lundi 5 avril 2021

Cours en distanciel de 10h08 à 12H00: HLP Groupe 1 - 06/04/2021

 


Lors du dernier cours, nous avions parlé de Hegel et de « la ruse de la raison ». Dans cette 2e partie du cours consacrée au Sens de l’histoire, le propos est de nous interroger finalement sur la capacité de l’homme à faire face à l’absurde historique, à l’évidence d’un chaos: « l’Histoire est un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot »  - Macbeth de Shakespeare.  A plusieurs reprises, nous avons évoqué cette incroyable capacité de résilience humaine susceptible de supporter de très nombreuses et de très vives souffrances à condition qu’on puisse leur donner du Sens. Le « credo qui absurdum » de la foi (« j’y crois parce que c’est absurde »: cela désigne l’absence de rationalité de la foi qui n’a pas besoin de preuves et qui finalement libère cette incroyable puissance d’adhérer à des croyances constructives comme l’idée selon laquelle Dieu oriente vers du Bien le Mal que l’homme fait dans l’histoire). Quand on parle de « théologies de l’Histoire », on évoque plutôt des théories comme celle de Bossuet (Theos: Dieu). Or, ce qui est très intéressant c’est que cette dynamique qui consiste à croire malgré tout et finalement à purifier cette croyance (c’est de la croyance totale qui a coupé tous les ponts avec des raisons ou des arguments: c’est parce que c’est absurde, parce que la raison ici ne « suit plus » , ne peut plus du tout fournir des arguments que la foi (proche de la folie en un sens) prend le relais. Je ne crois pas parce c’est plausible, crédible, je crois parce que justement, ce n’est plus du tout plausible, je crois parce qu’il faut croire, faire tenir ici un lien en dehors de toute faculté raisonnable. Non somme devant une sorte de « folie constructrice ») se prolonge dans certaines philosophies de l’Histoire pourtant conçues et formulées par des « Philosophes » rationnels: Hegel, Kant et Marx. Avec des thèses totalement distinctes, ces trois philosophes sans nécessairement s’en rendre compte épuisent cette veine là, ce mouvement là, comme nous allons le voir, c’est-à-dire qu’ils ne se présentent pas du tout (mais vraiment pas du tout) comme des théologies de l’Histoire mais qu’en même ils récupèrent d’un certain biais  la puissance persuasive de ces théories là.
           

C’est ce que nous avions commencé de voir avec Hegel, lequel ne nous parle que de la Raison, d’une sorte de matrice rationnelle du réel à la lumière de laquelle rien de ce qui advient dans le monde ne peut s’effectuer hors de la rationalité même. Tout ce qui se produit du simple fait que « cela arrive » est rationnel, parce que la raison qui en elle-même est éternelle, a-temporelle a besoin de se reconnaître dans une autre dimension que la sienne propre. C’est ce qu’elle effectue dans la temps. La raison éternelle se reconnaît en s’aliénant dans le temps et c’est ce qui donne son sens à l’Histoire. Napoléon, ne servant que les intérêts personnels de son ambition personnelle accomplit les finalités de la raison, à son insu. La raison c’est  finalement ce qui agit dans « l’inconscient » des grands hommes. Evidemment Hegel n’utiliserait pas du tout ce terme « d’inconscient ». Il se sert de la notion de « Ruse ». Sans le savoir, les hommes font une autre histoire que celle qu’ils croient faire. Napoléon peut penser qu’il sert les intérêts de la France, c’est en réalité la Raison qui s’accomplit dans la diffusion des grandes idées révolutionnaires françaises dans toute l’Europe, vie le génie militaire de Napoléon.
        Nous allons faire passer Marx au crible de cette même suspicion (celle d’une thèse philosophique qui finalement récupère un élan d’adhésion réservé à la foi, à l’espérance), mais c’est encore plus «  énorme », tendancieux, parce que Marx est un philosophe qui fait de son athéisme et de son analyse critique de la religion, du clergé un principe fondamental, une base de travail actée. Que des philosophies aussi matérialistes que celle de Marx récupèrent à leur insu quelque chose de « cette folie constructrice », de cette démence cohérente, de ce non-sens de trouver malgré du tout du sens à ce qui ne semble pas en avoir est vraiment révélateur. Cela participe probablement de la dialectique du « Deinos » (dialectique: mouvement contradictoire): l’homme est merveilleux parce qu’il fait sens à partir de l’horreur qu’il accomplit aussi, de son seul mouvement. Il produit du non-sens pour se donner ensuite  le beau rôle de l’orienter dans un sens.  Il est merveilleux parce qu’ainsi il se donne toujours des raisons d’espérer, mais il le fait à partir de sa capacité à réaliser l’enfer sur terre. Marx est un philosophe très, très matérialiste. Il faut vraiment le répéter, c’est-à-dire qu’il s’inscrirait totalement en faux par rapport à cette thèse là, montrant à très juste raison la rigueur économique de ses analyses, mais il resterait à expliquer pourquoi le marxisme est l’une des rares théorie sur l’histoire à avoir changé l’Histoire. Cela aurait-il pu s’effectuer si Marx n’avait proposé que des thèses rationnelles? Qu’une telle pensée ait pu provoquer ces mouvements révolutionnaires  en Russie, en Chine, etc, manifeste bien l’efficience en elle d’une « fibre », d’un aptitude à susciter l’espérance qui dépasse largement du cadre de qu’un strict matérialisme aurait pu engendrer. Cela ne veut pas dire que les thèses de Marx ne sont pas matérialistes. Elles le sont évidemment et complètement, cela signifie que l’on ne peut pas émettre des thèses matérialistes sans que les sensibilités qui les lisent et dans une certaine mesure les comprennent n’émettent à leur égard un espoir, voire de "la folie", un « credo qui absurdum »: en l’occurrence celui d’une société sans classe (idéal qui d’ailleurs reste totalement d’actualité étant entendu que notre société n’a jamais été autant animée d’un mouvement inverse: celui d’une inégalité sociale patente). Jamais l’idéal d’une société sans classe n’a été finalement davantage d’actualité puisque le monde social dans, lequel nous vivons est celui d’une iniquité crainte.
  


d) Travail et Histoire - Karl Marx
            Il existe un rapport entre les thèses de Friedrich Hegel et celles de Karl Marx principalement parce que le premier a perçu dans la dialectique du maitre et de l’esclave et notamment dans « son retournement » le principe même à partir duquel on pouvait saisir la prise en main de  toutes les instances de la production (par « instances de la production », il faut entendre tout ce qui participe à la production de biens par l’homme pour l’homme: aussi bien les usines que les ouvriers, que l’organisation du travail, la logistique, les propriétaires qui possèdent les usines et les machines, etc.)  par la condition ouvrière. Toutefois, l’idéalisme de Hegel et l’idée même selon laquelle la Raison ou l’Esprit existerait en soi comme une instance supérieure transcendante qui s’accomplirait en se réalisant dans l’histoire est profondément étrangère à Karl Marx et au matérialisme historique qui caractérise sa philosophie:
        « La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce des hommes: elle est le langage de la vie réelle.»
        Le mouvement d’analyse philosophique, économique et sociologique des hommes n’est pas du tout à concevoir comme celui d’un regard panoramique qui « du haut » embrasserait la totalité des composantes qui animent « le bas », c’est -à-dire la façon dont les hommes vivent. C’est au contraire à partir des conditions matérielles de vie des hommes que l’on peut réfléchir efficacement à leur orientation, à leur avenir. Il n’existe pas la moindre tentative de divinisation de la raison, de l’intellect au sein d’une telle philosophie. C’est même exactement la dynamique contraire à celle-ci qui anime les thèses de Karl Marx de part en part. Dans le prolongement de philosophies immanentes comme celle de Spinoza, Marx ne croit pas du tout à l’existence d’une autorité supérieure, transcendante (Évidemment et contrairement à Spinoza, Marx ne croit pas en l’existence d’un Dieu. Il ‘éprouve pas cette nécessité d’appeler la réalité ou la « nature » « Dieu », comme le fait Spinoza)
        Il existe cependant un sens de l’histoire des hommes mais celui-ci ne vient aucunement d’une autorité supérieure qui transcenderait la réalité. C’est au contraire l’efficience immanente d’une dynamique traversant  la société qui constitue ce sens. De quoi s’agit-il?
        Tout vient d’abord de ceci: les hommes produisent plus qu’il n’est nécessaire à la satisfaction de leurs besoins vitaux. C’est ce que Karl Marx appelle le « surtravail ». Même si la plupart des analyses de Marx sur le monde animal sont extrêmement datées et dépassées aujourd’hui, il faut prendre en considération ce fait premier là: la plupart des animaux créent la production nécessaire à la survie de leur groupe mais pas l’homme. On peut donc exiger de lui qu’il produise plus que le strict nécessaire. Il existe donc en toute société humaine une part de « surproduction ».
           

                    Sur cette part de surproduction vient s’articuler la notion de « plus-value » qui pour Marx désigne le différence entre la quantité de valeur ajoutée par le travailleur à la marchandise initiale et la valeur de la force de travail nécessaire à la produire.  Il y a selon Marx quelque chose d’absolument non quantifiable dans le travail fourni par l’ouvrier, tout simplement parce que l’ouvrier est un être vivant, pensant, et qu’ il est impossible de ramener à quelque niveau que ce soit cette dépense d’énergie implicitement comprise dans tout effort de travail à la valeur d’une marchandise. Tôt ou tard dans le capitalisme, tout travailleur se voit réduit à une machine rentable. De fait l’ouvrier est une machine très rentable puisque il n’a besoin que de très peu pour survivre et qu’il peut fournir beaucoup. Mais la valeur de cet effort ne peut aucunement être convertie en valeur ajoutée au produit parce qu’alors elle devient quantifiable. Ce qui pose problème, c’est qu’un ouvrier puise se vendre en tant que force de travail et se soumettre dés lors à une multiplicité de conversions douteuses, inacceptables humainement comme le temps de travail, la valeur du produit, le « ratio » entre le temps passé et l’utilité du produit dans une société donnée, etc.
                    Mais l’analyse de Marx va bien au-delà de cette articulation entre sur-travail et plus value. Elle situe déjà la division et la lutte des classes sociales dans cette articulation, à savoir qu’une fois opérée ce ratio (ce rapport de proportion) entre la plus value d’un produit et la nature de l’effort fourni par l’ouvrier, les propriétaires des moyens de production (c’est-à-dire les patrons) seront en position d’exiger à l’ouvrier une certaine quantité de travail en plus de celle qui serait strictement nécessaire à satisfaire ses besoins. Il y a exploitation dés lors que l’ouvrier travaille pour créer un produit dont le prix de vente sera pour une bonne part indexé par le propriétaire pour d’autres usages dont lui seul décide. Le travail salarié devient dés lors le cadre même d’un échange fondamentalement inéquitable. Ce n’est même pas qu’il existe alors des injustices dans les inégalités de salaires entre les cadres de direction et les ouvriers, c’est que la notion même de salaire est marquée, en elle-même par une injustice profonde structurelle: être salarié, c’est structurellement être exploité, spolié. On ne peut pas être payé proportionnellement à ses efforts parce que l’on fait plus d’efforts que ce qui nous sera compté en tant que salarié.  L’ouvrier fileur d’une usine de tissage sera payé 3 shillings par jour quand il aura créé l’équivalent d’un prix de revient de 6 shillings. Avec les trois shillings restants, le propriétaire de l’usine investira dans de nouvelles machines, embauchera éventuellement d’autres ouvriers et se créditera lui-même d’un salaire supérieur pour un travail qu’il n’a pas physiquement fourni. C’est cela: l’exploitation.
               

                    Toutefois, cette exploitation est vouée à disparaître, pas du tout parce qu’elle est toxique (bien qu’elle le soit évidemment pour Marx) mais surtout parce qu’elle va à l’encontre du développement des forces productives, lesquelles sont promises à une évolution constante. Cette exploitation se fonde sur une économie de type capitaliste dominée par la classe bourgeoise. Or:
- Bien que ce type d’économie ait accru considérablement la production, elle ne s’inscrit pas dans le sens de l’histoire qui est celui de l’évolution interrompue des forces productives ce qui constitue non seulement une aliénation mais aussi une limitation.
- La technologie détournée et parasitée par le mode d’économie capitaliste épuise le travailleur et la nature
- Même si le gain de productivité du capitalisme profite à la société, ce profit se fait dans le cadre de la propriété privée. Cette puissance incroyable des forces productives est annexée à des intérêts et des modes d’exploitation privés. Tout le monde travaille mais quelques-uns seulement possèdent et cette inégalité n’est pas productive. Il n’est pas question de faire en sorte que tout le monde possède mais en un sens que personne ne soit plus propriétaire en son seul nom.
                    Cette notion de forces productives (qui définit le mouvement infini par lequel le travail évolue et pour Marx, il évolue forcément dans le bon sens) est fondamentale pour comprendre la philosophie de Marx et le sens de l’Histoire. Elle désigne la force physique de travail dont l’homme est capable et aussi des moyens de production qu’il se donne à lui-même. L’homme s’invente grâce à la dynamique de cette force et il est absolument impossible que le capitalisme puisse tenir si longtemps en confisquant les apports et les bénéfices humains de cette force au seul profit des propriétaires et des actionnaires. Ce n’est pas tant une affaire de morale, qu’une question de puissance matérielle. Ce n’est matériellement pas possible. Les iniquités du capitalisme sont plus qu’injustes: elles sont anti-productives, mais dans un sens du mot production qui n’est plus du tout celui du produit mais du « sens ». Le problème du capitalisme c’est que le travail n’y fait plus « sens », et cela dans toutes les acceptions de ce terme (intelligibilité et mouvement).
                    De ce point de vue, Marx suit parfaitement les analyses de Hegel: l’être humain s’effectue et s’accomplit dans ce rapport spécifique à la matière naturelle de la nature qui consiste dans sa transformation, dans son utilisation. L’homme se reconnaît dans cette empreinte et dans le sillage qu’elle trace au fur et à mesure qu’évoluent les forces productives (tant du point de vue technologique, qu’industriel, économique, culturel, politique, sociologique, etc.). C’est dans les variations de formes que prennent les différentes modalités de transformation de la nature par l’homme que s’effectue l’homme et le sens même de l’humanité. De ce point de vue, le capitalisme marque « un coup d’arrêt » de cette évolution, non seulement parce que l’individu loin de s’y affirmer s’y retrouve aliéné, réduit au statut d’instrument, de force de travail exclusivement voué à produire, mais aussi sur un plan plus « élargi » parce que l’humanité stagne dans son évolution propre. C’est le sens de l’histoire qui appelle à l’abolition des classes (entre les propriétaires des moyens de production et les producteurs) à la mise en commun (communisme) des moyens de production. C’est sur un plan exclusivement et structurellement immanent que finit par s’exercer une forme de « transcendance »: de la façon concrète et matérielle dont les hommes travaillent découle un Sens qui dynamise l’histoire, qui la « pousse ». Jusque là, au contraire, que ce soit aussi bien pour Bossuet que pour Hegel,  c’est au contraire à partir de la transcendance de Dieu ou de la raison que s’effectue la possibilité d’une effectuation immanente d’un sens (même si chez Hegel il y a un mouvement dialectique de transcendance et d’immanence).
            
Cette inversion est importante dans la mesure où elle explique en grande partie la puissance de séduction du Marxisme Historique. Le « credo quia absurdum » revêt une forme particulière et féconde: le sens de l’histoire s’effectue nécessairement dans le capitalisme , même s’il y est freiné, nié, ignoré. Le renversement de la dialectique du maître et de l’esclave se réalise vraiment.  C’est comme si l’essence même de la croyance et du rapport que nous avons avec la réalité (nous pouvons souffrir à condition que cela ait un but, aille quelque part) était récupérée dans le marxisme mais non plus à titre de foi ou d’espérance dans des voies du Seigneur réputées impénétrables, mais dans l’analyse économique rationnelle des rapports de production. De la prière au militantisme communiste, il n’y a finalement qu’une différence de plan (immanent ou transcendant) mais pas vraiment de forme: il s’agit pareillement d’animer les évènements humains d’un sens, transcendant pour les théologies de l’histoire, immanent pour le  Marxisme.

Questions facultatives sur ce cours (envoyez les réponses à mon adresse mail perso):
1) Pourquoi peut-on dire que les thèses de Karl Marx sont à la fois contraires et équivalentes aux théologies de l’histoire?
2) Qu’est-ce qui donne son sens à l’histoire selon Marx? Pourquoi le capitalisme constitue-t-il un frein à ce mouvement? Pourquoi, selon Marx, ce frein finira-t-il par être emporté par le mouvement de l’Histoire?


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