jeudi 8 avril 2021

Cours en distancie du 09/04/2021: HLP Groupe 1 de 13H23 à 15h20 Histoire Humanité Violence

     


e) Mouvement rétrograde du vrai et Identité narrative

Ce mouvement grâce auquel les évènements sont investis ou impliqués dans un Sens qui les dépasse est très proche de ce que Henri Bergson appelle « le mouvement rétrograde du vrai ». Par cette expression, il désigne cette illusion qui nous conduit à considérer comme « nécessaire » ou comme s’imposant à partir d’une perspective d’un autre ordre (transcendant) des faits qui en réalité n’étaient prévisibles nulle part. Lorsqu’on considère un évènement passé à partir du présent, il est tout à fait logique de penser qu’il ne pouvait pas ne pas arriver mais finalement cette impression ne se justifie d’aucune autre plan que celui de la réalité puisqu’effectivement il s’est réalisé. Du fait qu’un évènement s’est produit, on déduit qu’il ne pouvait pas ne pas se produire en invoquant un ordre Autre que celui là même au niveau duquel il se produit. C’est exactement comme si nous pensions qu’un évènement est trop réel pour n’être « que réel. » Cette héccéïté, cette émergence pure ne peut pas consister seulement dans le fait d’ « être là ». Il faut que quelque chose d’un autre ordre s’effectue ici.

Dans « Les deux sources de la morale et de la religion », Bergson évoque la notion de causalité mystique pour expliquer le fait que nous ne pouvons pas adhérer à l’idée qu’un homme puisse mourir à la suite de l’enchaînement de causes purement matérielles (une tuile glissant d’un toit par exemple). C’est quelque chose de cet ordre qui s’effectue également dans l’adhésion au sens de l’histoire. Qu’un évènement « soit », se produise ne peut pas seulement s’effectuer matériellement puisque cela touche des hommes et qu’il faut bien que cela ait un sens humain dans la mesure où  cela a des conséquences humaines. 

    


                Mais le mouvement rétrospectif du vrai franchit encore un cap dans la surenchère mystique ou rationnelle des évènements. De cela seul qu’un évènement ait eu lieu, il faut qu’il relève d’un schéma, d’une intentionnalité, d’un dessein. Les faits ne peuvent pas simplement « advenir »: il faut qu’ils soient « voulus » ou du moins qu’ils soient la manifestation d’une rationalité, fût-elle supérieure. C’est comme si la raison de l’homme ne pouvait pas se satisfaire d’une modalité d’effectuation « brute » de la réalité. Ce qui se réalise, du fait même qu’il se réalise, se « justifie », trouve « quelque part » sa raison d’être. Evidemment ce « quelque part » pose problème, non seulement parce qu’il pointe une indéterminable zone (quelque part c’est nulle part et partout) mais aussi parce qu’il laisse la porte ouverte à l’idée selon laquelle tout est justifiable au gré d’une perspective qui nous échappe. Des évènements qui semblent défier toute rationalité ou encore dont la brutalité et la démence excèdent de toute part la capacité de notre raison de leur assigner un sens, une justification, s’ordonnent peut-être au gré d’un dessein supérieur. Aussi différentes que soient les philosophies de Bossuet, de Hegel, de Kant, c’est bien à ce type d’explication qu’elles s’efforcent de donner leur aval. Dieu, la raison ou la nature se voient invoqués comme des instances transcendantes à même de rendre raison du réel de l’Histoire.

Qu’est-ce qui peut nous poser problème dans cette démarche? Deux arguments principaux:

  • Ces thèses consistent à donner du sens rétrospectivement à des atrocités. On comprend bien que quelque chose de nécessaire, voire de vital pour tout esprit humain se joue ici et cela a peut-être à voir avec une forme de santé mentale: si le réel n’est vraiment que le réel, alors nous sommes perdus, damnés et l’enfer c’est la terre. Nous ne pouvons pas souffrir pour rien et il FAUT que les guerres, les camps, les génocides effectuent étrangement autre chose qu’eux-mêmes. L’acte de penser se définirait ainsi structurellement par une sorte de « stratégie d’évitement de ce qui est », de ce « qui ne fait qu’être » comme si l’être humain, irrésistiblement et continument, remettait toujours à plus tard le moment d’accepter que ce qui est « soit », comme s’il se définissait de ce ratage, de cette non-coïncidence avec la réel pur, brut. Non seulement l’homme serait l’être dont l’évolution se caractériserait par de la violence pure (et on appelle ça l’Histoire) mais il se définirait également par une sorte de stratégie voire d’« art de l’esquive » dont tout le propos consisterait à créer de la pensée, de la philosophie, de la théorie « là », c’est-à-dire dans cette esquive même. Considérons que midi soit l’instant de la violence pure: non seulement l’homme est la seule cause efficiente de ce 12h mais il est aussi celui qui va chercher ce Midi là à 14h en créant ces interprétations.
  • Elles ne sont absolument pas testables, donc non scientifiques. Pour Bossuet, les voies du seigneur sont impénétrables. Pour Hegel, la Raison ruse des actions des hommes, lesquels ne sont pas dotés des moyens de la comprendre. Pour Kant, la nature dépasse le niveau d’intelligibilité et de compréhension par les acteurs humains de leur Histoire. Mais l’auteur le plus intéressant ici à situer est Karl Marx car il a toujours revendiqué le caractère scientifique de ces analyses, lesquelles aspirent à un statut économique pur. De fait, il n’est pas de période ou d’évènement historique qui puisse contredire un marxiste puisque de toute façon le travail et les forces productives sont animés d’un mouvement immanent, infrastructurel. Sans jeu de mots ou pourrait dire que les modalités du travail humain et tout ce qui s’y joue, à savoir l’humain lui-même, sont travaillés par un sens de l’histoire qui va vers l’abolition des classes.  Il ne peut pas ne pas se produire de développement des forces productives et comme ce développement est stoppé par le capitalisme, un peu comme la force de la mer est contenue provisoirement par des digues artificielles, la mer tôt ou tard reprendra la dessus et fera sauter les digues. Il n’est rien qui ne puisse s’expliquer à partir du marxisme mais c’est bien ce qui pour Karl Popper explique qu’il n’est pas scientifique car le propre de la science est d’être falsifiable, c’est-à-dire de mettre en action des protocoles de vérification à même de contredire la théorie testée. Au contraire, le marxisme suit une dynamique globalisante qui explique toujours la position de ses détracteurs par son propre schéma: c’est toujours à partir de sa classe sociale que l’on critique la thèse défendant l’abolition des classes.

   


Sous cet angle, il apparaît assez clairement que l’esprit de la tragédie grecque se fait moins d’illusion que la philosophie de Kant, de Hegel ou de Marx, car il ne s‘agit pas finalement de donner à l’homme des raisons d’espérer, mais au contraire de lui renvoyer le reflet pur de sa condition absurde. Les philosophies de l’Histoire dessinent un auto-portrait de l’homme incroyablement plus flatteur et gratifiant que ne le font les histoires de la tragédie grecque. 

Pourquoi faire tant d’histoires de l’homme? Pourquoi faut-il que l’homme travaille autant à rendre le fil d’une Histoire violente et chaotique racontable malgré tout. Pourquoi faut-il à la fois qu’il joue les héros et raconte des histoires de héros (mythologies) et aille encore plus loin en poussant au paroxysme de la violence inracontable une Histoire dont il se fera comme une marque (héroïque) de fabrique de la raconter quand même, de décrire l’indescriptible «  Horreur » de nommer l’innommable, de dire l’indicible? 

Peut-être tout simplement parce qu’il n’y a rien d’autre à raconter que cela, ce qui effectivement s’y dérobe. Donner du sens au non-sens et pour ce faire, créer du non sens afin que de la machine à faire sens ait du grain à moudre, de la mise en intrigue à constituer, de la cohérence à intriquer entre des blocs évènementiels totalement lisses, monolithiques, bref: quelque chose à faire. Se pourrait-il, après tout, que le mal, au sens « historique » du terme, c’est-à-dire les catastrophes dont l’homme est à la fois l’initiateur et la victime (autodestruction) n’ait pas d’autre origine que celle-ci: donner de la matière informe à de la « mise en forme », de la réalité « brute » à  offrir à la maîtrise du sculpteur ? Evidemment on ne pourrait pas s’empêcher de juger un peu vaine cette perspective principalement au regard des souffrances très concrètes qu’elle engendre, mais en même temps, s’y insinuerait quelque chose comme un style d’être, propre à l’être Humain, quelque chose comme un décalage à la lumière duquel nous serions fondamentalement des dramaturges voire des mythomanes compulsifs vivant puis racontant ou dénaturant ce qu’ils vivent en en faisant le récit. Le propre de l’être humain serait alors de «  se la raconter », c’est-à-dire d’être incapable d’exister autrement qu’en menant de façon conjointe sa vie et la construction rhétorique de sa vie. Plus encore qu’un animal légendaire, l’Humain serait alors l’animateur de légende, le pourvoyeur de sens de l’inracontable et de l’innommable. 

   


Finalement cette hypothèse consiste à appliquer le concept d’identité narrative tel que Paul Ricoeur en a conçue l’idée à l’espèce Humaine dans son intégralité. La narration  est probablement l’une des meilleures réponses que l’on puisse apporter à l’identité en question d’un individu, c’est-à-dire à la lucidité d’une personne réalisant que rien ne peut réellement être acté dans cette matière, en réponse à la question: « qui suis-je? » Je ne saurai jamais qui je suis, mais le retrait grâce auquel j’intercale la distance d’une mise en récit possible entre la matière brute de mon existence et moi « même » crée la possibilité d’un « individu » comme une ligne de fuite reliant entre elles toutes les perspectives tronquées d’une toile cubiste. Le propre de l’Homme pourrait alors se définir comme le risque encouru d’une folie dont la menace est toujours efficiente, toujours et tragiquement « d’actualité ». Le fantôme du Colonel Kurtz d’ « Apocalypse Now » ne cesserait dés lors de nous hanter comme un abîme dans le fond duquel nous ne ferions que tenter désespérément d’éviter de sombrer. Faire et écrire l’histoire ne serait ni plus ni moins que remettre à plus tard le moment de tomber dans la démence à l’état pur. Loin d’être Dieu, la nature, la raison ou même les forces productives, le moteur de l’histoire humaine ne serait ni plus ni moins que la procrastination du chaos (dans les termes de la physique et de la thermodynamique, on pourrait ici parler d’une forme de résilience néguentropique contre l’inéluctabilité entropique).

Grâce au Deinos de Sophocle, nous avons parfaitement compris les effets de cette triade fondamentale et cyclique sans laquelle il n’est rien de l’animal humain qui puisse être entendu, à savoir l’auto-création, l’auto-limitation et l’auto-destruction. Ce que la perspective d’une identité narrative Humaine ajoute au Deinos, c’est celle du Mythos qui précisément s’articule entre l’auto-destruction et l’auto-création. 

Nous sommes ainsi en mesure de construire un schéma à partir de cette hypothèse très riche selon laquelle l’Humanité est structurellement donatrice de sens, de Telos en grec, c’est-à-dire de finalité, de causalité finale par l’histoire aussi bien au sens de mythos que logos (étude historique). L’homme est Deinos (au sens de merveilleux) , donc auto-créateur mais cette capacité autodidacte rend nécessaire l’auto-limitation, c’est-à dire le Nomos. Ce Nomos crée la tentation de la démesure: l’Hybris, laquelle engendre l’autodestruction. De cette auto-destruction qui éradique le sens naît par Mythos et Logos l’impératif d’en générer par le mythe et la rationalité, celui crée le telos, c’est-à-dire la finalité, et se réenclenche dés lors le processus d‘auto-création, notamment grâce au mythe fondateur. C’est sur ce point que tout s’articule: rien humainement ne peut prendre corps qu’en faisant sens, et ce sens, c’est ce que le concept d’identité narrative tel que Paul Ricoeur l’applique à l’échelle de l’individu active à l’échelle de l’humanité et des civilisations par les mythes fondateurs.

   


Si nous approfondissons cette application de l’identité narrative à l’homme comme une sorte de « destin légendaire », de vocation humaine créer du lisible à partir d’un matériau brut illisible, nous réalisons que Paul Ricoeur utilise non pas une mais deux opérations de narration: celle de la mise en intrigue et celle de l’identification du personnage:

  • La mise en intrigue rassemble dans la trame unique d’un récit linéaire plusieurs évènements qui, finalement ne sont authentiquement reliés par rien. C’est exactement ce qui se passe lorsque un amateur de romans policiers lit une histoire avec l’esprit aguerri d’un spécialiste qui sait très bien que chaque détail compte et participera au dessin global d’un puzzle au sein duquel chaque pièce prendra sa place. Un roman réussi, c’est précisément un récit dont on comprend à la fin le fil directeur et synthétique qui nous manquait au début alors même qu’en un sens tous les éléments étaient là. L’effet de compréhension se déploie en même temps que celui de finalisation. Nous devons pouvoir quitter le roman avec la satisfaction d’avoir donné sens à cette multitude de petits détails qui nous semblait précisément chaotique au début. Il s’agit bien de conjurer l’horreur du multiple, du dispersé, de l’irréconciliable, du diabolique, au sens étymologique du terme: la diabole (ce qui est jeté en vrac, de façon dispersée)
  • L’identification du personnage au personnage. L’identité narrative est un récit de soi à l’intérieur duquel celui qui vit est celui qui raconte et qui dont « se » vit tout autant qu’il « se » raconte. Il se raconte sa vie comme une histoire, de telle sorte qu’il ne peut la vivre autrement que comme une histoire, sauf qu’il lui faut dés lors être à la fois le personnage, l’auditeur et le conteur. Mais alors il devient exactement comme un personnage en quête d’auteur, un analysé en quête d’analyste. C’est exactement ce qui fait de l’identité narrative un mouvement plus qu’un accomplissement: on n’en finit jamais de faire le récit d’une existence dont on est à la fois le personnage et l’auteur, dont on explore la limite inclusive et exclusive en même temps, en se situant de part et d’autre de la frontière séparant l’action de la narration, le réel de la composition fictive.

    

C’est cette tragique absence de « vis-à-vis » qui pose problème, dés lors que nous la situons dans la perspective non plus d’un individu mais de l’Humanité. L’homme est un conteur né condamné à se raconter à lui-même l’histoire d’une vie qui, en réalité n’intéresse personne. De la mythologie à la mythomanie, il n’y a qu’un pas que l’Homme franchit dangereusement dans le murmure incessant d’une auto-narration suspecte. Nous avons déjà croisé ces personnes qui sont incapables d’accomplir une action quelconque sans se parler, sans s’accompagner par la voix, sans s’auto-commenter, comme si la menace d’une action « pour rien », voire d’une « existence pour rien » était trop forte, trop évidente pour ne pas justifier cet accompagnement. C’est cela « l’Horreur »: le soupçon de l’immanence pure, brute, la réalisation que tout ça n’est que ça, et que l’effort de mise en intrigue, d’identification du personnage par le personnage est voué à cette déréliction d’être effectué pour personne. Toute tentative visant à donnant du sens s’offre à la perte de sens parce qu’il n’existe nulle part d’oreille attentive à notre histoire. L’univers n’est pas un abîme au fond duquel quelque chose ou quelqu’un nous regarde, nous observe avec bienveillance. Il est un « sans fond », un milieu vide de toute attention, une résonance pure et brute dans laquelle ne se développe pas le moindre embryon de réponse possible. 

C’est seulement à partir de cette réalisation que la rupture du cycle infernal du Deinos peut pointer à l’horizon de nos actions, de notre attitude. Puisque finalement, via l’identité narrative, le propre de l’Homme a consisté à faire tout un drame d’exister, il ne lui reste, via la quasi-causalité, qu’une seule issue: faire de tout existence une oeuvre, non pas pour qu’elle soit admirée ou appréciée mais au contraire parce qu’elle est bien, ipso facto, en train d’être faite. Ce qu’il nous reste à comprendre, c’est que « le sens de ce qui est » n’est nulle part ailleurs que dans ce qui est en train d’être, n’attendant de nous, de fait, que l’esprit de célébration propre à toute attention pure au miracle de la naissance. L’auto-réalisation ne se situe pas dans le récit, dans la dramatisation de nos vies mais dans leur effectuation. Contrairement à la formulation de Tyler Durden dans « Fight Club » nous ne sommes pas « les enfants non désirés de Dieu », nous ne sommes pas même encore des enfants. Nous participons d’une naissance énigmatique parce que rien ne s’y crée si par ce terme j’entends « un » monde, ou « une » réalité. Ce qui s’y crée n’est rien d’autre qu’un acte pur de création, sans visée ni « Télos », ni horizon. Pour que notre Histoire cesse d’être un drame, il convient que nous cessions de faire toute une histoire de l’existence humaine, que nous l’abordions enfin telle qu’elle est, c’est-à-dire précisément et exclusivement « là », en tant qu’elle est « là ». Cette attention portée à ce « là », à cet « être-là », c’est bien ce qu’accomplit le silence de l’Art. A nous qui pensions déjouer le piège du chaos par l’identité auto-narrative de l’Histoire et de la Mythologie, il convient d’aller encore plus loin en ne faisant plus que partie intégrante, par la célébration, de la révélation donnée d’une héccéïté pure, brute et miraculeuse. 

    

Questions (facultatives):
1) Peut-on croire, selon vous)  à l'idée selon laquelle l'Histoire aurait un sens? Pourquoi?
2) Peut-on sortir du cycle infernal du Deinos?

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