jeudi 12 mai 2022

HLP: Epreuve du baccalauréat 2O22- Le texte de Paul Ricoeur: "Que la violence soit de partout..."

 


On se condamne à une compréhension très superficielle de la violence historique et continuelle de l’Humain si l’on se contente d’une anatomie de la guerre sans s’attaquer à une physiologie de la violence. Ces deux expressions sont cruciales pour bien saisir l’esprit de cet extrait. Una anatomie est une étude statique qui, quand elle porte par exemple sur le corps humain, consiste à travailler sur les organes, sur leurs interactions, bref sur ce qui compose un ensemble, étant entendu que cet ensemble est une addition de parties.  La physiologie s’intéresse plus au « comment », aux processus grâce auxquels le corps est vivant. C’est une attention portée au dynamisme du corps, non pas à ce dont il est fait mais à la façon dont il fonctionne.

                Par rapport au sujet qui nous occupe, on pourrait dire que l’anatomie de la guerre s’intéresserait à la question des composantes: qu’y a-t-il « dans » l’homme qui puisse rendre compte de cet état de guerre continuelle ou larvée qui finalement le caractérise dans l’histoire, un peu comme une dissection permet de savoir ce qui a été fait au corps de la victime d’un meurtre. La physiologie de la violence est effectivement beaucoup plus efficace car elle s’interrogerait sur ce qui « DE » l’homme s’accomplit, s’effectue, s’anime dans cette propension à la violence. Nous n’aurions pas pu donner lieu à une histoire aussi terrible sans être cette créature terrible qui s’effectue dans le cours de ce dynamisme là. C’est sur le fond d’un chaos, mais plus que cela encore d’un désir inconscient de chaos que nous oeuvrons, vaille que vaille, à maintenir difficilement, de façon précaire et toujours menacée, un équilibre extrêmement fragile. Paul Ricoeur nous invite donc à plonger en nous pour y reconnaître ce rictus un peu hideux, cette appétence pour le déchaînement de l’horreur pure qui effectivement pointe l’extrémité de sa face informe lorsque la violence pure éclate dans notre histoire, tout le temps, en fait.




« Quelque chose en moi est rejoint et délié » dit l’auteur, comme si non seulement je m’étais toujours attendu à ce chaos, mais si je m’y retrouvais dans une étrange situation de connaissance, comme si j’éprouvais une familiarité extrêmement dérangeante à être ainsi plongé dans ce que pourtant je n’ai pas cessé de me représenter à moi-même comme le pire qui puisse surgir. On connaît bien les développements auxquels, sous la plume de certains pessimistes de profession, donnent lieu ces occurrences, ces manifestations du chaos dans l’histoire, mais justement, c’est aussi ce niveau là d’analyse, assez pauvre, en fait  (Bon ben voilà: l’homme est « méchant ») qu’il s’agit de dépasser. De l’énumération déployée par Paul Ricoeur, on peut s’attarder davantage sur « les instincts de mort » et sur « l’appétit de catastrophe » par tout ce que ces expressions recèlent de penchant, d’inclination, de jouissance investie, orientée, appliquée aux pires périodes de notre Histoire. Celles-ci ne sont pas des accidents, ni même des moments d’inattention ou de faiblesse, de faillite, mais des réalisations de l’être humain, des effectuations de ce que nous sommes, de ce en quoi nous consistons sachant précisément que nous ne consistons que dans cette « mise à nu" de l’histoire.

Seul l’être humain est une créature historique, ce qui signifie que l’être humain n’a pas d’autre définition que celle de cette ligne de fuite dynamique de l’Histoire qui s’écrit en lettres évènementielles dans notre actualité. 

 

La physiologie de la violence s’apparente à une éthologie de l’être humain.  On peut passer sa vie à se croire protégé par le vernis des instituions par les filets de protection des lois, par les annonces réconfortantes de nos dirigeants à nous persuader que toute situation « est sous contrôle », mais la vérité est qu’il existe en nous ce que Paul Ricoeur appelle « le sens du terrible », terme qu’il semble difficile de ne pas relier «  au sens du tragique » tel qu’il s’est exprimé dans la théâtre grec de l’antiquité et plus encore évidemment dans le « Deinos » décrit par Sophocle dans le premier Stasimon de sa pièce Antigone.

Ces sombres passions dont parle l’auteur à la fin de ce passage trouvent ainsi une illustration parfaite mais c’est peut-être plus encore qu’une illustration: Antigone est la guerrière de cette éthologie là, de ces armes dont il faut apprendre et pratiquer le maniement « maintenant » et ce maintenant revient toujours.  « Ni le métier, ni le foyer, ni les quotidiennes tâches civiques » ne nous préparent à cette descente, à ce retour à l’origine même du tragique, de la violence, de l’Humanité, à ce duel sans concessions avec tout pouvoir qui s’efforce de nous faire adhérer à une sorte de valeur pérenne de l’ordre ou de la paix civile.

Nous pourrions ici penser à cet enchaînement, à cette déclinaison de réactions qui, face à un évènement advenu et redouté plus qu’aucun autre (la mort d’un proche, l’échec d’un projet auquel on a consacré tout une partie de son existence) s’opère souvent  pour ne pas dire toujours. Nous passons d’une sorte de fatalisme à l’expression d’un pressentiment de la catastrophe puis, si l’on va vraiment jusqu’au bout de cet engrenage là, à la reconnaissance trouble d’une « jouissance », d’un désir accompli. En d’autres termes, confrontés à la catastrophe, nous disons  d’abord « je le savais », puis « je le sentais venir » et enfin peut-être: quelque chose en moi le « voulait »: « quelque chose de sauvage, quelque chose de sain et de malsain, de jeune et d’informe, un sens de l’insolite, de l’aventure, de la disponibilité, un goût pour la rude fraternité et pour l’action expéditive, sans médiation juridique et administrative. » 

Nous sommes aussi en terrain de connaissance dans l’horreur et dans la mort violente. Nous avons toujours inconsciemment souhaité (les dessous de la conscience) nous retrouver dans ce dénuement là, dans cette efficience pure d’un rapport à un monde brut, mais aussi brut au sens de « dur », inhumain, monde  de l’évènementialité sans fard au sein duquel les choses sont ce qu’elles sont, voire plus que cela encore: sont cette pure émergence d’être, sont cette factualité même à l’oeuvre dans l’acte de « se produire », dans  « l’il y a » de toute effectuation. C’est comme si la notion de politique revenait ainsi tout autant à ses origines étymologiques qu’à la naissance de son contexte historique. 

« Ce sens du terrible  est aussi le sens idéologique »: c’est le sens à hauteur duquel les notions symboliques de justice, de droit, de vérité prennent racine dans l’argile meuble de l’humaine condition, dans l’Humus du sol humain. Il y a une positivité pure, première, fondamentale, archaïque dans le terreau de laquelle germe ce sens du terrible qui se réjouit de la violence de l’Histoire, pas tant sous l’effet d’une pulsion sadique que celui d’une reconnaissance topique (topos: le lieu) parce qu’on s’y retrouve tragiquement humain, on y renoue avec cette essence trouble dont on se sent, en tant qu’humain.e, constitué.e. 

Mais finalement jusqu’où nous entraîne cette physiologie de la violence à laquelle Paul Ricoeur nous invite? Jusqu’à la généalogie d’un mal dont il nous faut de toute urgence reconnaître qu’il est en nous, qu’on s’y retrouve, et finalement pas si mal que ça. « Le mal nous va si bien », comme le noir à la tenue soignée des veuves éplorées, superbes, celles dont on peut avoir l’impression qu’elles étaient faites pour pleurer la mort de leur mari et susciter la tentation des prétendants.


C’est plus grave ou plus terrible ou plus fascinant que ça encore, ce mal avec lequel on doit bien convenir qu’il provoque en nous un mélange d’horreur et d’attrait, de répulsion et de dérangeante familiarité, n’est pas seulement en nous: il est « nous », il est ce que c’est qu’être humain, ou mieux encore: il est cette ligne ténue, historique, fragile, dessinée par des hommes qui se fraie douloureusement un chemin actuel où la possibilité d’être humain côtoie en chacun de ses points l’impossibilité de le devenir et lutte contre.  Etre humain: ce n’est pas faire tomber le côté de la pièce des évènements du côté « bien » plutôt que de celui du côté « mal », être humain, c’est jeter la pièce et se maintenir dans le suspens de ce jet. C’est le tragique de l’Histoire. 

Mais alors c’est quoi exactement ce sentiment du terrible, ce sens à la fois sensitif et porteur de sens qui dynamise notre histoire et avec lequel nous entretenons un lien d’une inquiétante familiarité? C’est nécessairement un « être à soi » qui s’implique et s’effectue dans un « être-au-monde ». Mais quelle est la teneur exacte de cet « être à soi »? « La psychologie de l’empirisme » nous apporte des réponses, mais sommaires, superficielles parce qu’elles se limitent au ressenti des expériences sans porter vers ce qu’il revêt de dimension structurelle propre à l’être humain. Répétons-le: ce sens du terrible et cet attrait extrêmement  trouble pour la catastrophe et le tragique sont en nous, sont « nous », sont ce que c’est qu’être humain dans l’histoire, sont cette violence de l’Histoire. 

Mais logiquement ce n’est pas dans l’histoire que nous trouverons ce ressort  à nu  du tragique de l’histoire mais justement dans le tragique, dans « une » histoire: celle d’Antigone.  L’être à soi auquel elle ne cesse de se référer dans son duel avec Créon est celui du rapport entre le citoyen de Thèbes et « les Dieux infernaux ». Par cette expression il ne faut pas entendre l’enfer au sens que les chrétiens (malheureusement) donneront à ce terme (celui de la punition des méchants) mais simplement « royaume des Morts ». Autrement dit, Antigone répond à l’archonte, à celui qui décide des lois de la cité des hommes qu’il existe, avant cela un rapport plus fort, plus premier, et surtout plus « politique », c’est celui de toute être humain au Royaume des morts, à la mort même.

 


Ce sens du terrible sous l’impulsion duquel nous vivons la violence de l’histoire comme notre lieu structurel, originel, tout à la fois premier, viscéral et ultime, notre humus humain, c’est l’épreuve de la mort, l’expérience de se savoir et de se sentir mortel. Antigone d’Anouilh rompt les uns après les autres tous les liens familiaux, sociaux, affectifs qui brouillent cet être à soi là, de sorte qu’elle peut opposer au pouvoir institutionnel de Créon la puissance pure et brute de sa mortalité. Notre histoire est violente parce que notre être au monde est contingent, c’est-à-dire que non seulement il aurait pu ne pas être mais il fait à tout instant l’expérience de sa possible disparition. L’homme est un tout qui fait l’épreuve qu’être, dans son être, ça ne tient à Rien. Et c’est bel et bien cela que Heidegger appeler le Da Sein. Je peux toujours travailler, oeuvrer ,en vue de satisfaire mes besoins vitaux, mes exigences de survie, et il faut que je le fasse, mais cela ne contournera jamais cette efficience là, qui est la vérité pure (aléthéia) de tout être Humain, son sol: la mortalité.

Nous pouvons vivre cette mortalité autrement que comme une menace, que comme une condition, une limite, un impératif. Nous pouvons la vivre comme un Ethos, celui d’un être qui n’est pas fait que pour vivre ou survivre. L’Humain est un être qui peut « sur-mourir »,  « exister »,ce qui ne signifie pas dépasser sa condition mortelle mais au contraire tenir une feuille de route hallucinante: oeuvrer à autre chose que « sa » vie, « sa » survie, satisfaire les exigences vitales de « son organisme ». Qu’est-ce que ça peut « donner »: une existence qui aurait si profondément accepté, intériorisé la fragilité de sa condition mortelle qu’elle ne vivrait plus dans l’efficience de sa menace physique mais dans son dépassement existentiel, fondamental, auto-fondateur ? S’affranchir de la menace d’une mort toujours possible, c’est faire advenir à la surface du monde un mode de vie nouveau, toujours à faire, à refaire et à inventer, un ethos fondé sur ce principe que l’Humain est une valeur en soi (et pas une matière organique que l’on peut laisser pourrir à l’air libre). Ce n’est pas parce que nous pouvons mourir que nous devons limiter nos actions à pouvoir survivre mais au contraire à cause de cette contingence même que nous devons par la praxis, oeuvrer dans le sens même d’une gratuité éthique épurée: « l’action », un commencement, une grâce, un rituel, un monde, une cité: une nouvelle Thèbes dans laquelle plus personne n’obéirait à Créon mais s’écouterait suffisamment pour réaliser qu’un Humain n’est pas de la matière organique. 

 


Comme Paul Ricoeur, Antigone nous fait plonger aux origines mêmes de ce que signe une conduite éthique, à savoir une façon de se comporter qui n’est pas exclusivement engluée dans le souci de survivre. Nous nous comportons comme des Humains à chaque fois que nous « agissons » et agir, cela suppose de ne pas réagir à nos instincts, à nos besoins, à nos pulsions vitales. Dés qu’il y a brouillage dans la relation organique et automatique d’une stimulation à une réponse, il y a de l’humanité, il y a de l’éthique, il y a du zôon politikon.  L’humanité c’est ce dépassement continuel du vital par le mondain, c’est la condition mondaine par excellence  ( par mondanité il faut entendre ici « capable d’oeuvrer dans le monde à l’émergence d’un monde politique »). Aucun être ne pourrait envisager cet « ouvrage » sans éprouver d’abord la nature comme un lieu hostile, étranger, Autre à tous égards, menaçant (c’est le da sein). Tout s’éclaire alors de ce sens du terrible et de l’aventure dont Paul Ricoeur déploie, dans ce texte, toutes les caractéristiques.  Plus fort que le risque de la mort, il y a le risque de n’avoir jamais accédé à la condition que rend possible le fait d’être mortel, à savoir le présent comme incitation à l’action pure désintéressée (puisque je vais mourir). Il y a cette violence fondatrice dans la résistance d’Antigone au pouvoir établi, mais précisément parce que ce pouvoir n’est pas de la politique. Il est biopolitique, il menace de mort les citoyens soucieux de manifester ce statut symbolique et pas « que vivant » de tout être humain. Il y a biopolitique lorsque un pouvoir établi entreprend d’avoir des effets sur la vie nue, organique, biologique des citoyens, et c’est exactement ce que fait Créon en voulant inscrire la décomposition organique du corps de Polynice, à titre d’exemple dans la citoyenneté de Thèbes. Il y a la vie nue du corps de Polynice offert aux charognards et le corps recouvert de la ritualisation funèbre par laquelle un monde d’humains s’effectue dans le monde avec un zôon politikon pur, c’est-à-dire « pas exclusivement vivant ».

Ce risque incessant d’un statut symbolique assumé c’est ce qui ne peut s’effectuer que dans l’émergence de cela même qui le menace et qui paradoxalement le constitue comme son seul recours. Il nous faut nous arracher à notre statut exclusif de vivant mais cet arrachement implique la violence de la biopolitique. Antigone sans Créon ne pourrait pas mettre à l’épreuve l’authenticité de son statut de zôon politikon.  La violence politique du désintéressement mondain ne peut se produire que dans la violence intéressée d’une histoire chaotique au sein de laquelle les individualismes s'entredéchirent. En fait l’ethos Humain réside dans ce fond de gratuité inhérente à notre condition fondamentale de mortel mais cette gratuité elle-même n’a rien d’une morale, d’un principe, d'un devoir bien appris. Elle est une « attitude », une façon d’être. Elle s’inscrit dans la chair des actes qui font notre histoire et « cet argile » est ce fond de violence chaotique dans lequel s’effectue l’ethos pur des Humains.



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