dimanche 3 mai 2020

Séance CALM du 04/05 et du 05/05 (TL2 - TES1 -TS3 - 1ere3) - Pourquoi "faire cours" ne sera plus comme avant.


Bonjour à toutes et à tous,          
               

                        « J’espère que vous allez bien après cette période de vacances confinées et que vous êtes suffisamment en forme pour reprendre le fil des cours et des exercices ». Ce voeu peut vous apparaître comme une formule de circonstances simplement destinée à vous saluer avant de se replonger ensemble dans les notions, les auteurs, les questions philosophiques. C’est bien le cas en effet et je ne me dissocie aucunement du souhait qu’elle porte, souhait sincère, au sens étymologique: sin cerus en latin, sans fard, sans faire semblant. Toutefois, je n’ai pas pu m’empêcher de mettre des guillemets, parce que cette formulation est très attendue, qu’elle peut vous apparaître comme un « usage », une façon polie et conventionnelle de reprendre contact avec vous après une période de silence. Or les guillemets suffisent à insinuer une petite réserve, une mise à distance à l’égard de ces formules de prise de contact légèrement surannées, tout simplement parce qu’elles échouent à exprimer une considération évidente que je vais tenter d’assumer à partir de maintenant, à savoir qu’il ne me semble pas tout-à-fait possible ni souhaitable de faire exactement comme si rien n’était en train de se passer.
        En un sens, cette nouvelle façon de concevoir l’acte de faire cours de philosophie m’est imposée par de nouvelles données, à savoir que certaines et certains d’entre vous savent qu’ils ont le bac, ou pour les premières qui font HLP que la note est déjà déterminée par les deux premiers trimestres et que leur attention au cours de philosophie ne peut plus être motivée seulement par la volonté très légitime et parfaitement noble d’avoir une bonne note le jour J. Je ne sais pas si j’y parviens vraiment mais mon tout premier cours, toutes classes confondues, vise à vous informer qu’il n’est jamais question, pour moi, de viser exclusivement cet objectif. Je vous ai dit que tout rapport entre une classe et un enseignant de philosophie devait être non seulement consacrée à l’acquisition par l’élève d’une compétence mais aussi à un processus de réalisation, d’éveil, voire de réveil au fil duquel une fréquentation régulière et cadrée produit un enrichissement mutuel. Enseigner ne peut absolument pas se concevoir sans cet enrichissement mutuel. Sans cela,ça n'a pas de sens.
       
         
                      Or cet enrichissement mutuel s’effectue en Philosophie à partir du moment où il favorise la réalisation de ce qui « advient maintenant ». Faire de la philosophie au sens que lui donne Hannah Arendt c’est penser l’évènement, réaliser ce qui s’effectue dans notre présent. Être prof est un métier passionnant parce qu’il consiste à créer cette mutualité, et cela ne marche pas toujours. C’est ce que le philosophe Bernard Stiegler, reprenant les thèses de Georges Simondon, appelle une « trans-individuation », à savoir qu’autour de ce qui se passe  en cours et qui, soyons honnête, est d’abord la prise de parole de l’enseignant, chacune et chacun de vous doit trouver de quoi s’individuer, se constituer comme in-dividu, sachant que, comme vous avez des passés et des expériences de la vie différents, vous ne retiendrez pas et ne percevrez pas la même chose de ce qui aura été dit. C’est tant mieux! Nous savons tous que c’est cela un bon cours, même si nous n’utilisons pas ces termes là, c’est un moment où quelque chose en nous s’est concrétisé, a pris plus de puissance d’affirmation, de consistance. Derrière la déstabilisation première qui peut suivre certaines réalisations philosophiques, nous nous sentons plus « consistants ». Bref nous avons sûrement perdu certaines certitudes mais nous avons gagné en individuation. J’aurai peut-être moins de choses à dire dans les discussions de café du commerce mais je me sentirai plus ancré dans un style d’être qui définit finalement « mon » existence.
        Il ne me semble pas qu’un enseignant de philosophie puisse faire cours sans s’adresser, de façon plus ou moins explicite à ce désir d’individuation sans lequel il serait impossible à tout individu humain de s’aimer un peu soi-même (c’est ce que Freud appelle le narcissisme primaire et c’est absolument fondamental) et conséquemment d’aimer aussi un peu les autres. Un cours, en tant qu’il est ce processus de trans-individuation, c’est-à-dire cette armature sur laquelle doivent pouvoir s’articuler les désirs d’individuation de toutes les personnes qui y participent ne peut donc se constituer sans dimension politique au sens étymologique du terme de « faire cité ». Un cours comme tout évènement public s’adresse à des animaux politiques, c’est-à-dire soucieux de se construire eux-mêmes dans leur rapport à une communauté.
       
        Ce rapport à la communauté, ces deux suspensions redoublées que sont le confinement et les vacances nous permettent de l’interroger plus crûment, plus authentiquement dans la continuité de ce que Michel Foucault appelle la parrêsia, soit l’expérience que nous faisons d’une transformation de nous-mêmes à partir d’un rapport autre, nouveau à la vérité qu’il faut considérer comme une épreuve, un choc, voire un trauma.
        Devenir celle ou celui qu’on est ne peut être une résolution que l’on prend au premier de l’an, ou devant le portail de parcoursup. C’est plus un choc, une détermination, la réalisation d’une contrainte suffisamment incontournable pour que nous ne puissions pas y faire face sans être vraiment et exclusivement, singulièrement celle ou celui qu’on est. Bref nous n’avons pas d’autre possibilité de répondre aux catastrophes, aux fatalités, aux situations imparables et ingérables qu’« esthétiquement », c’est-à-dire individuellement, qu’en nous y impliquant tels que nous sommes, pour ce que nous sommes, pour cet individu dont on réalise enfin qu’on est en train de le devenir et qu’on ne pourrait pas en devenir un autre.


           
            Concrètement cela signifie que l’arrière pensée avec laquelle tout professeur de philosophie travaillait AVANT, à savoir que tel ou tel auteur ou que tel ou tel cours permettait nécessairement à ses élèves de penser ce qu’il était en train de vivre est sommée aujourd’hui par les circonstances de devenir une évidence de première ligne, une donnée efficiente de son enseignement. Je peux vous donner un exemple de ce passage en première ligne d’une pensée « d’arrière-garde ». Pour étudier « Vérité et mensonge au sens extra-moral » de Friedrich Nietzsche, nous avons évoqué plus ou moins longuement, selon les classes, le nihilisme, à savoir finalement la mort de Dieu. Autant il était possible de décrire AVANT cette pensée de Nietzsche en vous disant simplement « voilà ce que Nietzsche pense », autant il me semble nécessaire voire impératif de dire MAINTENANT, le nihilisme que décrit Nietzsche c’est exactement que ce que nous vivons maintenant et lorsque Nietzsche décrit le dernier homme, c’est exactement de nous qu’il parle:

  
"Je leur parlerai de ce qu'il y a de plus méprisable au monde, je veux  dire du "Dernier Homme".
Et Zarathoustra parla au peuple en ces termes
« Il est temps que l'homme se fixe un but. Il est temps que l'homme  plante le germe de son espérance suprême.
Son sol est encore assez riche pour cela. Mais ce sol, un jour, de pauvre et débile, ne pourra plus donner naissance à un grand arbre.
Hélas! le temps approche où l'Homme ne lancera plus par-delà l'humanité la flèche de son désir, où la corde de son arc aura désappris de vibrer (…)
La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes en clignant de l'oeil.
Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de  la chaleur. On aimera encore son prochain et l'on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur (…)
Tous voudront la même chose; quiconque sera d'un sentiment différent entrera  volontairement à l'asile des fous.
Jadis tout le monde était fou », diront les plus malins, en clignant de l'oeil.
On sera malin, on saura tout ce qui s'est passé jadis; ainsi l'on aura de quoi se  gausser sans fin. On aura  son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit; mais on révérera la santé.
"Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l'oeil".
Ici prit  fin le premier discours de Zarathoustra qu'on appelle aussi le prologue : car à ce moment les cris et l'hilarité de la foule l'interrompirent. "Donne-nous   ce Dernier Homme, ô Zarathoustra, criaient-ils; fais de nous ces Derniers Hommes ! Et garde pour toi ton Surhumain ! » Et tout le peuple  exultait et faisait entendre des claquements de langue. Mais Zarathoustra  en fut affligé et se dit en son coeur:  "Ils ne  me comprennent point, je ne suis pas la bouche qui convient à ces oreilles ».
         Mon but aujourd’hui est simplement de vous avertir de cette nouvelle dimension dont seront imprégnés tous les cours à venir: peut-être vous apparaîtront-ils similaires en tous points à ce qu’ils étaient AVANT, et tant mieux, parce qu’en effet, il sera finalement toujours question d’étudier des questions en convoquant des auteurs, et en vérifiant que vous avez bien assimilé leurs idées mais je m’efforcerai néanmoins de ne pas en rédiger une seule ligne sans prendre en compte le fait que faire de la philosophie aujourd’hui n’a de sens qu’en nous permettant de penser la situation qui nous arrive aujourd’hui, situation décrite  et anticipée par Nietzsche. 
           
Pour reprendre des expressions formulées par Deleuze, expressions que nous croiserons probablement dans les cours à venir et qui revêtent des significations aussi profondes que motivantes pour exister aujourd’hui, nous avons toutes les raisons de souffrir de la honte d’être un Homme mais nous pouvons répondre à cette honte en étant « dignes de l’évènement », ce qui, en substance, commence par se soustraire à la foule acclamant les Derniers hommes. » Ce n’est pas du tout une question d’héroïsme que de se mettre à part de cette foule, c’est tout simplement que l’on n’a pas envie de « vivre et de penser comme des porcs » (Gilles Châtelet), d’acheter le produit suggéré par Amazon « à la lumière de votre navigation récente sur notre site » ou d’augmenter le chiffre de mes amis algorithmiques sur Facebook. « Tous voudront la même chose » nous avertit Nietzsche. La gouvernementalité algorithmique à laquelle nous sommes assujettis agit dans un sens résolument contraire à celui du processus d’individuation à l’oeuvre dans tout cours de philosophie digne de ce nom.


        L’esprit dans lequel seront écrits les cours à venir sera toujours celui d’un enseignement susceptible de vous transmettre des connaissances, avec cette dimension supplémentaire à la lumière de laquelle il serait judicieux de les actualiser le plus vite possible, non seulement dans la perspective d’un long cursus universitaire à venir ou de classes préparatoires aux grandes écoles (je veux dire par là que les auteurs convoqués seront probablement plus récents qu’avant, et seront plus utiles encore à celles et ceux d’entre vous qui envisagent des poursuites d’études longues, quelles que soient les carrières envisagées: médecine, ingénieur, journaliste, industries numériques, carrière juridique, artiste, etc, j’en oublie), mais aussi parce que c’est le devenir de notre espèce qui se joue dans cette période et qu’il n’existe aucune autre tâche à assumer par la philosophie que celle de nous donner les moyens de penser notre présent.

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