mercredi 27 mai 2020

Séance du 28/05/2020 CALM (Cours A La Maison) 1ere 3: 1h

 Bonjour à toutes et à tous,
  
Nous en étions à la notion de pharmakon, laquelle est évidemment liée, ne serait que par l'étymologie à ce que nous entendons aujourd'hui par "pharmacie", mais cependant qu'il importe de comprendre dans un autre sens que celui-ci, à moins de prêter une trés grande attention au fait que l'on ne vous vend jamais un médicament sans vous informer des éventuels effets secondaires, ce qui signifie bien que ce "médicament" n'a pas seulement des effets curatifs.


                  Par Pharmacologique, il faut entendre: « ambigu », c’est-à-dire susceptible d’être à la fois poison et remède. Ces deux concepts d’exosomatisation et de pharmakon sont vraiment les seuls à partir desquels quelque chose de l’ordre d’une différence vraie entre l’Homme et les animaux peut en effet être soutenu, et ce terme lui-même de « différence » peut s’entendre en deux sens: être différent et différer. C’est d‘ailleurs à cause de cette dualité que le philosophe Jacques Derrida (1930 - 2004) a inventé le terme « différance » (avec un a: attention, il faut toujours justifier cette orthographe sans quoi elle apparaît comme une faute). L’Homme est différent de l’animal parce qu’il est structurellement différant au sens où il « diffère ». Ce qu’il diffère, c’est-à-dire ce qu’il remet à plus tard, c’est justement son statut de créature « finie ». l’Homme est un être qui n’est pas doté de caractéristiques données (par Epiméthée) et de ce fait il n’a pas de « lieu d’être », il n’a pas de « milieu » naturel. Il crée des prothèses qui lui permettent de s’effectuer dans cette conquête d’un espace, ce terme d’espace désignant non seulement le lieu mais aussi l’espace au sens de Cosmos. Il est une créature sans lieu d’être et cela rejoint à certains égards l’énigmatique présence de la dalle, dans le film de S. Kubrick.  L’Homme est ce qui va se produire dans l’espace interstitiel qui le sépare de ce monolithe, mais les artefacts ou les pharmaka qu’ils créent et qui lui permettent de mener à bien cette « différance" sont toujours à double jeu, comme l’ordinateur HAL 9000 dans la mission se dirigeant vers Jupiter. 
  

        L’Homme ne cesse de se réaliser au fil de ses inventions (pharmaka) qui le font devenir sans cesse un autre. C’est précisément au fil de ses découvertes et de ses évolutions technologiques que l’anthropocène, c’est-à-dire d’une ère climatique totalement bouleversée par les implications écologiques de ce développement a succédé à l’holocène. Cette différence de la différance est donc à la fois ce qui explique que notre développement exosomatique soit aussi spectaculaire et problématique. Aucun autre animal n’est en situation d’avoir autant « honte de soi », précisément parce que l’utilisation des pharmaka se trouve constamment à la lisière du remède et du poison. C’est d’ailleurs ici l’une des explications possibles de double sens du pharmakon pour les grecs: bouc émissaire et médicament. Le pharmakon, c’est aussi cet animal traîné hors de la cité, censé porté tous ses maux et mis à mort dans un rite purificateur afin de soulager les malheurs dont la ville est victime. C’est comme s’il y avait nécessairement dans le développement de toute communauté humaine une sorte de reliquat d’ignominie collatérale à l’ampleur même de son développement, quelque chose à exorciser dans la violence de la discrimination, de l’exclusion puis finalement du sacrifice.
        il n’est pas indifférent non plus que ce sacrifice du pharmakon soit symbolique, c’est-à-dire représentatif, ce qui donne totalement raison à Georges Bataille: dans la représentation de l’animal quelque chose de l’homme sacrifie son animalité , s’en distingue, s’en détache par « la différance » mais le développement qui s’ouvre dans l’évolution technologique infinie de cette différance est aussi ce qui aujourd’hui, pour nous qui vivons l’anthropocène, alimente plus qu’à toute autre époque « la honte d’être un Homme »:
         
                  « Et la honte d’être un Homme nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Lévi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hantent les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. »
         
De fait, il y a une honte d’être un Homme alors qu’il n’existe pas de « honte d’être un chat ou un tigre ou une fourmi ». Et si l’on me demande ici « ce que je peux bien en savoir », au-delà même de cette absence visible de traces d’existence repentante au sein même des espèces animales, pourrait valoir étrangement l’absence totale de « raisons » d’avoir honte pour ces espèces, parce qu’il n’existe pas d’insecto-cène ou de reptilo-cène. Cette « honte d’être un Homme » dont Gilles Deleuze fait l’un des motifs les plus puissants de la philosophie et de l’art, c’est bien ce que nous vivons quotidiennement dans cette succession infamante de compromis honteux qui nous fait utiliser notre voiture pour faire 200 mètres, l’avion pour tel voyage d’affaires, acheter tel article sur amazon.com parce que c’est plus rapide, regarder telle série sur Netflix alors que nous n’ignorons pas, malgré toutes les fausses informations sur l’écologie de la « dématérialisation », les dommages écologiques considérables du streaming:
            
....SANS NETFLIX
         « C'est la vidéo à la demande - avec ses géants Netflix ou Amazon et bientôt Apple ou Disney - qui domine, représentant 34% du total (Shift Project). Traduction en équivalent tonnes de CO2: 102 millions, à peu près les émissions annuelles du Chili, pays qui accueille en décembre la grande conférence COP 25 sur le climat ! » - Article La Tribune
  
        Il convient de nous éloigner le plus possible de l’apparence moralisante d’un tel énoncé pour le saisir dans sa simplicité toute à la fois crue, irrécusable et désespérante: la honte est une condition d’existence fondamentalement Humaine. Il est impossible d’habiter cette condition sans secréter de la honte.
                            
           Ce sentiment sur lequel nous souhaiterions clore cette étude de la représentation de l’animal par l’Homme est au croisement de nombreuses références et perspectives très distinctes. Dans le mythe de Prométhée raconté par Platon dans la Protagoras, il faut rappeler que le récit ne s’arrête pas au vol de l’intelligence fabricatrice et du feu. Lorsque les espèces animales sont appelées à vivre, les dieux se rendent compte que l’espèce humaine ne parvient pas à survivre, malgré la puissance technique. Zeus décide donc de les gratifier d’une autre qualité divine: « la vergogne », c’est-à-dire la dignité, la pudeur, comme si le vol ne pouvait être profitable aux hommes qu’à condition qu’ils puissent également faire preuve de cette dignité, d’un minimum d’estime de soi. La technique est un pharmakon dans l’usage duquel il faut faire preuve de vergogne sans quoi elle s’assimile à un pur poison. A la diffusion de ce poison ne pourrait donc manquer de se mêler la conscience de n’avoir pas été à la hauteur du pharmakon et de manquer de vergogne, susciter donc cette honte d’être Homme que nous vivons quotidiennement aujourd’hui. La honte d’être un Homme , c’est aussi celle de faire partie d’une espèce en constante re-présentation, c’est-à-dire en décalage incessant avec le présent, avec la présentation d’un monde appréhendé dans l’instantanéité d’un pur moment de révélation pure et « donné ». La différance c’est aussi l’incapacité structurelle de l’être humain d’être « là », maintenant, par quoi deux sentiments nous caractérisent adéquatement: la fierté et la honte.
       
  Finalement le pharmakon a trois sens:
- Un remède
- Un poison
- Une victime expiatoire (un bouc émissaire)
        Nous disposons de tous les éléments nécessaires à la compréhension de cette « distinction », mais peut-être pourrions nous parler également de l’anomalie dans laquelle l’Homme consiste au sein de la nature. La pensée n’est pas le propre de l’Homme comme la moindre observation du monde animal suffit à la prouver avec évidence. Par contre, il semble bien qu’il n’existe pas de créature dont l’intelligence soit aussi exosomatique que l’être humain. Certains animaux utilisent certes des outils, voire échangent d’individu à individu telle pratique instrumentale mais cela ne donne jamais lieu à cette extériorisation des organes extérieurs, des prothèses que l’on voit proliférer et s’optimiser sans cesse dans les sociétés humaines. L’Homme est donc cet être dont le moment d’être tel ou tel est sans cesse différé en ce sens qu’il se constitue au fil de cette exosomatisation comme cet être dont le devenir n’est jamais figé mais se reconduit incessamment au fil de ces  artefacts qui sont finalement les organes de cette production exogène de soi. Ces artefacts sont des pharmaka (pharmakon au pluriel). L’écriture est un pharmakon dans la mesure où comme l’affirme Platon dans le Phèdre, elle peut aboutir à des conséquences néfastes comme l’oubli puisque elle consiste dans la trace de la pensée.
         
Mais, en même temps, et c’est bien ce qui explique finalement que Platon est un écrivain, c’est aussi ce qui ouvre la perspective d’une nouvelle forme de la pensée qui ne se concevrait qu’en tant que « pensée tracée ». L’écriture c’est finalement de la pensée exosomatisée  et il est possible de faire un bon usage de cette pensée là. Le pharmakon c’est un artefact dont non seulement on peut faire un bon et un mauvais usage mais aussi dont seule la bonne utilisation est à même de guérir la mauvaise, tout comme ces drogues thérapeutiques dont une erreur de dosage suffit à les faire basculer du côté de la toxicité.
        Cela signifie qu’à la différence des autres animaux, il est quelque chose du fait d’être Homme qui ne peut se réguler naturellement, qu’il est, comme l’explique le mythe de Prométhée à sa manière, une espèce dont le développement ne peut s’intégrer dans l’écosystème dans la mesure ou dotée d’un plus (le feu et la technique) elle court le risque d’osciller vers le moins. Pour le dire autrement, l’humanité est une condition dont le curseur se déplace sans cesse entre la possibilité d’être plus un dieu mais pour la même raison d’être moins qu’un animal. Aucune autre animal ne peut être davantage sujet de honte à ses propres yeux que l’Homme.
        Or, c’est exactement dans cette perspective que nous pouvons revisiter la représentation de l’animal par l’homme en prolongeant l’analyse de Georges Bataille par celle de Gilles Deleuze. Ce qui s’effectue par l’art c’est la tentative de neutralisation des effets toxiques du pharmakon par une exosomatisation « douce », gratuite, désintéressée. L’art c’est l’utilisation thérapeutique du pharmakon, c’est-à-dire de l’écriture, de l’inscription de soi par l’image, de la technologie qui essaie de compenser et finalement de guérir les conséquences nocives du pharmakon.
         
C’est aussi en ce sens que Jacques Derrida, jouant une nouvelle fois de l’effet d’homophonie, évoque cet efficience thérapeutique de la pensée qui consiste à panser la blessure toujours  ouverte du mauvais usage du pharmakon. La honte d’être un Homme, c’est ce qui nous incite à panser sans cesse cette blessure de ne pas pouvoir penser sans compromettre l’élan de la vie par cette pensée même. Quiconque serait sceptique par rapport à cette particularité humaine d’une pensée « pansante » devrait réfléchir à cette constante du contexte fautif de l’espèce humaine dans les mythologies et les religions (Le fruit défendu - Prométhée - etc.)
         
                Mais l’une des plus belles et des plus récentes expressions de cette « honte d’être homme », telle que Deleuze la concevait  est celle de Greta Thunberg dans son discours à l’ONU de septembre 2019. « Comment osez-vous? » signifie « comment pouvait vous rajouter à la honte  fondamentale, structurelle d’être un Homme le déni même de cette impudeur? » Comment pouvez-vous  faire semblant de vous ignorer au point de rajouter à la honte d’être Homme, la bêtise de ne pas la reconnaître, de ne pas la neutraliser par un autre usage des pharmaka, de ne pas la « panser » ?
  


C’est sur cette référence à Greta Thunberg que se termine ce chapitre consacré aux représentations de l’animal par l’homme. Nous reviendrons la semaine prochaine sur cette honte d’être un Homme et reprendrons le cheminement de pensée qui s’est peu à peu dessiné au fil de ce deuxième semestre portant sur les représentations du monde. (Programme HLP de première).
  
D’ici là, puisque nous approchons de la fin, n’hésitez pas à me contacter pour exprimer des remarques, des questions, des objections.

  



      Pour la semaine prochaine, je vous demande de formuler, avec vos propres mots, la définition du pharmakon en insistant bien sur ce qui, de cette notion, aide à comprendre la particularité de l’homme par rapport à l’animal.

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