mardi 12 mai 2020

Séance du 13/05/2020 CALM (Cours A La Maison) TL2: 1h30

    
 Bonjour à toutes et à tous,

              
Hier nous avons vu que Nietzsche décrit l'art comme une sorte d'éducation d'avant l'éducation, quelque chose de premier qui consisterait à faire preuve de "tact" à l'égard des puissances physiques et élémentaires qui composent la vie. Nous pourrions peut-être la rapprocher du tableau de Munch: « le cri » dans lequel la forme centrale est prise dans l’étau de ces forces, impliquée dans la dynamique ondulatoire de leur impact, de leur libération physique. Toute politesse authentique induit une forme de virginité dans la rencontre, de candeur dans la prise de contact. Nous savons bien que nous serions extrêmement polis si nous parvenions à faire comme si chaque rencontre était la première, y compris pour les personnes que nous côtoyons tous les jours. C’est très exactement l’humilité de ce tact toujours renouvelé, toujours fondamentalement premier que Munch peint et que Nietzsche décrit comme la fonction essentielle de l’art.

        Mais la deuxième formulation de « la tâche de l’art » (§2) est beaucoup plus précise. L’art consiste finalement dans cet effet de concentration de nos forces aux prises avec une intuition plus vive de l’existence. Nous retrouvons bien ici ce rapport avec le sacré et le religieux. Ce sont ces moments privilégiés de lucidité où nous parvenons à nous extraire des tâches habituelles, professionnelles, sociales, familiales, de notre quotidien, moments rares durant lesquelles la vérité de notre condition nous apparaît crûment, presque « littéralement », mais jamais totalement.
        C’est bien là l’intuition la plus fondamentale de la pensée de Nietzsche: il n’existe pas de littéralité du rapport entre l’homme et la vie, tout simplement parce qu’il n’existe pas de vie littérale, cela veut dire que la vie ne se dit pas en un seul sens, ou encore qu’il n’existe pas une version vraie de la vie. Toutes le sont, mais certaines sont moins « frelatées » que d’autres, moins teintés de grégarisme social.
          
 
          Étant donc entendu que la perception d’une existence littérale est impossible puisque cette littéralité n’existe pas, nous construisons des perceptions ou des interprétations que l’on pourraient qualifier de « figurées », transposées, métaphoriques. Il faut que nous nous sentions bien investis de cette nécessité d’avoir à créer des métaphores de la vie, puisque de fait il n’existe pas de version littérale. Il ne nous est possible d’éprouver l’existence qu’en la symbolisant et l’art réside dans notre aptitude à créer des symboles forts, puissants, réjouissants, motivants. Nous devons créer à partir de ce rapport originaire de l’homme au monde les images les plus vives, les plus belles, les plus susceptibles de satisfaire en nous cet instinct créatif qui puise sa source dans cette fonction structurellement métaphorique.
      
  
                    La différence de tonalité entre les deux premiers paragraphes est assez sidérante: Nietzsche nous présente d’abord l’art comme une sorte de compensation, de palliatif à celles et ceux qui n’ont  pas été éduqués, puis dans un second temps il lui affecte une tâche qu’il reconnaît lui-même comme énorme: donner du sens à la laideur, faire transparaître le côté significatif de la souffrance, de la noirceur, du malheur. Notons bien qu’il ne parle pas du beau mais du significatif. L’art a une fonction plus grave, plus fondamentale, plus philosophique que de divertir, de faire joli, ou même de montrer du beau. L’art est une force de polarisation par le biais de laquelle rien n’est indifférent. C’est une modalité de perception qui ne se contente pas de noter, de collecter mais qui fait sens de ce qu’elle saisit.
        Et tout le propos de Nietzsche est finalement de définir avec beaucoup plus de précision et d’engagement dans les deux derniers paragraphes l’art comme puissance, comme effectuation de la volonté de puissance  que comme « produit ». En accordant plus d’importance à l’œuvre qu’à la pulsion, nous commençons par la fin, on pourrait presque dire par le « reliquat ». L’art est une pulsion qui nous incite à l’exaltation à la célébration de ce que nous vivons et c’est bien cela qui constitue le « festin », à savoir un art de vivre, de saisir et de jouir. Ramener l’art à la seule perspective de l’œuvre c’est un peu faire comme l’imbécile du proverbe chinois qui, quand le sage lui montre la lune regarde le doigt. Il n’est pas du tout question de s’extasier devant l’œuvre mais de jouir de ce qui d’elle fait signe d’une pulsion, d’une force. Toute œuvre recèle une valeur de témoignage, très importante mais en même temps secondaire par rapport à ce qui la porte.
        « Une oeuvre d’art, dit Maurice Blanchot, n’est ni achevée, ni inachevée, elle est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela: qu’elle est et rien de plus. » Entrer dans un musée, ou dans la reconstitution d’une grotte dont les parois sont peintes par des hommes préhistoriques c’est un peu se revitaliser au contact de traces qui portent le signe d’un mode d’attention au monde. Toute œuvre d’art porte un témoignage en disant: « c’est » ou « il y a ». Il y a des chevaux, il y a ce motif et rien de plus. Ce sens ne s’adresse pas vraiment à nous pour nous parler nous conseiller, nous suggérer une attitude ou quoi que ce soit. Elle nous dit: « c’est » et c’est tout. Voilà le sens de ce que veut dire Maurice Blanchot.
 

        Il y a une forme de gratuité dans l’art, de symbolisation gratuite et c’est aussi ce que veut dire Nietzsche quand il évoque le côté significatif de la laideur inévitable ou insurmontable que l’œuvre d’art doit exprimer. L’artiste célèbre l’amour, la mort, la destruction, la violence, l’absurdité en faisant advenir dans un monde où la plupart des objets sont fonctionnels un support d’affects a-fonctionnels, privés de tout biais d’utilisation. Une oeuvre d’art c’est l’émergence d’une réalité « sans prise », sans manche, dossier ou mode d’emploi en vue d’une optimisation de l’occupation. Aucun futur directement utilitaire ne se dessine dans une oeuvre d’art. Elle ne s’intègre pas dans la continuité d’une rentabilité humaine et c’est en cela qu’elle « est »: elle ne fait qu’être et ne « sert » à rien révélant à l’homme la dimension d’un mode d’attention toujours premier au monde au clair de laquelle il y a de la présence avant qu’il y ait de l’usage.

2) La part Maudite et la fonction somptuaire - Georges Bataille
       
         
                Nous retrouvons dans la définition de l’art que donne Georges Bataille en tant que fonction somptuaire (on parle de dépenses somptuaires quand on veut dire que l’on dépense beaucoup pour rien sans utilité - Ici Georges Bataille veut dire que l’art est une dépense d’énergie pour rien, gratuite). L’homme est un animal mais dans ces manifestations d’un art primitif tel qu’il se donne à voir dans les dessins préhistoriques, notamment dans les représentations d’animaux, de bisons, de chevaux (grotte Chauvet), etc, il symbolise une animalité dont il s’écarte en la symbolisant. Il s’agit de consacrer son humanité par l’art de peindre des animaux, étant entendu que cette peinture en tant que symbolisation entérine une distinction. L’homme n’est plus l’animal qu’il peint précisément parce qu’il le peint:
« Les figures animalières préhistoriques auraient eu donc pour fonction de répondre à la question : « qu’est-ce qu’un homme ? » en produisant la réponse suivante : l’homme est l’animal assassin de sa propre animalité et cet assassinat c’est l’art qui l’accomplit. »
           

Le mérite de cette conception de l’art est de nous détacher un peu des oeuvres, comme Nietzsche nous invite. La question n’est pas tellement celle de savoir ce qu’est une oeuvre, ni ce qu’elle nous apporte que celle qui consiste à s’interroger sur ce qui l’a rendue possible. Qu’est-ce qui rend possible que des hommes préhistoriques s’enferment dans une grotte et peignent des animaux? Selon Georges Bataille c’est une préoccupation anthropologique: se signer, se désigner en tant qu’humain capable de s’extraire d’une animalité célébrée et représentée. Une fonction somptuaire (gratuite) de l’art voit aussi le jour dans cette conception puisque c’est « pour rien » que l’homme se désigne lui-même en tant qu’homme par distinction avec l’animal représenté.

C'est tout pour aujourd'hui! A demain!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire