vendredi 29 mai 2020

Séance du 29/05/2020 CALM (Cours A La Maison) TL2:2H

 Bonjour,
Nous pourrions parler « d’une mise en nombre » de la vie, dans tous les domaines de l’’existence de l’individu. Cette quantification n’a probablement pas que des effets néfastes ou contraignants mais elle crée néanmoins une toute nouvelle considération de l’existence des individus au regard de laquelle il n’est rien d’elle qui ne soit calculable, et cette calculabilité remet en cause la notion d’imprévisibilité inhérente aux faits eux-mêmes. De plus, tout comportement calculable devient par là-même prévisible et la prévisibilité même de tout système est de tendre vers le chaos selon la loi de l’entropie. Cela signifie que la rationalité de cette réduction quantitative des comportements humains ne s’oppose pas du tout à l’entropie comme pourrait le laisser penser le fait qu’elle soit rationnelle, donc ordonnée. Ce qui est authentiquement néguentropique c’est une nouvelle rationalité, un nouveau type de savoir.
        

        D’autre part l’exercice du droit jusqu’à maintenant ne pouvait pas se concevoir sans passer par le jugement d’un humain, tout simplement parce que l’application d’un « code » à une situation humaine impliquait une attention à tout ce qu’un ensemble de faits physiques peut revêtir d’irréductible à un mode de compréhension purement comptable, purement quantitatif. Or c’est bel et bien cette part de vie irréductible au calcul qui tend à disparaître dés lors que le factuel est totalement assimilé à données numériques, dés lors qu’est acté le fait que nous n’agissions plus qu’à l’intérieur d’un environnement au sein duquel non seulement tout est traçable mais aussi dans lequel tout s’effectue « virtuellement ». Pour le dire simplement notre action ne s’effectue plus sur le fond d’un déterminisme physique causal (cause / effet) mais s’intègre dans un ensemble de données statistiques (analyse / orientation des marchés) utilisables par des plate-forme aspirant à retirer des profits de cette nouvelle calculabilité des comportements humains.
        Nous n’agissons plus dans la nature mais dans un réseau exclusivement humains gérés par des algorithmes dont l’objectif est de faire des études de marchés pour orienter les capitaux.  Ce qui s’effectue avec cette idéologie instaurée par les Big Data c’est une sorte de clôture définitive de la sphère d’efficience humaine qui ne s’extériorise plus dans un milieu physique, aléatoire à l’intérieur duquel il y a encore de l’imprévisible, de l’originalité, de l’individualité possible, mais dans le fond de traçabilité numérique à l’intérieur duquel rien d’humaine peut plus se constituer en marque de la calculabilité.
        Or cet enfermement est particulièrement problématique dans le domaine du droit dans la mesure où une décision de justice ne peut pas humainement se traiter au gré de la transparence algorithmique. C’est particulièrement vrai pour ce que l’appelle la jurisprudence, à savoir la nécessité pour un juge d’improviser sa décision parce que la situation à traiter est nouvelle, et qu’elle excède du cadre pénal institué. Une décision est appelé à faire jurisprudence quand une cour de justice se voit dans l’obligation de trancher une situation qui met en présence des conflits ou des éléments tellement nouveaux que les lois sont dépassées. On mesure bien les dommages humains causés par l’exercice d’une justice algorithmique.
      
       
                       En fait ce nouveau régime nous fait croire que le réel se définit par cette masse de données brutes que les algorithmes du numérique recueille, analyse, traite comme si c’était dans les nervures mêmes du réel que s’activait cette puissance opérationnelle et combinatoire sans commune mesure. Derrière cette efficience de la calculabilité se cache une hybris (une démesure humaine, rien qu’humaine) qui ne considère plus comme milieu ou comme univers que cette ensemble d’interactions numériques qui fonctionne en circuit fermé.
        L’exercice du droit s’est toujours constitué comme ce qui s’impose de son opposition au fait, mais ce que nous vivons aujourd’hui est l’instauration d’un nouveau régime de vérité ou de "pseudo vérité » (c’est ce que certains intellectuels appellent la post-vérité) au sein duquel la notion même de « fait » , de factualité est en train de disparaître comme si tout ce qui existait de pur, de brut était cette masse de métadonnées. Il s’ensuit des répercussions qui peuvent se révéler extrêmement graves pour l’exercice même d’un droit « humain ». Déjà la fonction de lawyers (d’avocat, d’hommes de loi) est est train de subir de plein fouet les conséquences de cette évolution. Pourquoi aller chercher des hommes de loi si les affaires de justice peuvent être gérées par des algorithmes?
        Contre ce qu’il faut appeler non pas une infraction au droit mais une transformation extrêmement dommageable de la notion même de droit, Antoinette Rouvroy propose trois sortes de ce qu’elle appelle « récalcitrances" ou si loin préfère: « résistances »:
Il faut miser sur ce qui échappe à cette « toute visibilité » du numérique à savoir les projets ou les intentions qui ne donnent pas lieu à des documents ou des parutions numériques
De fait, l’existence humaine n’est pas prévisible. On peut à juste raison penser que nous trouverons des rationalités nouvelles et non programmables. De toute façon, l’existence humaine est, par nature, récalcitrante à toute réduction prédictive.
Si l’on établissait par exemple des profils types de récidivistes dont les données seraient algorithmiquement appliquées aux cas à traiter alors une justice-robot serait en plein exercice mais il faut espérer que nous n’accepterions pas cette dérivation, que quelque chose en nous réalise le caractère fondamentalement réticent à toute calculabilité, à toute application aveugle, statistique, informatique de principes juridiques. Il y a dans le juridique la nécessité d’un respect de l’humanité, l’émergence d’une réalité improgrammable et assumée qu’il nous faut prendre en compte mais sans tomber dans l’angélisme un peu niais de la croyance naïve au droit naturel.
  

            C’est la raison pour laquelle les problèmes posés aujourd’hui par les Big Data doivent être plutôt l’occasion de revenir à la source du droit, comme nous invite Antoinette Rouvroy en reposant la question du fait et du droit.
            A moins d’adhérer à la notion de droit Naturel, ce qui semble assez difficile, en fait, il semble évident que le droit repose sur des contrats, sur des pactes et que tout pacte suppose une promesse que l’on s’engage à tenir. Il existe une sorte d’identité juridique du sujet de droit et elle semble se rapprocher de ce que Paul Ricoeur appelle l’ipséité. Un sujet de droit est un « je » qui fait une promesse et qui consiste dans l’attitude conforme à ce qu’il s’engage à être ou à faire dans le futur. Le sujet dont les big data recueille les traces numériques fait l’objet d’une projection statistique qui est parfaitement incompatible avec cette consistance éthique de la promesse.


C'est tout pour aujourd'hui.
Bonne journée à vous

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