mercredi 6 mai 2020

Séance du 07/05/2020 CALM (Cours A La Maison) 1e3: 1h

Bonjour à toutes et à tous,

J’espère que vous allez bien et que votre moral est au beau fixe, autant qu’il le peut, en tout cas. C’est ce que je nous souhaite à toutes et à tous. Hier, nous avons commencé à évoquer la dernière partie de notre programme de HLP première, soit le rapport entre l’homme et l’animal. Comme elle s’intègre dans un ensemble qui est celui de la représentation du monde, il m’a semblé évident de poser d’abord la question de la représentation de l’animal par l’homme.
        Le plus ancien dessin de l’homme date de 73000 ans et il a été trouvé dans une grotte en Afrique du Sud (c’est une sorte de  croisillon de traits rouges) mais les gravures rupestres de la grotte Chauvet notamment qui ont été reconstitués à l’identique dans une exposition que l’on peut visiter en Ardèche date de 37000 ans et représentent quasiment tous des animaux. Certaines gravures sont vraiment saisissantes non seulement parce que les techniques de peinture sont vraiment impressionnantes, parce que la maîtrise du tracé est parfaite (on sait que Picasso s’est inspiré de certaines gravures rupestres de Lascaux) mais aussi parce que cela nous révèle une intelligence perceptive du mouvement assez inattendue. 
  


              Peut-être avez vous déjà croisé les clichés d’Edward Muybridge (1830 - 1904) qui décrivent une succession d’images marquant la décomposition du mouvement chez un animal ou un homme. C’est finalement le principe même du cinéma: un mouvement qui fait se succéder les images fixes d’une pellicule. Muybridge étant un photographe et le cinéma étant en train d’être inventé (1895), Muybridge présente simplement la suite des images figées (et c’est finalement notre esprit qui inconsciemment imprime le mouvement à la scène). 
   


            Certains dessins de la grotte Chauvet (qui datent de 37000 ans) montrent déjà des « clichés de ce type, c’est-à-dire la décomposition du mouvement d’une panthère ou d’un cheval. Cela prouve qu’il y a quelque chose d’une intelligence inconsciente du cinéma qui a habité la pensée humaine depuis très très longtemps.
    


        Peut-être aurons nous l’occasion de revenir sur cet aspect qui est vraiment très instructif, notamment dans la représentation du monde par l’homme. Mais pour l’heure, ce qui nous intéresse est plutôt le choix du sujet. Pourquoi les peintres de la grotte Chauvet de de celle de Lascaux ont-ils choisi de ne représenter que des animaux? Qu’est-ce qui se joue dans cette représentation des animaux par les hommes? C’est d’abord cela notre question.
        Or il se trouve que Georges Bataille qui est à la fois écrivain, critique d’art et philosophe, a beaucoup écrit sur ce sujet et nous pourrions finalement résumer son propos par la formulation suivante:
        « les représentations préhistoriques de l’animal par l’homme ont pour fonction de répondre à la question « qu’est-ce qu’un homme? » En produisant la réponse suivante: l’homme est l’animal assassin de sa propre animalité et cet assassinat, c’est l’art qui l’accomplit. » Cette formulation est extraite d’un article très intéressant de Miguel Egana sur Georges Bataille.
       
  Il importe d’essayer de bien comprendre cet acte, ce geste qui consiste à trouver les techniques de peintures, techniques réellement sidérantes d’inventivité et de longévité et à graver sur les parois d’une grotte des images représentant des animaux. En termes simples, ces gravures attestent de ce que le rapport de l’homme à l’animal n’était pas seulement celui de la violence visant à consommer la viande de l’animal mais d’un autre genre de meurtre visant au contraire à le célébrer. Nous savons, par exemple, que pour les indiens d’Amérique du  nord, la chasse au bison étant aussi une sorte de cérémonie, de fête honorant la relation nourricière de la nature et de l’homme. Après l’avoir tué, le chasseur entonnait toujours un chant qui était une prière pour le bison mort. On mesure d’ailleurs la sidération totale des indiens devant ces chasseurs blancs du style de Buffalo Bill s’auto-congratulant pour avoir tué plus d’une centaine de bisons, même pas pour la viande, surtout pas pour célébrer quoi que ce soit, mais par simple esprit de compétition. Buffalo Bill est bien le précurseur d’un état d’esprit dont Trump est le dernier (des derniers) représentants.
          
             La naissance du sacré pour Georges Bataille, c’est exactement ce moment où le rapport à l’animal après avoir été celui d’une non-indifférenciation totale (ce que Bataille appelle l’état d’immanence), puis celui de la chasse et du « meurtre » pour des raisons de subsistance devint celui d’une meurtre symbolique et sacrificiel. Dans le sacrifice la victime est honorée. Il s’agit pour l’homme de divorcer de son animalité en honorant par la représentation l’animalité de l’animal, sachant que d’une certaine façon, on tue toujours ce que l’on représente (il existe de nombreux témoignages de modèles très pertinents décrivant cette impression de dépouillement, de vide, d’arrachement, de perte, dans les séances de pose)
           
Lorsque l’on donne à un être un nom et qu’on choisit de ne plus y penser que par l’intermédiaire de ce nom, il est vrai qu’on se le rend plus présent à soi-même par la pensée. Nous pourrions même dire que nous l’honorons, que nous le reconnaissons, que nous lui faisons une place en nous, mais en même temps, nous le dépouillons de tout ce qui fait de sa présence un évènement pur, irreprésentable, peut-être même ce qui fait son charme. Nommer un être c’est se le rendre présent mais du même coup en tant qu’ « absent », parce que nous ne retenons de lui que ce que les caractéristiques d’un nom peut en retenir soit des généralités et certainement pas cette singularité inouïe qui fait que lorsque cette personne est là, sa présence est inimitable.
        Toute représentation donc tue ce qu’elle représente d’un certain point de vue et l’image est toujours une « copie » et une célébration.  La représentation de l’animalité tue par conséquent l’animalité, tout aussi bien celle des animaux représentés que celle du peintre qui représente.
          
Le geste de la représentation recèle une puissance et une violence insoupçonnées, mais en même temps, c’est une violence qui célèbre et qui s’exclue de la consommation ou du gaspillage inhumain (Buffalo Bill). Par cette violence, l’homme commence à exister et se détache de la seule préoccupation de sa subsistance. Nous mesurons ainsi pleinement tout ce qui se joue dans la représentation de l’animal par l’homme selon Georges Bataille et la réponse est impressionnante: l’Homme, le Sacré et l’Art.:
- l’Homme parce que le peintre se détache de la seule question de la survie biologique et acquiert par la représentation une dimension supérieure, spécifique plus détachée du vivant. Il n’est plus un animal qui n’aspire qu’à subsister, il devient un homme qui veut exister
- Le sacré parce l’animal peint est « sacrifié », tué par le meurtre consubstantiel à toute représentation.
- L’art parce que le temps et la technique utilisée pour peindre constitue une dépense gratuite, somptuaire qui ne répond aucunement à satisfaire des besoins immédiats mais donne une valeur au geste, à la vie.
         
Il faut insister sur ce point qui vise la « dépense somptuaire ». Essayant d’expliquer la naissance de l’art, le philosophe Bernard Stiegler utilise un exemple très intéressant qui reprend l’essentiel de ce que Bataille appelé la dépense somptuaire. Nous avons trouvé des harpons très anciens utilisés pour la chasse aux phoques par les lapons. Or le manche de ces harpons est ciselé au gré de motifs qui indiscutablement ont demandé plus de temps que celui de l’affûtage de la lame. Cela signifie que dans la fabrication du harpon, la chasseur s’est finalement moins soucié de son efficacité pure que de son esthétique. Pourquoi? Parce qu’il était soucieux, comme les indiens d’Amérique du nord, de donner à la chasse une dimension gratuite, somptuaire. Au-delà du but qui consiste à avoir la viande, la peau, l’huile du phoque, le geste de la chasse s’inscrit autrement dans la trame de sa quotidienneté. Il faut que cela ait du Sens.
                  
Finalement c’est un peu la même chose que lorsque nous choisissons un vêtement, s’il ne s’agissait pour nous que de nous vêtir, n’importe quel tissu plus ou moins chaud ferait l’affaire, mais il y a bien sûr l’image que nous souhaitons envoyer aux autres de nous-mêmes par le vêtement que nous portons et plus encore (c’est cette troisième signification qui nous intéresse vraiment ici): il faut que ce vêtement corresponde à ce que nous sommes ou plutôt à ce que nous sentons être, c’est ce que l’on appelle à très bon droit, notre « style » et aussi étrange que cela puisse nous sembler de prime abord, cela ose un rapport très ancien avec la notion même de Sacré. Ce n’est pas seulement que nous souhaitions absolument nous faire reconnaître ou admirer par les autres (en tout cas il ne faudrait pas que ce soit exclusivement cela) , c’est plus profond que cela, cela signifie que nous voulons faire sens de notre présence, de notre effectivité ici et maintenant. Il faut que quelque chose de nous s’affirme et s’affermisse, se constitue, se continue dans notre choix des vêtements, des stylos, des portables, des tatouages, de musiques que nous écoutons ou composons, des paroles que nous émettons et des signes que nous écrivons dans une écriture libre. Notre humanisation ne cesse de suivre son cours dans tous ces processus qui ont à voir avec la naissance de l’art, du sacré et de la représentation.
  


      Pour la semaine prochaine, je vous demande de me décrire en quelques mots ce qu’est la dépense somptuaire pour Georges Bataille et de me donner des exemples de cette dépense dans la vie actuelle. Vous semble-t-elle effective ou remise en cause (pour être clair, cela revient nous demander si notre vie actuelle tient selon vous davantage des indiens d’Amérique du nord ou de Buffalo Bill)? Pourquoi?

A la semaine prochaine. Prenez soin de vous!


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