mardi 6 avril 2021

Cours en distanciel Tle 1 de 9h00 à 10H00 le 07/04/2021 - 3) La notion d'Impérium dans le traité politique de Spinoza

  



L’impérium  (que l’on pourrait désigner comme « affect de la multitude ») a donc deux effets:

- L’affect commun fait être le groupe comme groupe. Il est un opérateur de communauté. Il fait émerger le groupe à partit de la collection d’individus qui le composent. Il est ce par quoi une simple juxtaposition d’individus vont constituer un corps, et prendre ainsi une consistance.
- Du coup, s’effectue un mouvement par le biais duquel une puissance immanente (celle de l’affect commun) va générer une transcendance, une supériorité, celle par le biais de laquelle une certaine « manière" va devenir une normativité sociale et exclure ainsi tout effet de marginalisation. Le tout va créer par l’affect commun manifeste concrètement un effet de supériorité sur la partie, sur l’individu qui est moins que le groupe. L’affect commun est ainsi supérieur à chaque individuel sans lequel pourtant il ne serait jamais devenu l’affect commun. L’imperium devient le principe de la transcendance du social alors même qu’il est dans sa constitution le fruit de l’immanence de tous les affects individuels.
           

Le social est donc à la fois un « plus », au sens d’excédence, de supériorité. L’imperium c’est la transcendance immanente du social, ce qui partie du bas, c’est-à-dire des individus eux-mêmes exerce sur eux une supériorité. C’est ça finalement « le social », à savoir la combinaisons de deux faits:
- Qu’il y ait plus dans l’ensemble que la simple addition de ses parties
- Que ce « plus » exerce de fait une autorité sur chaque individu, vaut comme une transcendance.
        Le social c’est la capacité qu’a la multitude de s’auto-affecter sous l’effet d’une dynamique ascendante et descendante. C’est à partir de la multitude que se forme l’affect commun pour ensuite « du haut » affecter la multitude, comme en retour. S’il y a souveraineté du social, c’est à partir de cet agent qui s’ignore et que l’on peut désigner du terme de multitude.
        Mais comment et pourquoi la multitude s’ignore-t-elle à ce point, jusqu’à se dissimuler à elle-même qu’aucune souveraineté ne peut s’effectuer sans elle parce qu’en réalité elle en est la seule source?
        Le fait que le social se soit structuré par le religieux explique dans une mesure importante cette méconnaissance. Dieu, c’est finalement la figure même de cette transcendance méconnaissable du social, transcendance qui ne s’exerce qu’en se dissimulant. Le deuxième moment de ce malentendu consiste à poser que « la mort de Dieu » telle que Nietzsche l’avait énoncée suppose la fin de la verticalité du social. Que Dieu ne soit plus la figure de la transcendance du social n’implique aucunement que cette transcendance soit inopérante, précisément puisque Dieu n’en était que l’apparence.
           
L’efficience de cette transcendance n’est pas du tout facile à comprendre puisque elle est à la fois supérieure mais d’une supériorité qui vient du bas. L’imperium, c’est-à-dire la puissance de la multitude, c’est finalement ce qui va cristalliser l’affect religieux, sacré après ce que l’on pourrait appeler la mort de Dieu (la désaffection de la croyance et des églises en Europe). C’est ce que le sociologue Marcel Mauss formule de la façon suivante: « si les dieux sortent du temple et deviennent profanes, on verra des choses humaines mais sociales: la propriété, le travail, la personne humaine y entrer les unes après les autres. » Il n’y a que la terre et le ciel est vide, mais c’est nous qui, depuis la terre, ne cessons de peupler le ciel. Durkheim, pour sa part affirme que « la divinité c’est la société transfigurée et pensée symboliquement. » En d’autres termes, le religieux a été la première forme de l’autorité du social, mais il ne peut en revendiquer l’exclusivité. Finalement le religieux est la première capture de la puissance de la multitude, première forme d’auto-affection de la multitude, première manifestation de la capacité de la multitude à se dissimuler à elle-même l’exhaustivité de sa puissance.

4)  Capture et complication de la potentia multitudinis par les institutions
            Évidemment, nous nous situons ici dans une perspective qui est exactement celle de Spinoza mais qui, en même temps, requiert de la part du lecteur un effort de réalisation conséquent, voire probablement plus que cela. La notion d’ « impérium », ou d’Etat politique revêt un sens que l’on ne peut absolument pas comprendre si l’on a du mal à saisir les deux notions de transcendance et d’immanence. Pour Spinoza, rien n’existe autrement que sur le fond d’une puissance immanente qui est « Dieu » ou la nature, ou la vie. Cette puissance est celle qui anime  tout ce qui est. On pourrait dire qu’elle vient toujours du bas et que rien, absolument rien n’est au-dessus d’elle. Ce qu’ « il y a » c’est ce désir de persévérer dans son être tel qu’il se manifeste en toute réalité, en tout être. En un sens, on pourrait dire que la philosophie de Spinoza consiste à situer Dieu dans la réalité davantage que dans la religion. Quels que soient l’institution, le culte, le rite,  la philosophie, le pouvoir qui développent l’idée que quelque chose soit fondamentalement au-dessus de nous, ils « mentent ». Ce qu’il y a toujours avant c’est le social. En un sens, Spinoza est réellement le fondateur de la sociologie, tout simplement parce que ce qu’il y a humainement avant toute autre chose, c’est du social. Le religieux est probablement l’une des premières formes revêtues par le social mais il y en aura d’autres.
            

                    L’imperium désigne cette capacité du social de s’élever au-dessus de chaque individu en exerçant ainsi une autorité. C’est donc le mouvement même du social que d’être  une puissance immanente qui va se donner plusieurs formes d’autorités transcendantes et parmi elles,  figure en très bonne place (puisque il s’agit de la première chronologiquement)  le religieux. L’imperium est donc finalement une puissance dotée de cette capacité de faire advenir des pouvoirs. C’est ainsi qu’elle ne peut manquer de susciter des tentations de pouvoir pour toutes celles et ceux qui veulent satisfaire un appétit de domination. Dés lors, il devient impératif de capter la puissance de la multitude pour s’en servir et « la retourner » sur elle, pour se donner toute légitimité à exercer un pouvoir à partir de la puissance de la multitude et surtout sur elle. 

            

Quiconque se révèle capable de mener à bien un tel détournement acquiert un pouvoir quasiment surhumain. Finalement tout exercice du pouvoir est en un sens une usurpation de la puissance puisque en fait la seule origine de ce pouvoir est la puissance de celles et ceux sur qui elle s’exerce mais en même temps elle profite d’une capacité d’auto-affection qui se trouve bel et bien dans l’imperium lui-même. Il est difficile de rendre compte de cet étrange processus sans évoquer une auto-aliénation. Quelque chose de la puissance de la multitude semble avoir besoin de s’auto-aliéner, donc de s’ignorer  pour s’exercer, pour s’effectuer. Il s’agit de se rendre sensible à cette efficience là sans la critiquer ni vouloir la refréner absurdement parce que c’est probablement impossible. Le social c’est ce dont la puissance ne peut se libérer qu’en s’aliénant. Il faut regarder cette vérité en face si l’on veut avancer sur cette question. Les hommes ont besoin d’être gouvernés mais ils refuseraient l’autorité d’un pouvoir qui viendrait d’eux parce que nous n’acceptons une autorité que si elle se justifie par une forme de supériorité.
             
Ce que Spinoza nous permet de penser ainsi, c’est une théorie politique de l’immanence qui nous fait réaliser que finalement l’exercice du pouvoir est toujours d’emprunt. Les hommes de pouvoir détournent une puissance qui ne vient aucunement d’eux mais de la multitude.  On sait que déjà La Boétie dans son discours sur la servitude volontaire avait « détricoté » cette étrange filiation en rétablissant très exactement cette relation gouvernant / gouvernés dans son rapport originel, premier: « Comment a-t-il  (le gouvernant) tant de mains pour vous frapper s’il ne les prend de vous?  Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous si ce n’est pas vous ?» Finalement dans une manifestation réprimée par l’autorité de la force publique, les mains qui nous frappent, ce sont les nôtres, et ce n’est pas là une remarque symbolique, c’est une simple remise à l’endroit d’un processus que nous avons coutume de prendre toujours à rebrousse poil: ce n’est jamais à partir d’une transcendance effective posée comme valant de droit (divin ou pas) que s’exerce un pouvoir sur les hommes, c’est parce qu’il y a d’abord des hommes dotés en eux-mêmes par eux mêmes d’une puissance (l’imperium) qu’il y a le pouvoir de quelques-uns sur tous les autres.

            
La multitude est donc dotée du pouvoir de s’auto-affecter, c’est-à-dire de susciter des passions dont elle est à la fois celle qui les reçoit et celle qui les provoque. Elle est touchée par des affects dont elle est également celle qui les suscite. Mais évidemment cette puissance va se voir l’enjeu de plusieurs captures (par capture il faut entendre l’action de neutraliser et de  détourner, de travestir, de déguiser, de tromper) par des pouvoirs de type religieux, institutionnel, politique en un certain sens (il y a une distinction entre pouvoir et puissance d’un point de vue politique aussi), économique, etc. Or, une fois capturée, cette puissance d’auto-affection que l’on peut appeler « l’imperium » va changer de forme, elle va passer d’une puissance d’affection immédiate à une puissance médiate (c’est-à-dire médiatisée, intermédiaire), et c’est ainsi que naît finalement le pouvoir. C’est toujours sur le fond d’une puissance que naît l’illusion d’un pouvoir. Un intermédiaire va confisquer à son profit cette puissance d’auto-affection et la retourner vers celles et ceux qui, conséquemment vont s’ignorer comme source même de cette puissance d’auto-affection. C’est ainsi ce que l’on peut appeler l’entrée de la multitude dans l’ordre institutionnel. Qu’est-ce qu’une institution? C’est une capture de la puissance  de la multitude.        

        Ainsi commence une sorte de cycle: l’affect commun théologico-superstitieux  s’offre à la capture qui  donnera naissance à l’institution de l’Eglise et à son pouvoir spécifique: le pouvoir des prêtres. Passant du statut d’immédiateté à celui de médiateté, l’imperium qui était la souveraineté du social devient l’exercice d’une souveraineté qui sera celle de l’institution, souveraineté politique. Ainsi l’imperium est d’abord cette « force morale de la société » comme l’avait définie Durkheim, puis cette puissance va s’offrir à la capture institutionnelle de plusieurs pouvoirs. Tout part donc fondamentalement d’une capacité d’auto-affection que l’on pourrait qualifier de socio-anthropologique, c’est-à-dire qu’elle fait signe de la façon propre à l’homme de faire groupe société).
          

 Le premier pas de la capture inaugure un processus au fil duquel les institutions vont s’enchaîner les unes aux autres en s’appuyant les unes sur les autres. C’est ce que dit Alexandre Matheron: de l’affect théologico religieux découle le pouvoir de l’Eglise, lequel engendre le pouvoir politique (de droit divin). Du pouvoir politique vient le pouvoir monétaire. Parce que je crois à la divinité (affect commun) j’adhère à son église, je reconnais le pouvoir politique du Roi qui l’est « de droit divin » et j’accepte le signe monétaire. Plus les intermédiaires se succèdent, plus la puissance d’auto-affection de la multitude est déguisée, dissimulée, plus la multitude s’ignore elle-même. C’est ce qui explique que si nous analysons les sociétés aujourd’hui, nous avons d’autant plus de difficultés à revenir à l’imperium parce qu’il est recouvert de toutes les couches institutionnelles dont l’effet est de cacher à la multitude qu’elle est la source même de tous les pouvoirs, ce dont ils ne sont que des effets de capture. L’ordre institutionnel est devenu tellement compliqué qu’il est difficile voire impossible de remonter à la source. On ne peut le faire qu’en recourant à la fiction d’une scène primitive (mythologie)

Les questions qui suivent sont facultatives. Envoyez moi les réponses à mon adresse mail perso.

1) Expliquez comment se mettent en place les pouvoirs politique, religieux, monétaire au sein d'un État?  

2) Que veut dire La Boétie lorsqu'il affirme que les mains du pouvoir pour frapper les opposants issus du peuple sont en réalité celles du peuple?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire