lundi 25 mai 2020

Séance du 26/05/2020 CALM (Cours A La Maison) TS3: 1h

                                                                       Bonjour à toutes et à tous,
   

Il est absolument impossible pour quelque individu que ce soit de « s’incarner » au sens propre, c’est-à-dire de s’individuer sachant que ce processus ne peut se constituer autrement que sur le fond de ce narcissisme primaire dont parle Freud. Le selfie c’est justement du narcissisme tertiaire dans lequel il s’agit de s’aimer au travers du profil que l’on projette de soi-même sur les réseaux sociaux, narcissisme ruineux non seulement parce que l’on crée de soi-même une image nécessairement fausse et gratifiante mais aussi parce qu’on se soumet entièrement à des critères d’appréciation standardisés, communs, grégarisés donc nihilistes. Il existe un narcissisme constructif autour duquel l’individu se constitue comme un processus (le narcissisme primaire freudien) et puis il y a un narcissisme nihiliste (celui des réseaux sociaux: désir d’intégration à un « on » qui fait obstacle à la reconnaissance du je par le « nous » de la cité)
           

        Or cette confiscation par le biais de laquelle le goût est devenu une question de produit, donc de production, donc de chaîne de production et de rentabilité, de calcul entre une offre et une demande motivée, influencée par la publicité a engendré ce qu’Antoinette Rouvroy, chercheuse en droit, appelle « une gouvernementalité algorithmique », c’est-à-dire une capacité de contrôle des populations inconnue jusqu’alors.
5) Une nouvelle fonction thérapeutique

        Pour bien comprendre la place que l’art doit occuper aujourd’hui qui peut se définir à bien des titres comme une fonction thérapeutique par rapport à cette fonction somptuaire perdue et à cette fonction libidinale détournée, il faut remonter à la révolution industrielle et à l’automatisation des tâches. L’ouvrier est disqualifié. Il est réduit à ce que la machine attend et commande de lui. Par conséquent il est privé de savoir. C’est ce que l’on pourrait appeler le processus e prolétarisation: on ne sait pas ce qu’on fait en le faisant. Le chauffeur de taxi conduit son client dans Paris grâce au GPS de telle sorte qu’il ne connaît pas le Paris dans lequel pourtant il remplit la fonction de conducteur. C’est ça la prolétarisation, à savoir ce qui fait qu’un certain type d’emploi requiert finalement plus de « non-savoir » que de savoir. Entre parenthèses, on sait bien que cette prolétarisation qui s’est attaqué d’abord à l’ouvrier attaque maintenant toutes les professions, y compris celles des plus hauts placés: les cadres.
        Le taylorisme décrivait finalement l’efficience de cette prolétarisation dans les chaines de production mais cette réduction de l’individu inséré dans des processus dont la rentabilité est calculée s’est évidemment étendue jusqu’à impliquer ce qui rend nécessaire la chaîne de production à savoir la demande par une population dont les désirs sont eux aussi calculables des produits eux-mêmes. Ce que nous vivons aujourd’hui via les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) mais tout aussi bien les géants du web comme Netflix, etc.  c’est la gouvernementalité algorithmique, soit la possibilité non seulement de collecter les désirs des consommateurs mais de les influencer jusqu’à créer des mouvements de consommation de masse au fil desquels notre désir, au sens spinoziste (persévérer dans la singularité de son existence), est entièrement nié. Ce que nous vivons correspond donc à ce que Gilles Deleuze et Michel Foucault  appellent des sociétés de contrôle dans une proportion qu’aucun penseur n’avait encore envisagé avant.
         
Ce bouleversement des sociétés est accru par la vitesse de l’information des technologies numériques. Nous savons que la vitesse d’un signal voyageant du cerveau aux doigts de la main vie les nerfs est de 50 m par seconde, mais sur une fibre optique le signal se transmet à 200 millions de m par seconde, soit 4 millions de fois plus vite que la vitesse nerveuse d’un corps humain. On ne peut pas imaginer de techniques de contrôle, et au sens propre de téléguidage plus efficaces, plus anesthésiantes parce qu’évidemment rien de tout cela n’est ressenti, autant dire que rien n’est esthésié. Le désir est purement et simplement « zappé ».
        Il est vraiment essentiel de comprendre de quoi il est question ici: ce n’est pas une critique du consumérisme comme il en existe beaucoup. Il ne s’agit pas de rajouter une voix à toutes les critiques du capitalisme et du néolibéralisme (qu’est ce que le néo libéralisme? Une théorie qui s’articule autour des trois points suivants: une limitation du rôle de l'Etat en matière économique, sociale et juridique 2) l’ouverture de nouveaux domaines d'activité à la loi du marché 3) une vision de l'individu en tant qu'"entrepreneur de lui-même" ou "capital humain" que celui-ci parviendra à développer et à faire fructifier s'il sait s'adapter, innover…), même s’il est indiscutable que ces idéologies sont déterminantes dans le phénomène qui nous intéresse ici, mais quel est-il précisément? La constatation que l’évolution de l’humanité (de l’occident en premier lieu mais cette dynamique gagne la totalité du monde) perd le sens du sacré. Nous sommes entrés à partir du 19e dans la mort de Dieu, dans le devenir profane de l’humanité et cela induit que l’intuition esthétique qui consiste fondamentalement dans la dimension somptuaire du quotidien, de certains gestes de notre existence auquel on accorde une connotation esthétique et rituelle disparait, est éjectée par la marchandisation, laquelle a d’abord réduit l’art à l’œuvre, puis l’oeuvre au produit et enfin le produit à son prix, le tout via la calculabilité d’un désir contrôlé par la gouvernementalité algorithmique (insistons sur le fait que cette hyper-contrôle de nos sociétés n’est pas mis en oeuvre par l’Etat). Le pire totalitarisme est celui que l’on ne voit pas parce qu’il court-circuite intégralement les schèmes de nos perceptions et de nos cadres d’interprétation du réel. C’est indiscutablement celui que nous subissons aujourd’hui. Le « dernier des hommes » d’ « Ainsi parlait Zarathoustra » ne s’intéresse pas à l’art. Il ne le peut pas.« La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose ». Dans une autre de ces oeuvres Nietzsche évoque le futur de l’Europe ainsi:  « ces Européens à venir offriront probablement dans l’ensemble l’apparence d’ouvriers bons à tout, bavards, faibles de volonté et utilisables à toutes fins, qui ont besoin d’un maître, d’un chef autant que de leur pain quotidien. »
        


        Mais en même temps, Nietzsche ne se satisfait en aucune façon d’une résignation passive. Jamais l’humain n’a été en aussi fâcheuse posture. Mais c’est précisément dans ce nihilisme qui atteint aujourd’hui son paroxysme que nous sommes en situation grâce à l’art d’assumer l’humanité d’une condition qui précisément n’est jamais fixée déterminée. « La grandeur de l’Homme, c’est qu’il est un pont et non un terme ; ce qu’on peut aimer chez l’homme, c’est qu’il est transition et perdition. » dit Nietzsche précédant de peu cette déclaration de Jean Jaurès affirmant que « l’humanité n’existe pas ou qu’elle existe à peine ».  L’humain, c’est ce qui ne s’achève pas, c’est bien le sens de la phrase de Nietzsche. Être humain, c’est « tendre vers », avoir sans cesse à « devenir ce que l’on est ».
            Toute la question est alors de savoir comment cette humanité qui effectivement n’est qu’un mouvement, un flux, un passage pourrait se sortir de cette situation, la dépasser pour s’assumer en tant que passage. Pour répondre à cette question, il est possible d’approfondir la notion d’invention chez Gilles Deleuze. Celle-ci consiste à provoquer une bifurcation dans un état de fait à partir d’une « quasi causalité ». Par ce terme que Gilles Deleuze emprunte aux stoïciens, il s’agit de devenir la quasi cause d’une situation que pourtant je subis de plein fouet. Représentons nous une situation dans laquelle nous sommes totalement dépassés, outrepassés, niés, mis de côté en tant que sujets volontaires, libres. Placé devant des réalités que je ne peux en aucune façon contrôler, ni vouloir, ni maîtriser, je mets en oeuvre un processus qui me permet d’être étrangement la cause même de ce qui me dépassait.

6) La quasi-causalité  et la résistance - Gilles Deleuze

        Le philosophe Bernard Stiegler reprend ce concept de « quasi-causalité » pour le caractériser comme un processus structurellement artistique. Rien ne fait plus obstacle au burin du sculpteur que la veine de marbre mais c’est dans le contournement de cette veine qu’il fera l’œuvre. Toute oeuvre d’art est le jaillissement d’un possible imprévisible à partir de ce qui le rendait improbable. Une oeuvre c’est d’abord et fondamentalement de l’improbable, de l’inouï, ce qui va instaurer un ordre là aucun ordre ne semblait possible avant.
         
On peut penser tout aussi bien à Django Reinhardt qui crée un style de musique là où la brûlure de sa main dans l’incendie de sa roulotte semblait rendre toute création de musique impossible. C’est parce que plus rien ne semble possible qu’émerge l’improbable de l’art. C’est bel et bien la meilleure d »finition que nous puisions trouver car elle correspond aussi bien à l’exemple central du chasseur de phoque lapon. En tant que chasseur affamé, tout est calculable, prévisible, programmable dans sa gestuelle, dans son exploitation de l’animal, etc. Mais dés que l’on s’intéresse aux motifs du manche de son harpon, nous entrons dans une contingence nouvelle, gratuite et parfaitement inattendue. Rien ne s’imposait comme étant « comme ça », mais en même temps dans cette apparente contingence quelque chose comme un ordre s’instaure, un ordre qui n’est pas celui de la systématicité stimulation (faim) / réponse (viande de phoque).
       
        Le génie de l’artiste se situe exactement dans cette quasi-causalité, il bifurque là même où ne semblait s’imposer qu’une ligne droite et forcée, qu’un abandon à la contrainte. Une autre référence peut ici être utilisée renforçant d’ailleurs le lien fondamental entre l’art et la religion, c’est celle de Job écrasé par Dieu. Satan met Dieu au défi d’envoyer le mal à ses créatures pour tester leur foi et Dieu choisi son plus fidèle le plus dévoué. Job, laminé par « les coups du sort » qui détruisent, ces biens, sa famille et sa santé commence par endurer mais au bout d’une semaine il entame une très longue plainte à Dieu et cette plainte, cette élégie acquiert une dimension proprement esthétique voire divine comme si Dieu consistait finalement davantage dans les accents de cette plainte humaine que dans la parole du tout puissant qui finira par lui répondre, et d’ailleurs le rétablira dans sa prospérité. Job par sa plainte est la quasi causalité de son malheur.  Il se réapproprie quelque chose de son existence.
            Nous n’avons jamais plus qu’aujourd’hui fait l’expérience d’un pouvoir de contrôle, en un sens peut-être plus contraignant que celui de Big Brother dans 1984 qui désigne l’Etat, alors qu’aujourd’hui, nous percevons bien que c’est justement la destruction de l’Etat qui rend possible l’hyper-contrôle dont nous sommes les victimes sous la pression de Google, d’Amazon, de Facebook. Pour que l’art comme quasi-causalité s’effectue dans un contexte aussi désespéré que la situation que nous vivons, il faut comme Job que nous soyons « digne de l’évènement », que nous prenions acte et surtout conscience de cette dénaturation dont les oeuvres d’art sont victimes. Et aucun exemple ne saurait être plus efficient à cet égard que le cinéma: pratique artistique devenue aujourd’hui une usine d’images insinuant dans nos nerfs et dans nos corps des automatismes de consommation, de propagande politique et idéologique, de préjugés sociétaux, raciaux absolument terrifiants. Le réalisateur Frank Capra l’avait déjà parfaitement saisi:
       
  “Le cinéma est une maladie. Lorsqu’il atteint votre sang, il devient vite l’hormone numéro un ; il supplante les enzymes, commande la glande pinéale, joue avec votre psyché. Comme avec l’héroïne, le seul antidote au cinéma est le cinéma.”
        Faut-il pour autant condamner le cinéma et s’interdire de voir des films? Ce serait d’autant plus stupide que nous passerions à côté de toutes les oeuvres de Fellini, de Bergman, de Kubrick, de Tarkovsky, de Lynch qui sont des artistes pour avoir créé des images et des enchaînements de séquences inattendues, originaux, inimitables.
        Ce qui s’impose à notre époque avec une urgence plus impérative qu’à aucune autre c’est de créer de l’improgrammable dans l’instrument le plus voué qui soit à programmer et à anesthésier notre existence, notre désir, ce qui place au premier plan les arts numériques. Il importe de générer de la bifurcation dans l’instrument même de la programmation, de l’incalculable dans la puissance computationnelle la plus consternante et la plus restrictive que nous ayons jamais connu.


Conclusion
        Tous ces développements tournent autour d’une référence finalement très simple qui est celle du chasseur de phoque lapon ciselant le manche de son harpon. C’est de l’art parce qu’il s’agit bien aussi pour le chasseur de phoques de savoir ce qu’il fait quand il chasse les phoques tout en gravant ces motifs sur son arme pour une raison difficile à déterminer mais susceptible de donner à sa gestuelle de chasseur une dimension sacrée, rituelle, esthétique. Ce n’est pas parce qu’il tue ces phoques pour subsister qu’il serait impossible pour lui de se faire aussi EXISTER dans cet art de la chasse qui requiert de l’esthétique, et une célébration de son gibier. Cette référence peut nous sembler très lointaine dans le temps et l’espace mais nous faisons exactement la même chose quand nous choisissons la couleur de notre stylo ou la coupe de nos vêtements, voire celle de nos cheveux. Nous stylisons notre mode de vie, nous le singularisons parce qu’exister est notre affaire individuelle, et qu’il est impératif de nous constituer en tant qu’individu. S’individualiser dans le processus d’une chasse tenant du rite, c’est tout ce que fait le chasseur lapon qui cisèle le manche. Tout ce qui aujourd’hui tend plutôt à nous dividualiser, à nous rendre dividuels, c’est-à-dire comparables, substituables, assimilables , dispensables, prévisibles nous assimile exactement à ce dernier homme dépeint par Nietzsche dans « ainsi parlait Zarathoustra ». Cela signifie que nous sommes  aujourd’hui embarqués dans un devenir profane du monde qui suit une dynamique nihiliste. L’art est le seule antidote à cette maladie et cet antidote doit s’appliquer en premier lieu à ce qui porte aussi le « poison » à savoir les technologies numériques, les jeux vidéo, le cinéma, etc. Dans cet engagement, il ne s’agit pas tant de gagner que d’être dignes de ce qui nous arrive comme le dit Gilles Deleuze dans sa conférence: « qu’est-ce que l’acte de création? »  donnée à la FEMIS. C’est un mot d’ordre que l’on pourrait rapprocher de la quasi causalité. Joe Bousquet est un poète blessé lors de la première guerre mondiale. Selon lui, toute son oeuvre tient dans l’ouverture même de cette blessure: « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Nous naissons à l’art comme nous naissons tout court, à savoir dans la pure improgrammabilité de notre existence. Etre digne de ce qui nous arrive c’est maintenir à toute occasion le fait même de cette improgrammabilité même et surtout dans l’efficience d’un puissance qui ne vise qu’à informer notre comportement par des vitesses de programmation indécelable. Il n’existe pas d’autre alternative à un mode de vie consumériste qui nous fait penser comme des porcs pour reprendre la formulation de Gilles Châtelet que celle de l’art.


Pour la semaine prochaine, je vous pose la question suivante:
Pourquoi l'acte de création peut-il se rapprocher, selon Gilles Deleuze, (et éventuellement selon vous) d' un acte de résistance ?

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