lundi 18 mai 2020

Séance du 18/05/2020 CALM (Cours A La Maison) TS3: 2H

 Bonjour à Toutes et à tous,

Aujourd'hui, c'est super! Nous commençons le cours sur l'Art!




Introduction: le statut d’exception de l’œuvre d’Art
        Dés que l’on évoque une oeuvre ou bien que l’on place cette étiquette sur une toile, une musique, un film, une installation, une pièce, voire une scène de rue, on produit un certain effet, on peut éventuellement aussi créer une polémique, mais on éprouve immédiatement d’onde de choc que crée ce terme d’oeuvre d’Art, comme si le simple fait de l’évoquer imposait un respect, un trouble que l’on réserve habituellement aux espaces, aux rituels ou aux objets « sacrés ».
        La musique est pourtant bien du « son », la peinture une combinaison de couleurs, la statue une plasticité mise en volume, etc. Aller au Musée suppose après tout que nous allions voir des « objets » exposés, et c’est tout: objets différents de tous ces ustensiles qui entourent notre quotidien mais finalement tout aussi « là », présents dans l’espace qu’eux, même s’ils ne sont pas mis en espace de la même façon. Il existe donc une « qualité de présence » propre aux oeuvres d’art que l’on ne peut pas (ou doit pas) confondre avec celle d’objets familiers. Toute oeuvre est exceptionnelle, unique, propre à créer un type d’attention spécifique, incommensurable, irréductible à toute autre mode de considération des « choses.
        D’où vient ce statut d’exception de l’œuvre d’Art? Est-il légitime? Si nous nous intéressons à l’étymologie, art vient du latin art Artis, qui désigne l’habileté, la connaissance technique, voire la ruse, le bon moyen d’arriver à ses fins, de parvenir à un résultat. Ce terme latin est, en fin de compte la traduction du terme grec Tekhnè qui désigne la fabrication matérielle, la production (et s’oppose à la Praxis l’action qui est à elle-même sa propre fin). Nous retrouvons la trace de cette étymologie dans notre langage courant quand nous parlons d’une personne qui a, par exemple, «  l’art » de se faire bien voir ou celui de bien tourner les choses par sa parole, etc. Non seulement cette étymologie dément totalement ce statut d’exception en réduisant totalement l’art au « savoir-faire » mais il brouille complètement le rapport avec l’oeuvre puisque l’on constate que l’art était, en son sens premier une certaine façon de faire quelque chose plutôt qu’une réalité matérielle précise donnée.
         
Comment concilier cette définition de l’art comme habileté, maîtrise avec cette conception sacrée, intimidante, troublante de l’Art? Evidemment il semble évident que la référence à la religion s’impose historiquement ici. Il est vraiment éclairant de situer l’art par rapport à cette définition du religieux que l’on trouve sous la plume de Roger Caillois: « Toute conception religieuse du monde implique la distinction du sacré et du profane, oppose au monde où le fidèle vaque librement à ses occupations, exerce une activité sans conséquence pour son salut, un domaine où la crainte et l'espoir le paralysent tour à tour, comme au bord d'un abîme, le moindre écart dans le moindre geste peut irrémédiablement perdre. »
       
        Prendre en considération la sphère du Sacré, c’est faire l’expérience de tout ce qui de la vie est irrévocable, décisif, grave, et cela dans un espace ou au contact d’objets créant des sensations sans commune mesure avec celles du quotidien.
         Le Religieux désigne donc une attitude créée par des séquences de sensations au fil desquelles l’existence humaine se donne à vivre de façon intense, nouvelle, exclusive, telle qu’elle ne se reproduira jamais de la même façon. Le Sacré, le Religieux, et l’Art compose donc un triptyque de notions tout à la fois distinctes mais inextricablement liées en ceci que l’on retrouve en chacune d’elle une relation de l’homme avec la vie qui exclue toute familiarité, toute banalisation tout effet de réduction à du « commun » Quoi que nous vivions dans le cadre de ces trois sphères, nous l’éprouvons « comme jamais » et pas « comme toujours ».
        Mais qu’est-ce que l’art? Il a bien rapport avec le sacré et le religieux qui caractérisent plutôt des attitudes de recueillement, d’extrême attention à la réalité, à la vie, mais on parle « d’oeuvres d’art » et nous pensons à des objets, à des sons, à des images, à des installations, à des happenings (pensez à Marina Abramovic).  Faut-il considérer l’art comme une façon d’être, de créer des oeuvres, des « moments » (et si oui, laquelle?) ou bien comme une forme dérivée de l’artisanat? Faut-il nécessairement passer par l’oeuvre pour saisir ce que l’art est?



1) « La tâche de l’art » - Nietzsche (pour changer un peu)
       
        A cette dernière question Nietzsche répond clairement: non » dans cet extrait de « humain, trop humain »:
          
« L'art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient en bride, crée des formes de civilité, lie ceux dont l'éducation n'est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment.
       De plus, l'art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : Il doit agir ainsi surtout pour ce qui est des passions, des douleurs de l'âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif.
    Après cette tâche de l'art, dont la grandeur va jusqu'à l'énormité, l'art que l'on appelle véritable, l'art des oeuvres d'art n'est qu'accessoire. L'homme qui sent en lui un excédent de ses forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à s'alléger de cet excédent par l'oeuvre d'art ; dans certaines circonstances, c'est tout un peuple qui agira ainsi.
    Mais on a l'habitude, aujourd'hui, de commencer l'art par la fin : on se suspend à sa queue, avec l'idée que l'art des oeuvres d'art est le principal et que c'est en partant de cet art que la vie doit être améliorée et transformée. Fous que nous sommes! Si nous commençons le repas par le dessert, goûtant à un plat sucré après l'autre, quoi d'étonnant si nous nous gâtons l'estomac et même l'appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, à quoi l'art nous convie. »
        (Il ne s’agit pas d’expliquer ce texte sur le modèle de ce que l’on pourrait attendre d’une explication type 3e sujet du bac,  mais plutôt de l’utiliser dans le cadre d’un cours s’efforçant de comprendre ce qu’est l’art, en pointant ce qu’il peut y avoir d’inattendu dans la définition que Nietzsche ici formule)
        L’art est une forme de civilité, de politesse, de retenue, de pudeur qui nous permet d’être agréable aux autres et à nous-mêmes. Tout ce que l’on attendrait plutôt de la morale et de la sociabilité se retrouve ici, sous la plume de Nietzsche, comme des fonctions propres à l’art. Quelque chose de l’art tient du « kayros », du « bon moment », de l’intuition des instants où il faut agir ou ne pas agir, parler ou se taire. C’est comme une juste attitude qui se détache de la pratique et de la contemplation de l’art. Mais de quelle humilité Nietzsche peut-il bien ici parler? En quoi l’art nous prescrirait-il cette justesse, ce tact dans les rapports humains?
        Nietzsche affirme que l’art libère l’expression d’un consentement, d’une puissance plus rayonnante de vertu que la vertu elle-même, et il va de soi, pour quiconque connaît un peu son oeuvre et sa pensée, qu’il ne se situe pas dans une perspective morale (Kantienne), ou bien alors à partir d’une conception de la morale qui n’est pas « qu’humaine ». Tous les qualificatifs utilisés par Nietzsche pour décrire la « bonne » influence de l’art sur les hommes sont à redéfinir à décliner au gré d’une autre morale que celle qui consiste à « faire troupeau », à créer une conformité citoyenne autour de lois édictées par des législateurs afin que les hommes agissent comme un seul homme. Ce n’est aucunement de cette morale ou de cette vertu dont il est ici question mais alors de laquelle?
        Il existe une éducation en-deçà de l’éducation, une morale en deçà de la morale, un savoir vivre en deçà du savoir vivre dicté par les hommes à d’autres hommes, c’est tout ce qui naît d’un contact plus vif, plus intense avec la volonté de puissance en soi, dans les autres comme dans la nature. Les métaphores de l’art sont plus vitales que les métaphores de la science, de l’étude ou de la philosophie « académique », universitaire. Voilà pourquoi l’art nous calme, nous rend plus sage et plus avisé: tout simplement parce qu’il nous fait éprouver la présence de la vie avec plus de justesse, moins d’éloignement, moins d’abstraction. Il y a dans l’art l’efficience d’un rapport plus physique avec le monde, et c’est la raison pour laquelle cette civilité est aussi juste, elle ne nous pas été enseignée par des maîtres ou des parents. Elle est simplement le sillage d’une expérience plus simple plus neutre et plus pure de la nature. La politesse dont parle Nietzsche au 1er § est élémentaire dans tous les sens de ce terme, c’est-à-dire à la fois première, basique mais aussi au sens de « en phase avec les éléments ».
         
Nous pourrions peut-être la rapprocher du tableau de Munch: « le cri » dans lequel la forme centrale est prise dans l’étau de ces forces, impliquée dans la dynamique ondulatoire de leur impact, de leur libération physique. Toute politesse authentique induit une forme de virginité dans la rencontre, de candeur dans la prise de contact. Nous savons bien que nous serions extrêmement polis si nous parvenions à faire comme si chaque rencontre était la première, y compris pour les personnes que nous côtoyons tous les jours. C’est très exactement l’humilité de ce tact toujours renouvelé, toujours fondamentalement premier que Munch peint et que Nietzsche décrit comme la fonction essentielle de l’art.

        Mais la deuxième formulation de « la tâche de l’art » (§2) est beaucoup plus précise. L’art consiste finalement dans cet effet de concentration de nos forces aux prises avec une intuition plus vive de l’existence. Nous retrouvons bien ici ce rapport avec le sacré et le religieux. Ce sont ces moments privilégiés de lucidité où nous parvenons à nous extraire des tâches habituelles, professionnelles, sociales, familiales, de notre quotidien, moments rares durant lesquelles la vérité de notre condition nous apparaît crûment, presque « littéralement », mais jamais totalement.
        C’est bien là l’intuition la plus fondamentale de la pensée de Nietzsche: il n’existe pas de littéralité du rapport entre l’homme et la vie, tout simplement parce qu’il n’existe pas de vie littérale, cela veut dire que la vie ne se dit pas en un seul sens, ou encore qu’il n’existe pas une version vraie de la vie. Toutes le sont, mais certaines sont moins « frelatées » que d’autres, moins teintés de grégarisme social.
        Etant donc entendu que la perception d’une existence littérale est impossible puisque cette littéralité n’existe pas, nous construisons des perceptions ou des interprétations que l’on pourraient qualifier de « figurées », transposées, métaphoriques. Il faut que nous nous sentions bien investis de cette nécessité d’avoir à créer des métaphores de la vie, puisque de fait il n’existe pas de version littérale. Il ne nous est possible d’éprouver l’existence qu’en la symbolisant et l’art réside dans notre aptitude à créer des symboles forts, puissants, réjouissants, motivants. Nous devons créer à partir de ce rapport originaire de l’homme au monde les images les plus vives, les plus belles, les plus susceptibles de satisfaire en nous cet instinct créatif qui puise sa source dans cette fonction structurellement métaphorique.
        la différence de tonalité entre les deux premiers paragraphes est assez sidérante: Nietzsche nous présente d’abord l’art comme une sorte de compensation, de palliatif à celles et ceux qui n’ont  pas été éduqués, puis dans un second temps il lui affecte une tâche qu’il reconnaît lui-même comme énorme: donner du sens à la laideur, faire transparaître le côté significatif de la souffrance, de la noirceur, du malheur. Notons bien qu’il ne parle pas du beau mais du significatif. L’art a une fonction plus grave, plus fondamentale, plus philosophique que de divertir, de faire joli, ou même de montrer du beau. L’art est une force de polarisation par le biais de laquelle rien n’est indifférent. C’est une modalité de perception qui ne se contente pas de noter, de collecter mais qui fait sens de ce qu’elle saisit.
         
            Et tout le propos de Nietzsche est finalement de définir avec beaucoup plus de précision et d’engagement dans les deux derniers paragraphes l’art comme puissance, comme effectuation de la volonté de puissance  que comme « produit ». En accordant plus d’importance à l’œuvre qu’à la pulsion, nous commençons par la fin, on pourrait presque dire par le « reliquat ». L’art est une pulsion qui nous incite à l’exaltation à la célébration de ce que nous vivons et c’est bien cela qui constitue le « festin », à savoir un art de vivre, de saisir et de jouir. Ramener l’art à la seule perspective de l’oeuvre c’est un peu faire comme l’imbécile du proverbe chinois qui, quand le sage lui montre la lune regarde le doigt. Il n’est pas du tout question de s’extasier devant l’oeuvre mais de jouir de ce qui d’elle fait signe d’une pulsion, d’une force. Toute oeuvre recèle une valeur de témoignage, très importante mais en même temps secondaire par rapport à ce qui la porte.
        « Une oeuvre d’art, dit Maurice Blanchot, n’est ni achevée, ni inachevée, elle est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela: qu’elle est et rien de plus. » Entrer dans un musée, ou dans la reconstitution d’une grotte dont les parois sont peintes par des hommes préhistoriques c’est un peu se revitaliser au contact de traces qui portent le signe d’un mode d’attention au monde. Toute oeuvre d’art porte un témoignage en disant: « c’est » ou « il y a ». Il y a des chevaux, il y a ce motif et rien de plus. Ce sens ne s’adresse pas vraiment à nous pour nous parler nous conseiller, nous suggérer une attitude ou quoi que ce soit. Elle nous dit: « c’est » et c’est tout. Voilà le sens de ce que veut dire Maurice Blanchot.
          
Il y a une forme de gratuité dans l’art, de symbolisation gratuite et c’est aussi ce que veut dire Nietzsche quand il évoque le côté significatif de la laideur inévitable ou insurmontable que l’œuvre d’art doit exprimer. L’artiste célèbre l’amour, la mort, la destruction, la violence, l’absurdité en faisant advenir dans un monde où la plupart des objets sont fonctionnels un support d’affects a-fonctionnels, privés de tout biais d’utilisation. Une oeuvre d’art c’est l’émergence d’une réalité « sans prise », sans manche, dossier ou mode d’emploi en vue d’une optimisation de l’occupation. Aucun futur directement utilitaire ne se dessine dans une oeuvre d’art. Elle ne s’intègre pas dans la continuité d’une rentabilité humaine et c’est en cela qu’elle « est »: elle ne fait qu’être et ne « sert » à rien révélant à l’homme la dimension d’un mode d’attention toujours premier au monde au clair de laquelle il y a de la présence avant qu’il y ait de l’usage.

C'est tout pour aujourd'hui!
A demain!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire