mardi 5 mai 2020

Séance du 05/05/2020 CALM (Cours A La Maison) TS3: 1H

 Bonjour à toutes et à tous,


             J'espère que vous êtes en forme pour ce cours "nouveau", en plusieurs sens, puisque il fait suite à la démarche développée hier (pourquoi faire cours ne sera plus comme avant). Il s'agit donc d'expliquer une vidéo dans laquelle le philosophe Bernard Stiegler répond aux questions de la journaliste Aude Lancelin. Ce dialogue ne fait pas seulement que résumer les derniers travaux du philosophe (travaux dont il faut souligner qu'ils sont le produit de deux collectifs: Ars industrialis et l'IRI): il brasse également des notions du programme et donne à l'action de penser aujourd'hui un sens particulier, urgent, déterminant.
              
Il est évident que vous ne pouvez pas lire cet article sans écouter d'abord l'interview que j'essaie d'expliquer de façon linéaire en suivant son déroulement. L'entretien dure une heure et évidemment vous pouvez procéder par étapes. J'aurai même tendance à vous le conseiller tellement l’échange est philosophiquement "dense", difficile à digérer  en une seule fois (nous le diviserons probablement en trois ou quatre moments)
 Ça va? Alors on reprend, nous en étions là:
Dure avec un E c'est mieux!
               Engels et Marx n’utilisent pas ce terme d’exosomatisation, mais, en bons lecteurs de Hegel, ils insistent sur cette extériorisation par le biais de laquelle l’homme, par le travail s’effectue en se reconnaissant par la transformation imposée au milieu. Engels et Marx vont beaucoup plus loin que Hegel: l’homme crée les outils extérieurs de cette appropriation et donne naissance à une évolution particulière, celle du progrès technologique mais cette nouvelle temporalité, qui contrôle ces organes exosomatiques, contrôle le devenir humain et c’est bien là tout le problème de la luttes des classes et de la domination sociale.
        Marx est le premier philosophe, selon Bernard Stiegler, à avoir posé l’homme comme la seule créature qui du fait de cette caractéristique exosomatique devait créer un savoir-faire à l’égard de ces instruments qui font partie intégrante de ce qu’il a à devenir, étant entendu que, précisément, l’homme n’existe pas de la même façon qu’une créature endosomatique.

Reprenons:

         
Le problème, c’est que Ni Marx, ni Engels ne prenait en compte l’entropie. Il faut bien ici articuler les différentes perspectives et les différents auteurs. Tout dans l’univers est soumis à l’entropie, l’homme, en tant que créature exosomatique l’est aussi bien évidemment mais cette particularité qui fait sa force fait aussi sa faiblesse, dans la mesure où le contrôle par le savoir de ce corps externe (technologique) dans lequel il consiste devient l’enjeu d’un pouvoir. Si nous perdons le savoir de ce corps dans lequel pourtant l’humanité consiste, alors nous serons plus ou moins armés dans cette dynamique de perte qu’est l’entropie. Sachant qu’on va perdre ce combat, la vraie question c’est comme retarder, comment compliquer, procrastiner, contrarier l’entropie, la vitesse de notre destruction en tant que vivant ?
        C’est à cet instant que Bernard Stiegler évoque la notion d’anthropocène (attention à l’orthographe). L’anthropocène, c’est tout simplement l’affirmation par les climatologues du fait qu’une nouvelle ère est apparue à partir du moment où, avec la révolution industrielle , l’utilisation des énergies fossiles (charbon, gaz, pétrole) a commencé à changer petit à petit l’écosystème.
        Or l’anthropocène implique une augmentation de l’entropie de trois points de vue:
-    Physique: déperdition accélérée d’énergie
-   Biologique disparition des espèces vivantes et destruction de la biosphère
- Informationnelle: nous sommes perdus dans l’information (une dispense d’énergie informationnelle qui conduit à la désinformation)
        Nous vivons la fin de l’anthropocène. C’est finalement exactement le fond du discours de Greta Thunberg, à savoir ce moment où des sociétés ayant adopté ou suivi un modèle capitaliste qui ne fait pas entrer dans ses calculs et ses prévisions sur l’utilisation des ressources  planétaires la notion d’entropie court vers une supposée « croissance » qui en réalité consiste dans une accélération exponentielle de l’entropie. Plus nous augmentons les chiffres de la croissance plus nous accélérons le mouvement de l’entropie, c’est-à-dire la désorganisation du vivant, aussi bien pour les espèces végétales, animales que pour nous.
         
Bernard Stiegler décrit les deux effets de cette augmentation de l’entropie dans laquelle consiste l’anthropocène. En fait, nous pourrions donc aussi écrire l’entropocène, puisque les deux correspondent, mais ce n’est pas le même sens. Il faut savoir que ce glissement sémantique de l’anthropocène, c’est-à-dire de cette série climatique où l’homme dérègle le climat en l’imputant vers l’entropocène, à savoir ce moment où l’entropie est accélérée par ce dérèglement est finalement le fond du discours de Stiegler. Tout ce qu’il dit consiste dans la synonymie homophonique de ces deux notions. C’est capital. Quels sont les deux effets de cette accélération de l’entropie dans les sociétés humaines:
- La prolétarisation: travailler sans savoir ce qu’on fait. Cela pourrait se rapprocher exactement de ce que Hannah Arendt appelle le travail, ou de la poiesis d’Aristote. L’ouvrier ne sait pas ce qu’il fait quand il travaille à la chaîne (ou il ne sait pas en vue de quoi il le fait) mais l’outil informatique notamment accélère ce processus et les cadres sont eux aussi touchés par ce phénomène qui fait que l’exosomatisation avec cette perte de connaissance de nos organes extérieurs nous conduit de plus en plus à ne pas savoir ce que nous faisons. Nous faisons accomplir des fonctions économiques, industrielles, sociales, juridiques,  par des outils capables de collecter ce que l’on appelle les big data et de créer des algorithmes par le biais desquels rendre la justice par exemple devient « autre chose ».
- La calculabilité généralisée, autrement dit la certitude que tout est calculable dans le vivant. C’est cette proposition qui pose problème, notamment si on la met en regard avec les travaux de Ludwig Von Bertalanffy biologiste autrichien ayant prouvé que tout système vivant (qu’est-ce qu’un système vivant? Cela va de tout organisme cellulaire à la société humaine) auto-calculable s’auto-détruit parce qu’il n’oppose plus aucune bifurcation à la flèche entropique du temps. La calculabilité va fondamentalement dans le sens de l’entropie. Plus on peut prévoir les actes d’une système plus il va en ligne directe vers le mouvement même de sa perte.
              
On peut se représenter l’entropie comme un escalier mécanique qui descend. Le seul moyen de se maintenir à niveau dans cette escalier est de créer de l’entropie négative, de la néguentropie, c’est-à-dire de marcher à contre courant de cet escalier mécanique, de monter sur ce qui de son propre mouvement descend. Cela suppose que nous puissions créer le la complexité non calculable et que nous puissions en avoir le savoir. Par quoi nous voyons bien que l’évolution actuelle du travail correspond à descendre encore plus vite cet escalier qui descend déjà. Nous rajoutons à ce qui nous perd (entropie) le mouvement accéléré  de la descente (anthropocène), c’est là l’effet de sens de l’homophonie entre anthropocène et entropocène. En termes plus « savants » cela signifie que les systèmes dynamiques vivants doivent rester ouverts et pouvoir supporter les accidents de la flèche du temps d’Eddignton et compenser l’entropie par des « savoirs », même si par ce terme de savoirs, Bernard Stiegler entend quelque chose de particulier (la mère a un savoir, ce n’est pas la savoir disciplinaire du savant, ou en tout pas seulement ça).
                Nous nous situons à la limite eschatologique (en grec: dernier) de l’anthropocène ou de l’entropocène. Nous sommes une société, donc un système dynamique vivant et à ce titre, nous devons compenser les effets lents de destruction de l’entropie en créant des savoirs qui sont finalement autant de bifurcations dans le mouvement de perte qui est celui de la désorganisation, du chaos et de la mort de notre unité systémique. Créer des savoirs nouveaux c’est ralentir l’inéluctabilité du chaos. Plutôt que se connaître soi-même comme système vivant, ralentis le mouvement de ta mort certaine par des connaissances nouvelles par des savoirs inédits! C’est ça la maxime de la philosophie du 21 siècle! 
        
       Ici nous avons encore un effet d’homophonie assez génial qui d’ailleurs répond à une question encore plus ancienne que la philosophie: pourquoi la connaissance? A quoi ça rime? Réfléchissez à cette question parce qu’il est possible que nous soyons aujourd’hui confrontés à une population mondiale à deux doigts de basculer dans le trumpisme. Qu’est-ce que le trumpisme? C’est l’abdication de tout effort de connaissance, la crétinisation des masses à outrance, c’est un président qui tranche des questions qu’il ne connaît pas et qui se fait une gloire, une marque de fabrique, un « point d’honneur », finalement, de ne pas posséder de connaissances, un président qui croit que l'on peut vaincre un virus avec des rayons UV et des injections de Destop liquide.
        Penser c’est finalement compenser les effets de l’entropie. Il nous faut rétablir le savoir dans une fonction du vivant comme fonction du vivant. Mais de quel savoir s’agit-il? Bernard Stiegler à ce moment utilise une référence inattendue: le savoir de la mère, savoir tenant de l’improvisation puisque il consiste à accueillir l’enfant dans sa spécificité idiosyncrasique la plus radicale. Savoir, c’est justement s’écarter de tout savoir normé pour s’adapter à tout ce qu’un enfant va avoir de singulier, de différent, de particulier. On comprend alors tout ce que la définition de « savoir » au sens entendu par Bernard Stiegler ici a de génial, de motivant. La référence aux génies dyslexiques: Léonard de Vinci Edison, etc est ici fondamentale. Comment compenser les effets de la dyslexie pour que cela crée des penseurs de la nouveauté, de l’inédit?
         
                     Malheureusement ce que nous pourrions appeler l’utilisation actuelle de la technologie ne rend plus possible la création de ces savoirs là. Nous ne savons plus ce que nous faisons. Le taxi Parisien ne connaît pas paris mais il a un GPS qui lui permet de faire plus vite et « mieux » son travail si par travail on entend juste l’exécution d’une tâche « poiesis ». Il faut réinventer la notion même de savoir en intégrant le fait qu’un savoir c’est justement ce qui exclue la calculabilité. Il y a dans le savoir une fonction propre du vivant qui est celle de la néguentropie.  
       
                Ce point est fondamental et change totalement la donne de ce qu’est la pédagogie: il n’est pas question de transmettre d’anciens savoirs mais d’en créer d’autres, comme celui de la mère qui va accueillir son enfant quelque il soit. C’est la raison pour laquelle Stiegler prend cet exemple là. Une mère doit recréer ce qu’est l’éducation dés lors que l’enfant manifeste des particularités et qu’il n’est plus question de lui imposer des apprentissages normatifs. Ce que cette mère a à faire c’est de créer une nouvelle conception de ce que savoir « est ». Par créer de  nouveaux savoirs, il faut donc entendre la capacité de quelques hommes à remettre en question tous les savoirs constitués: c’est ça la « bifurcation » susceptible de retarder l’entropie. C’est donc à une mutation des savoirs constitués qu’il s’agit de s’appliquer aujourd’hui (et par aujourd’hui entendons VRAIMENT tout de suite).
        La transmission des anciens savoirs est inopérante, parce que le droit, la biologie, la physique, la philosophie, etc ne peuvent plus vraiment toucher un public, trouver des auditeurs du fait qu’il y a un malentendu profond sur la science. La conception aristotélicienne de la science qui remontait à Aristote distinguait 4 type de causalité sachant que l’on pouvait prétendre à la connaissance d’un phénomène quand on pouvait rendre compte de sa causalité. Selon Aristote on pouvait distinguer la cause:
- Matérielle
- Efficiente
- Formelle
- Finale
        
La cause matérielle de la statue est le marbre: il faut du marbre pour faire une statue. La cause efficiente est le sculpteur. La cause formelle de la statue est son modèle (de quoi est-elle statue? La cause finale répond à la question en vue de quoi elle a été créée. La pseudo science d’aujourd’hui ne prend a subordonné toutes les causalités à une seule: la cause efficiente parce que la science s’est laissée parasiter par l’économie, ou la production. La causalité efficiente est par conséquent soumise à des questions de production qui impose une gestion et donc une « calculabilité ». La science n’assure donc plus sa fonction de savoir néguentropique; elle accélère au contraire l’entropie. Stiegler parle d’une mise en oeuvre techno-scientifique qui finalement détruit les savoirs, détruit « la Noèse », c’est-à-dire l’acte de penser. On mesure l’urgence de la situation quand on réalise que la population ne cesse d’augmenter et qu’en même temps nous ne sommes plus en mesure de penser ces conditions de vie qui tendent vers l’accélération de l’entropie (parce que plus de population suppose plus d’énergie libérée, dispensée et perdue.  
            
                    Penser c’est fondamentalement compenser l’entropie, ça a toujours été ça et cela a d’ailleurs des implications insoupçonnées (le dernier livre de Bernard Stiegler joue très intelligemment du sens que revêt ici l'homophonie entre penser (réfléchir) et panser (guérir les plaies). Lorsque l’on met à jour des processus d’intelligence organiques  capables de retarder la mort programmée (apoptose) par des signaux intercellulaires, nous avons bel et bien affaire à cette fonction vitale et curative de la néguentropie et l’homme qui pense ne fait pas autre chose que cela, mais la situation humaine est à ce point grave qu’il n’a plus les moyens de penser, de panser, d’activer cette fonction du vivant à cause de la prolétarisation et de la calculabilité.
 
Pour la semaine prochaine, je vous demande de définir à votre façon:
1) l'entropie
2) l'anthropocène
3) la néguentropie
4) le néguanthropocène
 

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