartre le malentendu qui serait à l’origine de la croyance à notre soumission aux circonstances. Je ne suis pas libre parce que je suis malade, parce qu’il pleut alors que je voulais qu’il y ait du soleil, etc. Tous ces faits sont là pour nous donner l’occasion de faire des choix, d’accomplir notre liberté : « jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation », dit Sartre parce que jamais nous n’avons été davantage placés devant le choix d’être des collaborateurs ou des résistants.

La conception que nous nous faisons de la liberté est dépendante de la conception que nous nous faisons du monde. Si nous croyons, comme les stoïciens à un monde ordonné, déterminé, notre liberté consiste à vouloir avec ce monde là : « La liberté consiste à  vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent. » Epictète. Il nous faut constamment distinguer entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. 

Par contre si nous croyons à un monde hasardeux dans lequel tout est contingent, il nous revient d’exercer notre liberté à partir de nous, par un travail sur nos désirs comme le conseille Epicure. Nous avons le pouvoir de changer dans une certaine mesure le cours des choses, en nous changeant nous-mêmes, ou du moins en faisant en sorte de ne pas nous laisser fasciner par des désirs dynamiques qui nous font dépendre de déterminations extérieures.




Le Bonheur

Sous ce dernier aspect de la liberté, on mesure bien à quel point elle est proche, pour les Stoïciens et les Epicuriens, du Bonheur, car je ne peux pas faire un bon usage de ma liberté dans mes actes sans me sentir bien, parce que dans les deux cas, c’est une juste appréciation de ma capacité d’action sur les choses qui me fait agir librement. Je ne peux être libre qu’en me faisant idée de ce que je peux dans un monde qui est ce qu’il est (soit parce que c’est comme ça (Stoïciens) soit parce que c’est le hasard (épicuriens)). C’est finalement ce que les philosophes de l’Antiquité appelaient le « souverain bien », à savoir l’alliance du bonheur et de la morale (j’agis bien quand je me sens bien et je me sens bien quand j’agis bien). Mais les philosophes plus récents comme Kant et a fortiori Sartre sont totalement en désaccord de cette idée de souverain bien pour des raisons différentes. Selon Kant si l’on fait entrer dans nos préoccupations morales, notre bonheur, nous n’accomplissons une action pure mais intéressée, au contraire. C’est notre moi empirique qui nous fait pencher de ce côté là et ce n’est pas vertueux. La seule question qu’il est légitime de se poser c’est celle de savoir si nous sommes dignes d’être heureux et cette pensée peut à juste raison (moralement) me rendre heureux (mais être digne du bonheur et en jouir sont vraiment deux choses distinctes). Pour Sartre, la liberté est un fardeau pas un bonheur. C’est notre condition métaphysique que d’être condamnés à être libres. 

Mais qu’est-ce que le bonheur ? Le mot vient du latin « augurium » qui signifie « signe ». Le bon « heur », c’est le bon signe que nous envoient  les Dieux, comme une fatalité heureuse. Il ne dépend donc pas de nous d’être heureux. Pourtant, les morales de l’antiquité cynique, sceptique, stoïcienne et épicurienne décrivent chacune des attitudes, des ascèses dont le but est « l’autarcie », l’autosuffisance, la capacité à ne faire dépendre son bonheur que de soi en travaillant le rapport que nous avons avec nos désirs, notre volonté, notre capacité de choisir. 

Le bon heur, cela pourrait aussi s’interpréter aussi comme le bon « angle », la bonne façon d’aborder les évènements de notre vie. En effet, le bonheur n’est pas la même chose que le plaisir, notamment parce que le plaisir peut venir « sur commande ». Je sais ce qui peut m’apporter du plaisir et je fais tout ce que je peux pour l’avoir. Le bonheur désigne quelque chose de plus complexe, de plus définitif, de plus personnel. C’est une notion existentielle, c’est-à-dire qu’elle est en rapport avec la structure même de ma façon d’être (ce que Merleau-Ponty appelle « ma structure d’existence »). Nous avons un corps qui est fait pour le plaisir (système de récompense présent chez tous les mammifères) mais pas du tout pour le bonheur. Il faut aller le chercher, le constituer mais il n’y a pas de mode d’emploi. Peut-être ne dépend-t-il que de nous d’être heureux parce que finalement il ne dépend que de  nous d’être nous et c’est ça le bonheur : ne pas chercher la simplicité dans mon existence mais simplement exister (et pas seulement vivre)

Il semble bien que le rapport avec nos désirs soit fondamentale et trois options se détachent nettement : celle de Descartes, assez Stoïcienne : « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ». Il y a également la position Epicurienne qui consiste à distinguer d nos désirs naturels et nécessaires des désirs vains (revoir le schéma), et enfin il y a la conception de Schopenhauer qui est radicale et assez proche du Bouddhisme. Pour être vraiment heureux, il faut tuer le désir : « Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu'il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c'est en réalité tout un ; l'inquiétude d'une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu'elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible ». 

La distinction que fait Epicure à la fin de la Lettre à Ménécée entre Immortalité et Eternité est très utile pour progresser dans la compréhension du bonheur. Désirer l’immortalité, c’est vouloir plus et tout le temps (plus de temps au temps), désirer l’Eternité, c’est finalement s’éterniser dans l’instant pur, donné, d’une existence sentie pour ce qu’elle est, à l’instant où elle est. Une forme d’extase mais qui consisterait moins à sortir de soi (sens étymologique) qu’à sortir de cet esprit de suite ou de rétrospection qui nous empêche de coïncider avec le moment présent.

« Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière  rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier. »

       On peut aussi opposer Pascal et Montaigne sur cette question: autant le premier insiste sur l’impossibilité d’être heureux parce que l’homme ne peut pas, à cause de sa conscience, coïncider avec l’instant présent, autant pour le second, proche des morales d et l’antiquité grecques (stoïcisme et épicurisme) estime que cet effort d’attention (vivre à propos) est nous seulement possible mais seul à même de se situer à l’aplomb juste de la vie heureuse (celle qui tombe à pic):

« je n'ai rien fait d'aujourd'hui. – Quoi, avez-vous pas vécu ?   C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. – Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes. » Pour se montrer et exploiter, Nature n'a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres et gagner, non pas des batailles et provinces, mais l'ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos. […] «FAIRE BIEN L'HOMME ET DÛMENT! »




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