mercredi 7 avril 2021

Cours en distanciel du 08/04/2021: Tle 2 de 8h00 à 9h00: Ce qui constitue un corps politique (suite)


 5) Peut-on parler de corps politique?

        Mais Spinoza est précisément le philosophe qui est allé le plus loin dans le déclassement de l’idée même d’Humain en niant son exceptionnalité ontologique, en le ramenant à l’ordre commun de la Nature. C’est donc chez lui que son peut trouver une conception non humaine des corps. «Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu'ils s'appuient les uns sur les autres ou bien, s'ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes qu’ils se communiquent les uns les autres leurs mouvements selon un certain rapport précis [certa quadam ratione], ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu [unum corpus, sive Individuum], qui se distingue de tous les autres par cette union entre corps. »
           

    
Ce qui fait qu’un corps est UN corps, c’est ce « certain rapport » qui s’établit entre plusieurs corps mis en relation soit dans l’espace soit par des vitesses qu’is se communiquent les uns aux autres. Les corps sont composés de corps, c’est-à-dire qu’ils sont divisibles. Tout corps est composé. En d’autres termes tout est affaire de grandeur dans un corps et tous les corps culminent dans le corps suprême qui n’est pas Dieu transcendant mais la nature. Le Dieu spinoziste c’est l’excellence d’être un corps, le plus grand de tous les corps: l’univers. Ce qui fait que ce corps est ce corps, c’est ce que Spinoza appelle la « certa ratio », le certain rapport sous lequel le corps est composé. Pour Spinoza, rien n’est substance excepté dieu, c’est-à-dire la Nature. Nous ne sommes pas des substances, c’’est-à-dire qu’en un sens nous ne sommes pas des êtres mais des façons d’être. Cela se manifeste aussi par le fait que nous ne sommes que des corps, c’est-à-dire des ensembles composés de parties plus petites qui sont « tenues » maintenues par un effet de cohésion qui tient à un certain rapport de combinaison.
        Etre un corps, cela n’implique aucunement les notions de conscience ou de volonté. C’est une définition qui n’est pas propre à tel ou tel genre, à telle ou telle espèce mais structurale. Elle vaut absolument pour tout ce qui dans l’univers est susceptible de faire corps: des organes, des cellules, des pièces, des corps politiques, etc. Un corps n’est pas déterminé par la nature de ses parties mais par le rapport sous lequel ces parties se composent. C’est ce que Spinoza appelle la « certa ratio » (le certain rapport). Nous retrouvons donc ici l’une des réponses possibles et probablement la meilleure à la difficulté de faire corps politique sans que l’idéal nationaliste ne fasse dériver ce corps dans la démence identitaire ou raciste. 
        Ethique 2 lemme 4 démonstration: "Si d’un corps, autrement dit d’un Individu, composé de plusieurs corps, certains corps se séparent, et qu’en même temps d’autres corps de même nature et en nombre égal viennent prendre leur place, l’Individu gardera sa nature d’avant, sans changement de forme. démonstration : En effet […] ce qui constitue la forme d’un Individu consiste (par la Défin. précéd.) en une union entre corps ; or celle-ci [« cette forme », traduit Appuhn] (par Hypothèse), malgré un échange continu de corps, sera maintenue : donc, l’Individu gardera, tant sous le rapport de la substance que sous celui de la manière, sa nature d’avant. »
        En d’autres termes, des parties d’un corps peuvent être échangées sans que le rapport sous lequel elles entrent en composition avec ce corps soit transformé, de telle sorte que ce sera toujours le même cours en fait. Evidemment, il est vraiment tentant de penser ici à nos cellules. Celles-ci ne cessent d’être remplacées, mais le rapport sous lequel les nouvelles cellules se composent ne change pas et c’est bien par ce rapport que ce corps est ce corps et pas un autre. Nous disposons donc des deux principes à partir desquels des corps politiques se constituent:
-  Il y a l’imperium qui fait prendre consistance au groupe 
- La certa ratio qui fait que ce corps est ce corps là et pas un autre. Il y a deux structures élémentaires au politique. Il y a donc d’abord une force affective et ensuite une certa ratio qui fait tenir chaque partie du corps dans l’identité d’un seul et même rapport de composition. La consistance sous une certaine forme et la forme pourvue de consistance: imperium et certa ratio.
        Il faut néanmoins déterminer plus précisément ce certain rapport. Les formes qui font les corps sont figurables, selon Spinoza. La « certa ratio » peut prendre plusieurs figures sans que  le rapport n’en soit transformé. Un corps assis, couché, debout est toujours un corps et le même corps. Il existe une plasticité figurale, une souplesse, une ductilité par le biais de laquelle le corps peut prendre toutes les figures qu’il veut sans cesser d’être lui mais cette plasticité a un seuil qui est celui de la mort ou de la maladie. Un corps démembré n’est plus le même corps. Toutes les transformations sont réglées d’après une contrainte de conservation du rapport, c’est ce que l’on appelle l’homothétie. La figuration du corps humain va plus loin que ça: toutes les manières d’être de l’homme: juger penser, enchaîner ses pensées, toutes ces manières renvoient à des "pliages", à des traçages du corps, à une certaine disposition de ses parties, ce que l’on appelle une certaine configuration du corps: à «  l’ingenium » en latin. Il est très pertinent ici de déplacer ses déterminations du corps humain au corps politique. Il y a une mise en figure du corps, et tout aussi bien du corps physique que politique. « Nul ne sait ce que peut un corps » (Ethique 3, 2), c’est une affirmation qui signifie que l’on ne peut pas présumer de ce qu’une certaine configuration de corps « peut ». Ce que peut en corps, les conditions qui lui permettent de pouvoir davantage, c’est ce que l’on peut appeler « l’empuissantisation » et il faut appliquer ces conditions aux corps politiques. De quoi un corps est-il capable?
6) La liberté du corps politique: l’empuissantisation
         Dans le traité politique 5.4 et 5.5: « Un État où les sujets ne prennent pas les armes par ce seul motif que la crainte les paralyse, tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’a pas la guerre, mais non pas qu’il ait la paix. Car la paix, ce n’est pas l’absence de guerre ; c’est la vertu qui naît de la vigueur de l’âme, et la véritable obéissance (par l’article 19 du chapitre II) est une volonté constante d’exécuter tout ce qui doit être fait d’après la loi commune de l’État. Aussi bien une société où la paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une société, c’est une solitude. 
5. Lors donc que je dis que le meilleur gouvernement est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine, une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’âme, par la raison et la vertu. 

         

                    Si la cité sera une cité inerte où chacun se laisse conduire comme un troupeau ou au contraire une cité pacifique, communautaire et libre c’est une question d’ingenium, de pliage, de configuration interne. Un corps politique qui s’affecte dans l’affect tenace consumériste est donc un corps dont l’ingenium, dont la pliure ne peut pas grand chose. Un corps politique qui laisse proliférer les armes, qui pratique la peine de mort, qui se révèle incapable d’empêcher des tueries dans les écoles est un corps que son ingenium attache à un culte de la mort. Tout corps politique n’a donc que ce qu’il mérite quand il se donne Trump comme chef. C’est ce que son ingenium « peut »  à ce moment là et c’est tout. Les dirigeants sont donc les indicateurs des degrés de puissance dont sont capables des corps politiques à des instants donnés. C’est ça fondamentalement un dirigeant: un indice évident et hors de doute de la puissance que se donne à elle-même un corps politique. 
             


            Aller jusqu’au bout de cette conception du corps politique, c’est prendre en considération et appeler de ses voeux l’empuissantisation de ce corps. Quel est l’idéal de cette empuissantisation selon Spinoza: c’est une vie placée sous la conduite de la raison. Or c’est un idéal inatteignable. Pourquoi? Parce que de fait, la politique est affaire d’affects et pas de raison. Notre condition est celle de la servitude passionnelle et l’on ne peut pas du tout envisager qu’il en soit autrement Ethique 4 - 32: « En tant que les hommes sont sujets aux passions, on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature ». Les hommes peuvent être hostiles les uns aux autres, du fait des passions » mais ils peuvent aussi s’accorder, pour les mêmes raisons. Ici il faut faire un effort pour comprendre Spinoza en opposition avec « l’Homme, loup pour l’Homme » de Hobbes et l’Homme naturellement coopératif des anarchistes. Il n’est ni l’un ni l’autre parce que sa servitude passionnelle peut faire de lui l’un et l’autre. « Homo homini lupus et Deus » l’homme est un loup et un Dieu point l’homme dit Spinoza. De ce fait, la seule vraie question est celle des conditions qui vont permettre à l’homme d’être pour l’homme providence plutôt que bourreau. La servitude passionnelle de l’Homme selon Spinoza a un rapport avec le Deinos de Sophocle. Il y a des affects concentriques qui conduisent les hommes à se lier les uns aux autres mais nous ne pourrons jamais concevoir l’assurance absolue qu’ils permettront aux hommes de ne plus être également sujets à des affects excentriques (des affects de décohésion) 
               
  
Le jeu spontané des affects peut donc provoquer une vie collective authentique à condition toutefois que l’on passe par les institutions, c’est-à-dire par ce jeu de pouvoirs qui capture de fait la puissance de la multitude de s’auto-affecter. Ce qui revient donc à dire que le jeu des affects peut créer un affect commun à condition de n’être plus spontané, ni immédiat mais au contraire médiat et institutionnel. Cependant la crise, c’est-à-dire la décomposition du corps politique est toujours efficiente menaçante. Pourquoi? Parce que les affects excentriques sont toujours à l’oeuvre dans la communauté, dans le corps politique. Les totalités sociales fondés grâce à l’imperium sont des totalisations non totalitaires, c’est-à-dire que l’affect commun n’écrase pas les affects excentriques jusqu’à leur faire perdre toute possibilité de nuisance. Aucune institution ne fait l’unanimité, ni la monnaie, ni la langue, ni l’Etat. Il y a un bruit de fond de dissidence dans toute effectuation d’un corps politique. Toute perpétuation de cette totalité sociale repose sur un jeu d’équilibre entre des affects, des passions. Un corps ne dure que lorsque les forces de sa composition l’emportent sur celles de sa décomposition. Les balances passionnelles des affects excentriques et concentriques déterminés la marge de manœuvre d’un corps sa ligne tendancielle vers la composition ou la décomposition. Il y a toujours la crise possible à l’horizon de toute pacification du corps politique. 

                Dans le traité politique 7 - 25: la volonté du Roi n’a force de droit qu’aussi longtemps qu’il tient le glaive de l’État ; car le droit se mesure sur la seule puissance. Le Roi donc peut, il est vrai, quitter le trône, mais il ne peut le transmettre à un autre qu’avec l’assentiment de la multitude, ou du moins de la partie la plus forte de la multitude. Et pour que ceci soit mieux compris, il faut remarquer que les enfants sont héritiers de leurs parents, non pas en vertu du droit naturel, mais en vertu du droit civil ; car si chaque citoyen est maître de certains biens, c’est par la seule force de l’État. Voilà pourquoi la même puissance et le même droit qui fait que l’acte volontaire par lequel un individu a disposé de ses biens est reconnu valable, ce même droit fait que l’acte du testateur, même après sa mort, demeure valable tant que l’État dure ; et en général chacun, dans l’ordre civil, conserve après sa mort le même droit qu’il possédait de son vivant, par cette raison déjà indiquée que c’est par la puissance de l’État, laquelle est éternelle, et non par sa puissance propre, que chacun est maître de ses biens. Mais pour le Roi, il en est tout autrement. La volonté du Roi, en effet, est le droit civil lui-même, et l’État, c’est le Roi. Quand le Roi meurt, l’État meurt en quelque sorte ; l’état social revient à l’état de nature et par conséquent le souverain pouvoir retourne à la multitude qui, dès lors, peut à bon droit faire des lois nouvelles et abroger les anciennes. Il est donc évident que nul ne succède de droit au Roi que celui que veut la multitude. Nous pourrions encore aboutir aux mêmes conséquences en nous appuyant sur ce principe que le glaive du Roi ou son droit n’est en réalité que la volonté de la multitude ou du moins de la partie la plus forte de la multitude, ou sur cet autre principe que des hommes doués de raison ne renoncent jamais à leur droit au point de perdre le caractère d’hommes et d’être traités comme des troupeaux. Mais il est inutile d’insister plus longtemps. »

Questions (facultatives à envoyer à mon adresse mail perso):

1) Que faut-il entendre par "certa ratio"? Pourquoi s'agit-il d'une composante essentielle de la notion même de corps politique? Expliquez
2) Pourquoi peut-on dire que la population d'un Etat a toujours le dirigeant qu'elle mérite?



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